Chapitre 4

Épuisée, je m'écroule sur le canapé. Le studio étudiant que je loue à proximité du campus est aussi neutre que possible. Tout est parfaitement rangé, rien ne dépasse. Il n'y a ni plante, ni photo, ni la moindre décoration. Même l'odeur qui y règne est impersonnelle. Je vis dans un appartement témoin où personne ne met jamais les pieds, un espace sans vie et sans âme.

Je cale ma tête contre le cuir glacé du divan et presse mes paumes contre mes yeux clos. Une migraine d'enfer me vrille les tempes. Les événements chaotiques de la journée m'ont vidée. Je n'ai pas la force de me lever. Pas la force de me traîner jusqu'à ma salle de bain pour prendre une douche. Pas la force de pleurer. Même respirer me semble au-delà de mes capacités, pourtant mes poumons continuent à se gorger d'air et à l'expulser.

J'arrache mes baskets en pressant avec mon pied opposé sur le contrefort. La chaussure droite, puis la gauche. Une fois débarrassée, je m'allonge et ferme les yeux, prête à sombrer pour oublier ce qui est devenu un des pires jours de ma vie. Presque le pire. Presque.

Malgré la fatigue, le sommeil se refuse à moi. Le visage enragé de mon frère est imprimé derrière mes prunelles et chaque minute de cette putain de journée se rejoue dans mon esprit.

Lennox. La drogue. La forêt. Le centre. Le coup. La douleur. Les yeux gris remplis de regrets de Kade. Les confessions sur ce qu'est devenue ma vie et celle de mon frère. Les litres de larmes. Les miennes et les siennes. Puis un aller-retour. Une brève étreinte. Et l'abandon. Le sien ou peut-être le mien.

Mes émotions se livrent aux Hunger Games pour décider qui de la colère, de la tristesse, de la culpabilité ou du soulagement l'emportera. Leur combat finit par me mettre K.O sans que je ne connaisse le nom du vainqueur.

Boum, boum, Boum.

Mon cœur tambourine bien trop fort. Est-ce ce qui m'a réveillé ?

Boum, boum, boum.

J'ouvre les yeux, en quête de la douleur, mais il n'y a que du vide.

Boum, boum, boum.

Mon palpitant ne s'est pas éjecté de ma cage thoracique. Je pose ma main sur ma poitrine, il est beaucoup trop calme.

Boum, boum, boum.

Ce n'est pas mon cœur.

Boum, boum, boum.

C'est la porte.

Je me redresse, groggy et attrape mon téléphone. Plus de batterie. Je jette un regard à travers la fenêtre. La ville est encore plongée dans l'obscurité. L'aube semble encore loin. Le ciel n'est que ténèbres, sans étoiles et sans lune.

Boum, boum, boum. Boum, boum, boum. Boum, boum, boum.

Les coups s'accélèrent contre le battant. Ils sont de plus en plus rapides et de plus en plus forts. Si fort que les murs tremblent. Mon visiteur nocturne est en train de perdre patience.

— J'arrive, j'arrive, grommelé-je en m'extirpant du canapé. C'est qui ?

— Len ! crie une voix de l'autre côté de la cloison. Ouvre-moi, c'est urgent.

Une douleur lancinante me rappelle mes exploits diurnes et je me traîne lourdement en direction de la porte d'entrée. Je tourne la clé, abaisse la poignée et écarte le battant.

— C'est pas trop tôt ! T'es sourde ou quoi ?

Lennox me bouscule et pénètre dans mon appartement. Moi, je n'ai pas bougé. Je fixe le meilleur ami de mon frère, la bouche grande ouverte.

Avec son éternel manteau en cuir, son jeans complètement déchiré et les tatouages qui dissimulent son cou et ses mains, il fait figure d'ovni au milieu de mon petit studio aseptisé.

— Garde pas la bouche ouverte comme ça, tu vas me donner des idées.

Il esquisse un rictus bien plus triste que graveleux. Je secoue la tête pour remettre mes idées en place et claque la porte.

— Qu'est-ce que tu fous chez moi ? Et depuis quand tu sais où j'habite ? C'est Kade qui t'a filé mon adresse ?

