𝐕𝐈. 𝐋𝐚 𝐛𝐢𝐛𝐥𝐢𝐨𝐭𝐡𝐞̀𝐪𝐮𝐞
Lorsque je rentre dans la bibliothèque, une odeur de livre m'emplit le nez.
La salle de documentation n'est pas vraiment remplie, quelques élèves furètent entre les étagères de bois, cherchant des bouquins ou des journaux, d'autre lisent assis dans des fauteuils ou travaillent sur la grande et longue table de bois rectangulaire, d'une trentaine de places.
J'aperçois installé à cette table, avec un autre garçon, un terminal qui ne m'est pas inconnu, et qui discute bruyamment.
Liam.
La vue du garçon m'agace, et je me dépêche de me rendre dans les rayons d'étagères pour trouver des livres sur les échanges de corps.
Je m'arrête dans mon élan en me rendant compte que je n'ai aucune idée d'à quel endroit je pourrais en trouver.
— Oh ! Mais c'est mademoiselle la nouvelle !, s'exclame une voix masculine dans mon dos.
Je me retourne, et remarque Liam, qui se tient derrière moi, les bras croisés.
Il a perdu son air ennuyé et indifférent qu'il avait hier soir, et j'en déduis que c'est la présence de son ami à la table à côté de nous qui lui fait cet effet.
À moins qu'il n'était juste pas en forme la dernière fois que je lui ai parlé.
— Quel est ton problème ?, questionné-je avec crispation.
Il semble embêté de mon agressivité, décroise ses bras, et affirme.
— Excuse-moi si je t'ai énervée hier, mais je pense que puisque tu es l'amie de Kaya, ce serait mieux que l'on s'entende bien.
Je ne suis pas l'amie de Kaya.
Voyant que je ne réponds pas, il précise.
— Kaya est ma petite sœur...
— Je sais bien que Kaya est ta sœur !, m'emporté-je.
Liam lève un sourcil.
— Alors tu devrais comprendre que j'aime bien avoir de bonnes relations avec les potes de ma sœur et que...
Je ne suis pas sa pote !
— Mais bien sûr, pour pouvoir les manipuler et sortir avec elles, avant de les jeter !, m'exclamé-je.
Le terminal semble excédé.
— Je ne fait pas ça !, affirme-t-il. Arrête de t'énerver pour rien !
— Je m'en fiche de ce que tu fais ou pas, répondis-je en faisant volte-face.
Me prendre la tête avant de me lancer dans mes recherches est une très mauvaise idée.
— Tu t'es fait recaler, p'tit Liam !, ricane l'ami du terminal.
Je me retourne pour expliquer ce que je pense à la personne qui a pris la parole, et je remarque avec étonnement qu'il s'agit d'Arthur.
Arthur Usald.
La petite brute irresponsable et agaçante du lycée.
Un jeune homme qui porte un jogging gris et un casque audio noir, une sucette dans la bouche et un paquet de bonbons dans la main.
Je ne savais pas qu'il était ami avec Liam.
Peu importe.
Je me détourne des deux garçons qui discutent à présent avec humour, m'ayant totalement oubliée, et je me dirige vers le bureau de la bibliothécaire du lycée.
Elle a la réputation d'être désagréable avec tout le monde, mais je ne lui ai jamais parlé pour de vrai, alors je n'en sais rien.
Je découvre alors que la documentaliste n'est pas là, à son poste comme elle aurait dû l'être. Je souffle de frustration, avant d'aller attraper brusquement un journal au hasard dans une pile qui date d'il y a quelques années. Je retourne m'asseoir à la table pour lire un peu en attendant que la femme n'arrive.
Je feuillette distraitement le journal, d'une façon irritée, et écoute Liam et Arthur discuter ensemble.
Le frère de Kaya tape un stylo contre la table en parlant, et le bruit m'agace très rapidement.
— Tu as vu la vidéo d'Edgar ?, interroge-t-il.
— De qui ?
— Edgar... Mister Reptilien, si tu préfères.
Arthur hoche la tête.
— Ah, oui... Tout le monde l'a vue.
Il renchérit.
— Elle n'est même pas drôle.
Je me crispe face à la critique de la vidéo que j'ai faite, lorsque j'étais encore dans le corps de Lou.
Je ne sais même pas ce qu'elle est devenue, son nombre de vues et de partages, quel genre de commentaires est-ce que l'on y trouve...
— Cette vidéo est malsaine, affirme Liam.
Il précise.
— Dans le sens où tout le monde sait que Lou et Noémie ne l'ont faite
que dans le but d'avoir des vues, je veux dire...
Je m'indigne intérieurement, me retenant de leur demander de se taire.
— Lou, c'est celle qui a la peau mate
et les cheveux au carré ?, questionne Arthur.
Liam acquiesce en hochant la tête.
— Elle, elle est chiante, déclare l'autre sans retenue.
Je serre ma mâchoire, avec colère, m'empêchant de l'insulter.
