𝐈𝐗. 𝐋𝐚 𝐠𝐞𝐧𝐝𝐚𝐫𝐦𝐞𝐫𝐢𝐞
Je dépose une petite pile de trois romans sur la table, et la bibliothécaire me dévisage avec un regard mauvais.
— Qu'est-ce qu'il y a ?, grogne-t-elle.
Je m'empêche de lui lancer une œillade insolente en retour, et explique.
— Je voudrais emprunter ces livres pour les emmener chez moi.
— Tu as une carte membre ?, me demande Mme. Aubry en tapant quelque chose sur le clavier de son ordinateur.
— Non, réponds-je. Mais je fais partie de l'établissement, je viens d'arriver.
La documentaliste relève ses petits yeux vers moi, et d'une voix cristalline, presque mesquine, elle m'affirme.
— Sans carte de bibliothèque, pas d'emprunt de livres.
J'ouvre la bouche pour essayer de protester, mais la femme en face me décourage définitivement.
— C'est dans le règlement intérieur du lycée, et dans celui de la bibliothèque.
Je soupire et me détourne, après avoir demandé s'il était possible de garder de côté les livres que j'avais sélectionnés pour que je puisse les retrouver lorsque je reviendrais.
Après l'avoir fait, Mme. Aubry m'offre un petit sourire satisfait qui m'énerve, et je retourne à la table de la bibliothèque pour y récupérer mon sac et mes affaires.
J'ai passé une bonne partie de l'après-midi à rigoler avec Liam et Arthur, et ça m'a complètement empêché de faire mes recherches sur les échanges de corps.
Je ne regrette pas d'avoir parlé avec les deux garçons, cette discussion m'a permis de me sentir mieux, plus vivante et plus confiante.
Mais du coup, je n'ai rien trouvé ni même cherché sur cet étrange événement qui m'est arrivé, et j'aurais bien voulu continuer chez moi.
Sauf que puisque le règlement intérieur du lycée, celui de la bibliothèque et cette imbécile de Mme. Aubry veulent absolument que j'ai une carte membre, il va falloir que j'attende jusqu'à demain pour continuer de chercher une solution à mon problème.
Liam et Arthur sont partis il y a vingt minutes, après avoir passé leur après-midi de "colle" à faire des blagues et à affirmer qu'il n'arrivait pas à faire le devoir demandé en punition.
Il est déjà dix-sept heures, et je n'ai pas envie de rentrer trop tard chez Karine, pour avoir un peu de temps à moi avant de partir travailler au restaurant.
Une fois que le peu d'affaires que j'ai est fourré dans mon sac et que ma veste est mise, je commence à sortir de la bibliothèque. En franchissant la porte, je me fais intercepter par un jeune homme a l'air ennuyé.
— Eh ! Toi, là !, m'appelle-t-il en levant la main pour attirer mon attention.
Je me retourne, et je découvre qu'il s'agit du surveillant qui est censé garder un œil sur Liam et Arthur durant leurs heures de colle, mais qui passe son temps sur son téléphone.
Il ne doit pas être bien plus âgé que nous, je pense qu'il a aux alentours de vingts, vingt-cinq ans maximum.
L'homme me tend une feuille de papier, et m'explique.
— Liam a oublié le devoir qu'il doit faire pour la colle, tu peux lui rendre s'il te plaît ?
J'observe le surveillant et fronce les sourcils, en secouant poliment la tête.
— Il doit déjà être sorti du lycée, je ne sais pas du tout où il est.
— Mais tu n'as pas son numéro ?, insiste l'autre en soupirant bruyamment.
J'hausse les épaules.
— Ben, non...
— Bon, de toute façon, rétorque le surveillant, tout le monde sait que Liam va à la gendarmerie tous les jours après les cours, t'as qu'à aller voir, il doit encore y être.
L'homme me fourre la feuille de papier contenant le devoir de Liam entre mes mains, et s'en va d'une démarche précipitée.
— Et au pire, tu lui donneras demain en cours, réplique le jeune homme en partant.
Il devait être très pressé, songé-je avec une pointe d'agacement envers le peu de compétence qu'avait le jeune surveillant.
Je sors du lycée en pestant intérieurement, et je me dirige vers le chemin de la gendarmerie, à dix minutes à pied d'ici.
Heureusement que c'est sur mon trajet, parce que je n'ai pas que ça à faire de ramener les devoirs de tous les collés du lycée.
En passant devant la vitre d'une pharmacie, je remarque que je n'ai pas très bonne mine.
Sous mes yeux se trouvent de larges cernes, et mes habits que j'ai remis pour la troisième fois sont tous sales. Il va falloir que je les change...
