Chapitre 5

You'll be the saddest part of me
A part of me that will never be mine
It's obvious
Tonight is gonna be the loneliest

The Loneliest – Maneskin


Aylild n'a pas prononcé un mot depuis qu'elle s'est installée sur le siège passager de ma vieille voiture. Le nez plongé dans son téléphone, elle enchaîne les appels qui restent sans réponse.

Un fond musical rempli le silence entre nous. Mes doigts tapotent sur le volant au rythme des basses. Par chance, les routes sont désertes et je roule à tombeau ouvert à travers les rues de Boston. Au-dessus de nous, le ciel s'éclaircit peu à peu. Les nuances marines se transforment en un cobalt ponctué de nuages gris.

La sœur de mon meilleur ami entame un énième coup de téléphone. Sa jambe tressaute à une cadence infernale. Elle se mord le coin du pouce dans l'attente d'une réponse qui ne vient toujours pas.

— Fais chier, grogne-t-elle en claquant son smartphone sur le tableau de bord.

Je détourne un bref instant mon attention de la route pour croiser son regard. Ses prunelles brillent de larmes contenues. Aylild est rongée par l'angoisse, elle n'arrête pas de se frotter la nuque en fixant l'écran de son téléphone.

Je pose une main sur sa cuisse pour calmer ses soubresauts paniqués. Elle observe ma large paume qui s'agrippe à son pantalon de survêtement gris, le même qu'elle portait la veille lorsqu'elle est venue chercher Kade. Elle semble hésiter un instant, puis repousse ma paume d'un geste brusque. Ses tressautements reprennent aussitôt.

Quand nous atteignons enfin l'aéroport, l'aube colore les cieux d'or et de rose. Aylild, la tête posée contre la vitre, les yeux clos, s'est endormie. Elle paraît si paisible, loin de toute la merde que j'ai déposée sur son palier. Je secoue son épaule du bout du doigt, tout en douceur, pour la réveiller sans trop la surprendre. Elle ouvre les yeux et cille. L'espace d'une seconde, elle paraît surprise de me voir à ses côtés. Elle reprend rapidement ses esprits et se jette sur son téléphone pour une nouvelle tentative. Moteur et musique éteints, je distingue sans peine les tonalités de l'appareil.

Une, deux, trois, quatre, cinq.

À la sixième, une voix féminine remplace les bips monotones.

— Bonjour, je suis Mademoiselle Sawyer, j'ai déposé mon frère hier matin dans votre centre, et j'aimerais savoir s'il est toujours présent.

Aylild se mord la lèvre tandis que la voix fluette de l'autre côté du combiné baragouine des mots que je n'arrive pas à saisir.

— Kade Sawyer ! lance la petite brune un peu sèchement.

Elle hoche la tête et grommelle au rythme des explications obscures de son interlocutrice. J'hésite à lui demander d'activer le haut-parleur pour pouvoir distinguer ses propos, mais j'y renonce. Je n'ai pas la force de me faire encore envoyer chier.

Au fil de la conversation, le visage d'Aylild se décompose. Sa bouche s'entrouvre silencieusement, ses sourcils ne forment plus qu'une mince ligne et ses yeux se ferment tandis qu'elle oscille la tête de gauche à droite.

— Très bien. Je vous remercie. Bonne journée.

Sa voix n'est plus qu'un souffle lorsqu'elle raccroche. Elle inspire une grande goulée d'air. Quand elle se tourne vers moi, je peux lire sans peine la détresse dans ses yeux.

— Kade a quitté le centre seulement quelques heures après mon départ. Il est parti avec une blonde couverte de tatouage avant d'avoir signé les papiers d'admission. Tu sais qui ça peut être ? me demande-t-elle sans dissimuler l'accusation dans sa voix.

À ma connaissance Kade n'a aucune relation sérieuse. Il a renoncé à tomber amoureux le jour où il a compris que s'attacher à une personne de plus ne ferait que le détruire. Depuis deux ans, il enchaîne les conquêtes à un rythme si effréné que je ne pourrais citer le nom d'aucune des femmes que j'ai vu défiler dans notre appartement.

— Non.

— Tu es sûr ? Ça m'a pourtant tout l'air d'être le genre de bimbo avec lesquelles tu traînes, crache-t-elle.