— On s'en branle de comment j'ai eu ton adresse. On a un putain de problème.

Lennox se frotte le front. De larges cernes s'étendent sous ses yeux d'un bleu hypnotique. Un hématome est en train de se former sous sa mâchoire taillée à la serpe et une entaille sur sa lèvre inférieure est couverte de sang séché. Son regard humide et sa chevelure noire en bataille complètent la vision d'angoisse et d'inquiétude qu'il renvoie. Toute trace de son insupportable arrogance a déserté son visage. Il ne reste plus qu'un homme perdu, tellement proche du gamin paumé qui débarquait au milieu de la nuit pour quérir l'aide de Kade.

— T'as une sale tronche ! constaté-je.

À vrai dire, même dans tous ses états, Lennox est d'une beauté énervante. Je déteste cet enfoiré, mais il éveille au plus profond de moi un désir teinté d'interdit et de danger.

— Alors, qu'est-ce que t'as encore fait ? T'as enfilé ta queue dans la mauvaise nana ? T'as refilé de la came à un pauvre gosse et t'as besoin de cacher le cadavre ? T'as énervé la mauvaise personne, et comme Kade n'est pas là pour sauver ton cul, tu cours dans les bras de sa petite sœur pour t'aider ?

Mes propos claquent dans l'air. Lennox ne cille même pas. Il s'est retranché derrière une expression impassible à la seconde où j'ai commencé à déverser mon poison sur lui.

— Alors Lenny ? Raconte-moi la connerie qui t'a mené chez moi au beau milieu de la nuit, craché-je.

J'ai passé ma journée à essayer de réparer les dégâts qu'il a causé, et je n'ai clairement pas la patience de le supporter. Depuis qu'il a débarqué dans nos vies, alors que Kade et lui avant à peine cinq ans et moi trois, il a tout fait pour me séparer de mon aîné. Il le monopolisait quand je voulais jouer avec lui, débarquait quand je lui racontais mes déboires amoureux, et l'entraînait dans tout un tas de sale coup quand j'avais besoin de lui. Si Lennox n'était pas là, je partagerais probablement une coloc avec mon frère. On se soutiendrait, on lutterait ensemble contre toutes les merdes de notre existence. Mais Lennox a débarqué dans nos vies et, comme avec tout ce qu'il touche, a tout ravagé.

J'ouvre le frigo et attrape une bouteille d'eau. Figé au milieu du salon, Lennox ne m'a toujours pas répondu. Ses yeux balaient l'appartement, comme s'il cherchait la bonne réponse dans les murs d'un blanc impeccable.

— T'es sûr que t'habites vraiment ici ? On se croirait dans la photo d'une agence immobilière.

— T'es pas venu pour juger où j'habite ? Non ? Alors lâche le morceau.

Il étire sa nuque, la masse. Il va s'asseoir sur le canapé, puis se relève. Il tourne autour de la table basse, s'arrête devant ma bibliothèque, se dirige vers mon lit, revient dans la cuisine. Et surtout, il ne dit rien. Le silence résonne aussi fort que la cinquième symphonie de Beethoven entonnée par un orchestre philharmonique. Pom, pom, pom, pom.

— Lennox, qu'est-ce qui se passe bordel ? crié-je.

Il se fige. Inspire. Une fois. Deux fois. Trois fois. Quand ses iris s'agrippent finalement aux miens, j'y décèle une détresse que je ne me sens pas prête à affronter.

— C'est Kade, il a pris toutes ses affaires, il est parti !

— Il n'est pas parti. Je l'ai simplement emmené loin de toi, de moi, de nous et de toutes ces conneries qui vont finir par le tuer, assèné-je, d'un ton presque assuré.

Je frotte le carrelage de la pointe du pied , passe et repasse ma main dans mon chignon complètement défait et refuse d'affronter son regard. J'ai beau jouer l'assurance, à vrai dire je doute quand même. Après tout, j'ai laissé Kade avant qu'il ne signe son admission. Un conseil du médecin afin d'éviter de trop lui mettre la pression.

— Kade est passé prendre ses affaires chez moi en début de soirée. Il m'a d'ailleurs offert un joli cadeau.