— Je suis d'accord, ajoute Liam.
Je sens que je ne vais pas retenir très longtemps mes protestations.
J'essaie de lire l'article de journal pour arrêter d'écouter leurs critiques, mais sans succès.
— Je la connais pas vraiment, mais de ce que j'ai vu d'elle, elle s'en prend aux autres pour que l'on ne s'en prenne pas à elle.
— Elle se sent toujours supérieur, approuve Arthur avec une grimace. Elle pense toujours que tout lui est dû, qu'on devrait la respecter alors qu'elle ne respecte rien.
Liam demande en appuyant ses coudes sur la table.
— Tu la connais ?
— Pas personnellement, explique Arthur. Mais la brève expérience que j'ai eue de cette fille me suffit amplement, elle est...
Je pose brusquement le journal sur la table, et m'exclame avec fureur.
— Mais vous allez arrêter de juger quelqu'un que vous ne connaissez même pas !
Mon interruption les laisse sans voix, et après un petit moment, Liam me fait remarquer.
— Je te signale que c'est quand même ce que tu fais avec moi, depuis que l'on s'est rencontré.
Indignée, je ne l'écoute même pas, et m'apprête à protester alors qu'Arthur prend la parole.
— Ça, c'est typiquement ce que ferait Lou, justement ! Jouer la victime alors que c'est elle qui agresse les gens, elle adore !
— Mais tu ne la connais même pas, répliqué-je.
Il hausse les épaules en se balançant sur sa chaise.
— Vite fait, quand même... elle a répandu des rumeurs sur moi.
— Moi je la connais, explique Liam. Et je confirme les dires d'Arthur.
Je me souviens alors d'avoir été dans la même école que Kaya et Liam.
C'est vrai que ça fait longtemps que je l'ai rencontrée, cette insupportable fratrie.
Déstabilisée par leurs critiques dures à avaler, je ne sais pas quoi rétorquer, et reste la bouche ouverte, les poings contractés.
Arthur change alors de sujet, d'une manière si naturelle qu'elle en est presque effrayante.
— Qu'est-ce que tu fais à la bibliothèque, en fait ?
Je referme doucement la bouche, et marmonne une réponse incompréhensible.
— C'est pas très clair, tout ça !, rigole Liam.
Je me renfrogne, et leur apprends avec froideur que je voudrais trouver des livres parlant des échanges de corps, en me réprimandant immédiatement après de leur avoir donné cette information. Ils n'ont pas besoin de savoir ce qui m'amène ici.
— Les livres d'ici ne sont pas vraiment fiables, fait Liam. C'est plus des textes fantastiques, pas des revues scientifiques.
J'hausse les épaules avec indifférence, et Arthur me demande sans aucune gêne.
— Tu te sens mal sans ta peau ? Tu veux changer de corps ?
Je réplique sèchement.
— Non. Certainement pas.
Et puis je me rappelle ensuite de m'être allongée, hier soir, sur le sol froid comme de la glace de la salle de bain, pleurant d'être dans ce corps qui me répugne.
Mais ce n'est pas de mon vrai corps que je veux partir.
Je veux justement retourner dans celui d'origine.
J'essaie de convaincre les deux garçons en ajoutant.
— Ça m'intéresse juste. C'est un sujet comme un autre.
— Si tu le dis, marmonne Arthur, peu convaincu.
J'essaie d'engager la conversation, poussée par un irrépressible besoin de parler à quelqu'un normalement, comme si j'étais la vraie moi...
— Et vous ? Qu'est-ce que vous faites là ?
Liam me fixe un moment.
— Je me suis fait coller. Tu te souviens ? La vidéo dont tu m'as gentiment rappelée l'existence hier soir.
Je me demande s'il me fait un reproche, mais j'aperçois alors un petit sourire en coin au bord de ses lèvres.
Je le revois à travers l'écran du téléphone de Noémie, se défoulant contre le professeur de musique, le frappant de toutes ses forces.
Un frisson me parcours le corps en me demandant ce qui a pu mettre ce terminal si calme et si dur a provoquer dans cet état.
— Enfin bon, je suis collé tous les jours durant deux heures, après la fin de mes cours, jusqu'à mon conseil de discipline, raconte le jeune homme. Je dois écrire un texte sur je ne sais pas quel livre, et Arthur aussi...
Je me rends compte qu'à la suite du conseil de discipline, il va sûrement se faire virer du lycée.
Ses parents ont dû être furieux.
— Et moi je ne voulais pas faire signer l'autorisation de sortie du territoire pour le voyage scolaire, alors j'ai insulté mon prof de maths, affirme Arthur en ricanant, comme s'il était très fier de cette action.
Je sais de toute façon que ce terminal a l'habitude de se faire coller. Je trouve ça dommage, mais au fond, c'est loin d'être mon problème.
Je remarque au fond de la salle un surveillant sur son téléphone, et je comprends que c'est lui qui est chargé de surveiller les deux adolescents collés.