— Désolé de te décevoir mon ange, mais même si je suis proche de ton frère, j'ai toujours évité de fourrer ma bite dans les mêmes trous que lui.

Elle recule, rougit, me lance un regard noir et jaillit hors de la voiture en claquant la porte bien plus fort que nécessaire. Déjà, elle s'engouffre à travers les portes automatiques pour entrer dans l'aéroport. Prestement, je m'extirpe de la voiture et me lance à sa suite.

Malgré l'heure matinale, le terminal est une véritable fourmilière. Les badauds s'entassent, valises à la main, dans les files d'attente. Au-dessus de toutes ces têtes, un écran indique les prochains départs. Je distingue le chignon ébène d'Aylild qui se glisse entre des passagers qui attendent de déposer leurs bagages. Elle remonte la file d'attente sous une musique de murmures désapprobateurs et se rue jusqu'à l'hôtesse, son mince corps se faufilant entre les familles, les hommes d'affaires et les couples.

— Aylild ! crié-je par-dessus le brouhaha.

Elle ne semble pas m'entendre alors qu'une voix désincarnée résonne dans le hall et annonce un embarquement immédiat à destination d'Hawaï. Je pousse sans douceur les personnes qui attendent dans la file pour tenter de rejoindre la petite brune.

Les deux mains posées sur le comptoir, son visage à seulement quelques centimètres de la réceptionniste, elle paraît sur le point de tout envoyer valser. Son pied bat une cadence infernale tandis que ses mains s'agitent sous le visage décontenancé de l'hôtesse. Je décale un cinquantenaire en costard et atteins enfin la cadette de mon meilleur ami. Face à elle, l'agent d'accueil a l'air terrifiée. Aylild a dégainé son téléphone et lui plaque contre le nez.

— Je veux savoir quel vol il a pris, s'agace Aylild.

— Je... je ne peux pas vous donner ce genre d'informations, tente de se défendre l'hôtesse.

Aylild frappe son poing sur le comptoir.

— Kade Sawyer, il s'appelle Kade Sawyer, lancez une recherche dans votre putain de logiciel.

Elle parle de plus en plus fort. Son coup d'éclat attire tous les regards sur nous, et je vois, au loin, les agents de sécurité qui se dirigent droit sur l'esclandre qu'elle vient de déclencher.

Je me presse contre le dos tendu de la petite brune et pose mes mains sur ses épaules. Je la sens se crisper à mon contact.

— Lil', tu terrorises cette pauvre femme, même moi, je suis à deux doigts de chier dans mon froc !

Je tente un brin d'humour pour la forcer à se détendre, mais échoue lamentablement. Elle pivote d'un seul geste sous ma poigne et plonge ses iris pleins de colère dans les miens.

— Lennox.

Toujours cette insulte sous-jacente qui s'attarde dans les syllabes de mon prénom. Elle pose ses paumes contre mon torse et me repousse avec force. Surpris par son geste, je ne résiste pas et suis propulsé contre l'homme d'affaires que j'ai bousculé pour la rejoindre.

— Dégage. De. Là !

Ses traits sont malmenés par les vagues de ses émotions. La houle de la colère fronce son front, la marée de sa peur rougit sa peau laiteuse et les abysses de sa tristesse font briller ses prunelles.

— Aylild, laisse-moi t'aider. S'il te plaît.

— Plus. Jamais, crache-t-elle.

J'essaye de rester aussi doux que possible face au ressac de sa fureur qui s'abat sur moi. Encore. Et encore. Mais je sens que ma patience s'étiole peu à peu.

Autour de nous, la foule s'est rassemblée, avide de sensations. Quelques portables sont sortis pour filmer la scène tragique dont nous sommes les acteurs.

— Je t'en prie. On va retrouver ton frère, mais pas comme ça.

— Je ne veux pas de ton aide. Pas hier, pas aujourd'hui, pas demain. Jamais. Plus. Jamais.

Elle presse ses ongles contre ses paumes jusqu'à faire blanchir complètement ses jointures. Je ferme les yeux, prêts à recevoir son coup, mais, avant qu'elle ne puisse me frapper, trois hommes en uniforme s'interposent entre Aylild et moi.

— Messieurs, dames, veuillez nous suivre s'il vous plaît ! lance un des agents en attrapant le bras d'Aylild.