Il désigne les hématomes qui tapissent son visage. En miroir, je frôle l'entaille sur ma joue et réprime une grimace douloureuse.

— Je l'ai emmené en désintox, expliqué-je. Quand je suis parti, il jurait qu'il allait se soigner.

Je secoue la tête de gauche à droite, je refuse d'entendre la vérité que Lennox vient de me balancer. Je peux le sentir qui se rapproche de moi. Son odeur envahit mon espace. Un mélange de cuir et de musc. Son bras se tend vers moi, mais je recule d'un pas. Je refuse qu'il me touche, cela réveillerait bien trop de souvenirs auxquels je ne veux pas me confronter.

— Il m'a promis, soufflé-je.

Il semblait si sincère, si dévasté après m'avoir blessé. Je balaie d'un geste rageur la larme qui glisse sur ma joue. Il est hors de question que je montre la moindre faiblesse devant lui.

— C'est lui qui t'a frappé ? demande-t-il à voix basse.

J'acquiesce en silence. Le dire à voix haute rendrait la chose bien trop réelle.

— Quand il a vu ce qu'il a fait, il était dévasté. Il a tellement changé, je ne l'avais jamais vu comme ça.

Je baisse la tête.

— Même toi, tu n'as jamais été comme ça.

Lennox attrape mon menton et me force à affronter son regard. Je me dégage brusquement, incapable d'affronter la brûlure que son contact déclenche.

— Ne me touche pas ! Tu as perdu ce privilège, il y a des années, persiflé-je

— Aylild, je ne veux pas me battre avec toi. Pas ce soir.

Je peux voir la lassitude sur son visage. Il passe la main sur ses paupières qu'il presse jusqu'à se pincer l'arête du nez.

— Je ne veux pas me battre non plus. Je veux juste retrouver mon frère.

— Moi aussi, je veux qu'on le retrouve.

— Tu as une idée d'où il a pu aller ? Avec qui ?

— Non. Il a pris toutes ses affaires et il m'a mis K.O quand j'ai essayé de le retenir.

— Tu n'as vu personne avec lui ?

Il secoue la tête.

Je me mets à arpenter le studio de long en large en tentant de dénouer tous les fils de cette histoire. J'ai laissé Kade aux alentours de quatorze heures, puis j'ai repris la route jusqu'à Boston. S'il a quitté le centre avant de signer les papiers d'admission, il n'a pas dû se dérouler trop de temps entre mon départ et le sien.

— Il est passé chez toi à quelle heure ? Lance-t-elle, en continuant ses va-et-viens.

— Il devait être vingt heures, peut-être un peu plus tôt.

Étrange. Qu'est-ce qu'il a fait pendant tout ce temps.

— Et là, il est quelle heure ?

Lennox sort son téléphone de sa poche et me montre l'écran sur lequel s'affiche quatre heures quarante trois. Il a presque huit heures d'avances.

— Réfléchis, réfléchis, réfléchis, marmonné-je en continuant d'aller et venir.

— Comment tu peux savoir où il est ? chuchoté-je.

Enfin, la lumière se fait dans mon esprit. Je me jette sur mon ordinateur portable et l'ouvre sur le plan de travail de la kitchenette.

J'ignore l'écran d'accueil et la citation qui s'affiche sur celui-ci : des promesses pleines d'amour qui n'existent que dans mes livres et ouvre une page internet.

— Quand il a commencé à partir en vrille, j'ai réussi à récupérer l'accès à ses relevés de comptes, expliqué-je en lançant le site de ma banque.

Je clique, ouvre plusieurs onglets et dévoile enfin ce que je recherche. Les dépenses de Kade. Je fais défiler les sommes mirobolantes que dépenses chaque jour mon frère. Son héritage est en train de fondre à vue d'œil. Finalement, c'est Lennox qui met le doigt sur ce que je recherche.

— Là ! Il y a huit heures, un paiement de 1784 dollars à l'aéroport de Boston.

On a un indice, ce n'est pas grand chose, mais j'ai envie de croire qu'on va réussir à le ramener à la maison.

— On va le retrouver, me promet Lennox. Prends tes affaires, je crois qu'on va prendre l'avion. 

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