Je regarde le sois-disant devoir de Liam, une feuille de papier où il est noté le numéro d'exercice qu'il avait à faire, et juste le début de la première question.
Vu le peu de chose accompli, rendre le devoir à Liam ne lui serait même pas utile.
Je me demande cependant pourquoi est-ce que le surveillant a affirmé que Liam allait tous les jours à la gendarmerie.
C'est un peu étrange, quand même.
Quand j'arrive devant le bâtiment, je rentre doucement en saluant les gendarmes qui discutent à l'intérieur. Le lieu est loin d'être rempli, et je ne m'en étonne pas puisque cette gendarmerie en est juste une petite, loin d'être celle principale de la ville.
Liam est là, en train de discuter activement avec les policiers. Il n'a pas l'air de très bonne humeur.
— Je n'ai pas besoin de leur accord !, affirme-t-il avec vigueur. Vous n'avez pas le droit de m'en empêcher !
Un gendarme possédant une petite barbe de quelques jours lui répond avec lassitude.
— Et qu'est-ce que tu vas faire ? Nous poursuivre en justice ?
— Je pourrais !, rétorque le jeune garçon.
Une deuxième gendarme, à la belle peau foncée, réplique calmement.
— Écoute, Liam, on respecte juste le choix de tes parents, qu'on trouve juste. Ce n'est pas un lieu pour les enfants, y aller te ferait juste du mal...
— Mais je veux le voir ! Vous savez depuis combien de temps est-ce que je n'ai pas pu lui parler en vrai !?
Je m'avance un peu plus de Liam qui ne m'a pas remarquée, tandis que le premier policier reprend.
— On ne peut rien faire pour toi, mon grand. Discutes-en avec tes parents, ça sert à rien de revenir tout le temps, ce n'est pas nous qui allons gérer ça...
Le terminale s'énerve, et il s'exclame en tapant du poing sur le comptoir, me faisant sursauter.
— Vous n'avez pas le droit !
J'attrape le bras de Liam d'une main avant qu'il ne fasse n'importe quoi, et quand son regard se tourne vers moi et qu'il m'aperçoit enfin, je bredouille.
— Allez, viens, c'est pas grave.
Je ne sais absolument pas de quoi est-ce qu'il est question, mais voir le jeune homme aussi hors de lui me rappelle la vidéo où il tapait le prof de musique.
Il avait l'air d'être une autre personne.
Liam me suit hors de la gendarmerie, penaud, tandis que je le traine par le bras sous le regard perturbant des policiers.
Une fois dehors, nous commençons à marcher en silence.
Une fois arrivée au milieu d'une ruelle déserte, je lui explique.
— Un surveillant m'a demandé de te rendre ton devoir que tu avais oublié, il m'a dit que tu étais à la gendarmerie.
Je lui tends la feuille et il l'attrape doucement. Il semble lassé de la situation, et il me remercie en soupirant.
J'aperçois au loin le soleil qui se couche, et la nuit qui peu à peu s'installe.
— À propos de tout à l'heure, balbutie le jeune homme, je...
Je le coupe.
— Ne t'inquiète pas, tu n'as pas besoin de te justifier.
Chacun ses problèmes, et chacun ses secrets, pensé-je.
— Non, mais si, insiste-t-il. Tu ne m'as pas vraiment vu sous mon meilleur jour, et puisque tu es une amie de Kaya, je pense que je peux t'expliquer.
Nous sortons de la ruelle et débuchons près de la "Rivière Trempée" que nous longeons tranquillement.
Quelques bateaux sont amarrés sur l'espèce de port à côté duquel nous nous baladons, et un peu plus haut, après une série d'escaliers entourés d'herbe, se trouve la rue Jacques-Michodin dont on entend l'animation depuis la berge.
J'écoute attentivement Liam m'expliquer avec difficulté.
— Tu ne le sais sûrement pas, puisque tu es nouvelle, mais il y a un an, mon grand frère, Jack, a été accusé du meurtre d'un chien.
Je me remémore avec malaise le journal que j'ai lu hier, qui parlait de ce même meurtre, et une sensation de vertige me fait tourner la tête.
— Je sais que mon frère n'a pas vraiment tué ce chien. Mais puisque ce n'est pas vraiment un ange, personne ne l'a cru. Et en plus, la maîtresse du chien a témoigné contre lui, parce qu'elle l'a sois-disant vu rentrer chez elle. En même temps, évidemment qu'elle ne l'aimait pas, puisque Jack l'harcelait...
Liam soupire.
— Peu importe... Jack est en prison, maintenant, et cette histoire a fait le tour de la ville plusieurs fois...
La berge que nous longions remonte un peu, et elle nous amène jusqu'au pont en pierre qui emmène à la rue du Versant, et à la maison de Karine.