Aylild baisse la tête pour observer les doigts qui enserrent son biceps, tandis que je lève mes mains dans un geste pacifique.

— Pas de problème, on vous suit, dis-je en affichant un sourire affable.

Les trois agents nous sortent de la cohue et nous escortent dans un couloir fermé au public. Nous défilons, encerclés, devant une rangée de portes métalliques. Des néons crépitants projettent des reflets sur le linoléum grisâtre. La petite brune avance sans jeter un seul regard au décor qui l'entoure. Elle fixe avec une attention presque psychotique ses baskets blanches. Je tends mon bras pour l'enrouler autour de ses épaules, mais me ravise avant même de l'effleurer. Mon contact l'horripile et vu sa stabilité émotionnelle actuelle, ce serait tenter le diable que de m'y essayer maintenant. Pourtant, j'aimerais réussir à la soutenir.

Après une marche qui me semble durer une éternité, l'un des agents, un grand blond d'une trentaine d'années, nous entraîne dans une salle qui n'a rien à envier aux salles d'interrogatoires des commissariats. La pièce est quasiment vide, il n'y a qu'une table entourée de trois chaises et la même lumière criarde que dans les couloirs.

On nous invite à nous asseoir, et celui qui paraît le plus âgé prend place face à nous. Avec ses petits yeux, son crâne dégarni et sa moustache qui empiète sur sa lèvre supérieure, il ressemble à une mauvaise parodie de film policier.

— Bien, commence-t-il, j'aimerais que vous m'expliquiez ce qu'il s'est passé là-bas. Vous avez agressé une de nos employés et êtiez à deux doigts de transformer le terminal en ring de boxe.

L'air de la pièce est chargé de la fureur d'Aylild. Je n'ai pas besoin de voir son visage pour deviner toute la rage qui enflamme son regard. La peau de son cou a déjà pris une couleur rosée plus intense et elle déglutit à plusieurs reprises. Je sais que si je la laisse prendre la parole, nous ne sortirons pas d'ici avant un long moment.

— Je tiens à m'excuser pour notre comportement, mon..., j'hésite un bref instant. Mon amie est à la recherche de son frère, nous savons simplement qu'il a pris un vol il y a environ huit heures. Nous espérions que votre employé pourrait nous renseigner, mais face à son refus, nous nous sommes laissés emporter par nos émotions. La journée a été particulièrement éprouvante, et j'ai bien conscience qu'un tel comportement n'est pas acceptable.

Je sais exactement comment me comporter dans ce genre de situation : assumer ses actes, se repentir aussi sincèrement que possible, afficher un sourire contrit. La parfaite comédie de l'innocent fils à papa. J'ai passé mon adolescence à jouer à ce jeu. À mentir sur celui que j'étais pour survivre dans la jungle du collège et du lycée. Je trompais facilement mon monde, jusqu'à ce que je décide de transformer ma peau en tableau. L'encre qui décore mon cou, mes bras et mes mains me donne désormais une allure de voyou. Cela complique la partie.

Le vieil agent me toise. Ses yeux s'étrécissent tandis qu'il tente de déterminer si je ne lui sers pas qu'un ramassis de mensonges. Finalement, il se tourne vers Aylild, qui ne daigne toujours pas lui accorder un regard. Elle agrippe la table et fixe ses ongles coupés à ras.

— C'est bien cela mademoiselle ?

Avec une lenteur infinie, elle redresse la tête. Ses yeux sont rouges et brillants.

— J'essayais simplement de savoir quel vol a pris mon frère, persifle-t-elle.

— Et vous avez jugé que menacer l'hôtesse la forcerait à vous dévoiler une information confidentielle ?

— Je ne l'ai pas frappé. Je ne l'ai même pas menacée.

Le ton d'Aylild est trop neutre. Trop froid. La tempête couve sous ce calme apparent et l'explosion menace de nous balayer à tout instant.

— Je conçois que ses méthodes étaient un peu rustres, mais essayez de comprendre. Son frère vient de partir en la laissant toute seule pour affronter une situation absolument désastreuse. Nous voulions juste savoir quelles étaient les destinations des avions ayant décollés après vingt-et-une heures ce soir, tenté-je pour faire redescendre la pression.