Il n'a pas l'air d'être compétent.
Les deux garçons à côté de moi se lancent dans une interminable discussion sur les meilleurs films à regarder sur son portable durant un cours de français, et je fixe un peu le vide en attendant la bibliothécaire. J'observe la salle de documentation plus en détails et remarque un garçon lisant une bande-dessinée sur un pouf orange, et deux camarades discuter plus loin, installés à la table et penchés sur des manuels. Il y a sûrement d'autres personnes furetant dans les dédales d'étagères à la recherche de leur bonheur, mais pour l'instant, je ne peux pas les voir, ils doivent être cachés derrière les hautes murailles fourrées de livres et de renseignements.
La bibliothèque du lycée est grande comme cinq salles de classe, c'est assez ironique, lorsque l'on sait que presque personne n'y va.
Le tiers de la pièce est dédié aux meubles où sont rangés les livres et les documents, de grands rayonnages de bois foncé, bourrés de bouquins, cachant tout individu se trouvant derrière.
Quelques poufs de couleur sont disposés non loin de l'entrée de la salle, à quelques mètres de l'unique et longue table de plusieurs mètres auprès de laquelle on peut s'asseoir.
Je fixe la porte de la bibliothèque en espérant y voir arriver la documentaliste, mais si celle-ci a pris une pause toilette, elle a dû manger quelque chose de périmée hier parce que je ne la vois pas arriver.
Au bout d'un moment, je soupire et attrape le journal que j'avais pris tout à l'heure pour me concentrer dessus.
Un article qui date d'il y a deux ans s'y trouve, parlant du meurtre d'un chien et d'un accusé qui refuse d'assumer d'être le coupable.
La famille dont l'animal domestique a été tué avait dépensé beaucoup d'argent pour que l'on retrouve l'assassin de la pauvre bête, et cela avait attiré la curiosité des médias.
Cet article me met véritablement mal à l'aise, et j'ai soudainement un peu plus chaud.
En relisant plus attentivement la page, mon regard reste bloqué sur un nom en particulier.
Je relève mon nez de ma lecture et dévisage Liam, bavardant toujours avec Arthur.
— Votre... votre nom de famille, à toi et Kaya, c'est bien Hussein ?, interrogé-je en avalant ma salive.
Le garçon lève un sourcil et hoche la tête, puis il reprend la discussion interrompue qu'il avait avec son ami.
Moi, je reste bloquée sur ce nom.
Il est vrai que je me rappelle de Kaya, et de ses deux grands frères.
Liam... et Jack Hussein, un peu plus âgé que les deux autres.
Jack Hussein qui a été accusé d'avoir tué le chien d'un de ses voisins il y a deux ans.
Ma bouche devient sèche.
Je regarde à nouveau la date de l'article.
Septembre 2018.
Mon rythme cardiaque s'accélère, et ma vision devient floue.
Cette histoire d'assassinat animal me donne envie de vomir, elle ravive une douleur lancinante dans ma poitrine et dans ma mémoire.
Je respire difficilement, et je me sens perdre le contrôle.
Je crois que je refais une crise d'angoisse.
Pas cette enquête.
Pas ce meurtre.
Pourquoi ressurgit-il maintenant ?
Je referme violemment le journal contre la table. Liam me dévisage et me demande si ça va.
Je me sens enfermée, j'ai besoin d'air, j'ai besoin de sortir d'ici.
J'ai besoin de sortir de ce corps.
— Tout va bien, Liv ?, questionne d'une façon encore plus insistance le terminal.
Comment connait-il mon nom ?
— Comment connais-tu mon nom ?, bredouillé-je.
— Par Kaya, souffle-t-il comme simple réponse en me dévisageant d'un air alarmé.
— D'accord, balbutié-je en me relevant d'une façon gauche.
Je me sens déjà un peu mieux.
Il faut que je parte loin de cette ambiance oppressante.
— Je... je reviendrai demain pour voir la bibliothécaire, bégayé-je à l'intention des deux jeunes hommes qui me regardent fixement.
— T'attendais la bibliothécaire ?, s'enquiert Liam.
Arthur le devance et m'apprend.
— Elle n'est pas là les mardis.
Je les fixe un instant avec béatitude, et je reprends mes esprits en hochant la tête.
— D'accord, merci...
Je commence à m'en aller de la bibliothèque, sous le regard malaisant des deux garçons.
— Il est beau, ton collier !, s'écrie alors Arthur avant que je ne franchisse le pas de la porte de sortie.
Durant mon trajet de retour vers la maison de Karine, je triture du bout des doigts la chaîne en or et le pendentif en forme de goutte noir.
J'avais complètement oublié que je les avais mis à mon cou cette nuit.
L'article de journal sur le meurtre du chien, ainsi que ma fin d'après-midi gâchée à attendre une bibliothécaire absente, repassent en boucle dans ma tête comme un disque rayé, m'abimant les oreilles.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top