Nous nous arrêtons sur le pont, et scrutons l'eau de la rivière en contrebas. La nuit est totalement tombée, à présent, et l'eau noire passe sous l'arche grise en virevoltant comme un petit papillon au printemps.
— Jack va sortir de prison en 2022, affirme Liam en continuant son histoire, et s'appuyant à la barrière du pont. Je ne l'ai pas vu depuis qu'il y est entré, parce que mes parents ne veulent pas que j'aille là-bas. Les gendarmes sont leurs amis, et ils refusent toutes les demandes de visite de prison que je leur donne.
Je regarde Liam. Sa mine abattue me fait mal au cœur, et ma bouche est drôlement sèche.
— Tu ne pourrais pas demander à quelqu'un de plus haut placé dans la hiérarchie ?, proposé-je avec une grimace.
— Même si je le faisais, et que mon formulaire de visite était accepté, mes parents m'enfermeraient dans ma chambre pour que je n'y aille pas.
Il se mord la lèvre et avoue avec amertume.
— Ils ont honte de ce qu'il est arrivé à mon frère, et préfèrent que l'on fasse comme si tout était normal et qu'il était juste parti en voyage sabbatique.
Il soupire et je me sens mal pour lui et pour Kaya, qui doit aussi vivre la même chose.
Ce sentiment de culpabilité me colle à la peau, si seulement j'arrivais à m'en débarrasser...
— Mon frère me manque, et puisque toutes mes demandes étaient refusées, ça fait un peu plus d'un mois que je vais à la gendarmerie pour essayer de négocier avec les policiers, explique le jeune homme.
Il se tourne vers moi avec un sourire sincère.
— Merci de m'avoir arrêté tout à l'heure, j'ai failli faire n'importe quoi.
Je lui rends son sourire et affirme avec un clin d'œil.
— T'inquiète, je n'ai pas été très sympa avec toi depuis que l'on s'est rencontré. Je te devais bien ça.
Liam me tend sa main.
— Ami ?
Je la lui sers et lui lance un regard malicieux.
— On verra bien !
Le jeune homme aux cheveux bruns me tend son devoir après l'avoir sorti de sa poche et affirme.
— Je n'en ai pas besoin, garde-le.
Je prends la feuille et proteste quand même.
— Je suis quand même venue te chercher pour ça, à la base ! Tu ne vas pas ne pas l'utiliser, quand même ?
L'autre hausse les épaules.
— Peut-être bien que si...
Je range le papier en grommelant un petit "génial" ironique.
Liam sort son téléphone de sa poche, et s'exclame.
— Mince ! Mais il est super tard, il faut que je rentre, moi ! Je ne sais même pas dans quelle partie de la ville on est...
Je lui souris et acquiesce d'un signe de tête, en lui apprenant.
— Moi aussi, je dois y aller.
Nous nous saluons de la main avant de partir chacun de notre côté, lui, vers la rue Jacques-Michodin, et moi, vers celle du Versant.
Durant le cours trajet jusqu'à la maison de Karine, je ne peux m'empêcher de songer que j'ai répondu au fond de moi "Évidemment !" lorsqu'il m'a demandé si l'on était ami.
Et pourtant...
...Le meurtre du chien a fait ressurgir dans ma mémoire des erreurs que je me suis efforcée d'oublier.
J'y songe tandis qu'un haut le cœur me soulève la poitrine, et que je me plaque ma main contre ma bouche en étouffant mes larmes et mes sanglots.
Lorsque je rentre dans ma chambre, dans la maison de Karine, je remarque que Constance n'y est pas. Je m'écroule dans mon lit et fixe le plafond un moment, puis, je sors de ma poche le devoir que Liam m'a donné et je le déplie.
En dessous du premier exercice et du début de réponse à la première question, sont notées les inscriptions suivantes, à l'aide d'une écriture brouillonne:
Liam -> +33 *** *** ***
Arthur -> +33 *** *** ***
En dessous il est inscrit le petit mot: « Si jamais un surveillant te demande encore de faire le facteur, tu nous contacteras directement ! »
Je souris légèrement, en me demandant quand est-ce que Liam a-t-il pu rajouter son numéro et celui d'Arthur entre le moment où je lui ai donné la feuille et celui où il me l'a rendue.
Je les enregistre comme contact dans mon nouveau téléphone, où les cinq seuls numéros notés sont ceux de Constance, Karine, Kaya, qui me l'a donné ce matin, et des deux garçons.
En attendant qu'il soit l'heure de me préparer pour aller au restaurant, je me retourne encore et encore dans mon lit.
Et pourtant, ce sentiment de culpabilité est toujours et encore là.
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