— Est-ce que vous savez combien d'appareils décollent chaque heure de cet aéroport ?

— Non, lâche Aylild d'un ton sec.

— Environ une vingtaine. Il est presque six heures du matin, cela vous offre plus d'une centaine de possibilités.

Aylild jaillit de sa chaise et pointe son doigt tremblant contre la poitrine du moustachu.

— J'ai passé une journée et une nuit de merde. Mon frère a failli faire une overdose, m'a frappé quand je l'ai déposé en désintox et s'est enfui encore à moitié défoncé pour prendre un avion, je ne sais quand, qui mène je ne sais où. Alors, je ne suis pas d'humeur à affronter le ton condescendant de vos connasses d'hôtesses ou les cours de maths d'un vieux flic, trop mauvais pour être affecté dans une véritable brigade.

Les trois hommes semblent impressionnés par ce petit bout de femme qui exsude une rage en elle si intense, que même le moustachu s'est recroquevillé dans son fauteuil. Je ne lis aucune colère sur leurs visages, simplement de la surprise devant le coup d'éclat de la brune.

— Mademoiselle, je comprends votre détresse, tente l'agent pour désamorcer la situation, mais nous ne pouvons pas vous donner cette information.

— Non, vous ne comprenez pas. Je dois le retrouver. Il... il ne me reste que lui.

Je me lève à mon tour et cette fois prend le risque d'encercler Aylild de mes bras. Tout son corps se tend à mon contact. Sa nuque se raidit, ses épaules se contractent et elle fait un pas en avant pour s'arracher à ma prise. Ses poings sont serrés si fort que ses jointures sont presque translucides. Je ne distingue pas son visage de ma position, mais les légers reniflements qu'elle échappe me prouvent qu'elle s'est mise à pleurer.

Le moustachu semble hésiter. Il nous observe tour à tour, moi, et tout mon physique qui gueule drogue et délinquance, et Aylild, à la fois frêle et déterminée.

— Vous avez son nom et prénom ?

— Kade Sawyer, répond-elle.

— Vous avez le numéro de son centre ? Une carte d'identité ?

Aylild s'agite. Elle fouille dans son sac à dos et tend son passeport au policier. Elle lui donne ensuite le numéro de téléphone du centre. Il quitte la pièce avec son collègue et les informations de la brunette et nous laisse sous la surveillance du grand blond. Les minutes s'étirent et le temps se suspend tandis que nous patientons. Aylild a repris place sur sa chaise et sanglote en silence. Toute trace de colère a disparu, ne laissant plus que le désespoir.

— Je te promets que je ferai tout pour le retrouver. Je te le promets.

J'ai l'impression de répéter la même litanie qui m'obstrue la gorge de chagrin depuis que je suis rentré dans son appartement. Elle m'ignore et j'ai dû mal à le lui reprocher .

Quand la porte s'ouvre sur le vieil agent, le souffle que j'ai retenu se relâche. Il rend ses documents à Aylild et nous lance enfin l'information dont nous avons besoin.

— Votre frère a pris le vol de vingt-et-une heures trente-sept pour Amsterdam.

Évidemment, pute et drogue, j'aurai dû m'en douter.

— Je vous laisse repartir.

Il nous ouvre la porte. Aylild me précède et tandis que je la rejoins, le vieil agent m'attrape le bras.

— Essayez de tenir votre petite amie, je comprends son angoisse, mais elle n'aura pas toujours la chance de tomber sur des personnes aussi conciliantes que nous.

Je hoche la tête, le remercie et sors de la salle. Aylild est déjà au bout du couloir, je me presse pour la rattraper et quand nous rejoignons le brouhaha du terminal, je lui saisis les épaules et la tourne face à moi. Elle tressaute à mon contact, mais cette fois, elle ne me repousse pas. Je lui offre un sourire sincère comme si ma joie factice avait le pouvoir d'éclairer sa douleur.

— J'espère que tu es toujours blindée, parce qu'on part à Amsterdam, mon ange.

L'aventure commence enfin pour nos deux héros. A votre avis, vont-ils retrouver Kade à Amsterdam ? Comment va se passer le voyage à votre avis ? Des suppositions sur ce qui a peu arrivé entre les deux ? 

N'hésitez pas à liker et commentez pour pouvoir m'aider <3 

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