Chapitre 1.2 - Charlie
Elle m'attrape par le bras et m'entraîne en direction des toilettes, tout en chuchotant à mon oreille.
— T'es sûre que ça va ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que tu as une tête de déterrée. Et puis, ça fait des plombes qu'on t'attend. Les filles voulaient partir sans toi. Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? Je m'inquiétais.
— Rien de bien grave. J'étais à la bibliothèque.
— Les cours débutent à peine. Personne ne perd son temps à étudier la semaine de la rentrée.
— Moi si, éludé-je.
— Et la vérité, sinon ?
— Je n'avais pas envie de sortir, sifflé-je.
— Pourquoi est-ce que je ne suis pas surprise ? Bon, le principal, c'est que tu sois venue. Je sais que ça te demande beaucoup d'efforts, mais je te promets que ça va bien se passer. On connaît toutes les personnes présentes à la soirée.
Je hausse les épaules pendant qu'elle referme la porte des toilettes derrière nous.
— Je suis là uniquement parce que c'est ce que Bill attend de moi.
— C'est déjà une belle avancée. Bon, à nous, maintenant.
Dos au mur, les bras croisés sur la poitrine, j'observe Manille qui fouille dans son sac pour en sortir suffisamment de fond de teint pour repeindre une pièce entière.
— Heureusement que j'ai toujours un peu de maquillage avec moi, déclare-t-elle avec fierté.
— D'ailleurs, en parlant de Bill, où est-il ?
La brune qui se trouve être fiancée à mon crétin de frère secoue la tête.
— Il participe à un entraînement surprise avec les nouveaux de l'équipe. Il nous rejoindra chez Franck dans la soirée. Bill se donne à fond, en ce moment, en prévision des sélections. Je crois qu'il a de bonnes chances d'être choisi en ligue pro à la fin de l'année. L'université, c'est bientôt terminé, tu t'en rends compte ?
— Mouais, parle pour toi, maugréé-je. J'ai l'impression qu'il me reste encore une éternité avant de terminer mes études.
— Allez, ne fais pas cette tête. Il nous reste plusieurs mois ensemble, je vais bien m'occuper de toi. On va commencer par camoufler ses vilaines paupières rouges, approche.
Je m'exécute sans broncher. Je me hisse près du lavabo tandis que Manille papillonne des cils. Je connais ce sourire et il n'annonce rien de bon.
— Bill n'arrivera que tard dans la soirée... Tu sais ce que ça signifie ?
— Vas-y, fais-moi rêver.
— Ça veut dire que je vais pouvoir te présenter plein de monde. Des filles... comme des mecs !
Je retiens une grimace en rejetant ma tête en arrière. Aïe, c'est exactement ce que je craignais. J'imaginais mes premiers jours à Seattle en mode hibernation et film projeté sur le mur, à écumer la bibliothèque des Disney. Pas en mode gueule de bois et paillettes.
— Ah... cool, déclaré-je sans entrain.
— Tu verras, les Huskies sont super sympas. On va passer un bon moment.
— Si tu le dis.
— Charlie... murmure-t-elle en m'adressant un sourire attendri. Je sais que tu n'as pas envie de sortir, mais tu ne crois pas qu'il est temps que tu recommences à vivre ? À notre âge, on devrait s'éclater et profiter de chaque instant. Tu ne peux pas gâcher ta vie à te méfier de tout. Carpe Diem ! Le passé est le passé. Ce qui est arrivé à Denver, c'était là-bas. Pas ici.
J'acquiesce malgré moi. Même si dans mon for intérieur, je sais qu'elle dit vrai, mon cerveau a du mal à accepter que j'avance. Quitter Denver était nécessaire pour ma santé mentale, comme physique. Cependant, je ne suis pas certaine que cette nouvelle vie à Seattle soit celle dont j'ai rêvé. À quoi bon se forcer à entrer dans un moule, à côtoyer des gens qu'on m'impose, alors que je n'ai qu'une envie, prendre mes jambes à mon cou ?
— Je ne sais pas trop...
— Écoute, je te propose qu'on fasse un tour à la soirée. Si ça ne te plaît pas, tu n'auras qu'à rentrer. C'est à dix minutes à pied de l'appart et tu as les clés.
Les mains coincées entre mes cuisses, je hoche la tête tout en fixant les fines lignes rosées sur mes poignets. Si les cicatrices sur la peau s'estompent avec le temps, celles qui demeurent invisibles ne guérissent jamais réellement.
— Allez, Charlie. Tu n'as qu'une vie. Profites-en.
Une vie... C'est ironique quand j'y pense. Comment appeler cet état intermédiaire dans lequel j'évolue depuis le drame de Denver ? Les pensées confuses, je laisse Manille terminer son travail. Tourner la page n'a rien d'évident. J'ai passé des mois à essayer d'oublier, en vain.
— Charlie, gronde-t-elle. Arrête de ressasser. Je te connais comme si je t'avais fait. Si je ne t'oblige pas à sortir, tu vas rester enfermée dans ta grotte. Ce qu'il te faut, c'est de la nouveauté... ainsi qu'une bonne dose de martini.
— Du martini, vraiment ? répliqué-je, un sourire en coin.
— Ouaip. Et puis tu verras, ce sera l'occasion idéale de rencontrer du monde. Des gens de confiance.
— Je pourrai aussi les rencontrer plus tard. Genre dans une ou deux semaines. Ce n'est pas pressé. Et puis là, je suis un peu fati...
Mon interlocutrice se marre avant d'apposer sa touche finale, un fin trait d'eye-liner.
— Tu peux bien me raconter tout ce que tu veux, tu sais que je ne changerai pas d'avis. Je suis têtue comme...
— ... une mule. Bill le répète sans arrêt, me moqué-je gentiment.
J'attends qu'elle repose ses accessoires avant d'oser un regard en direction du miroir.
— Le résultat est pas mal, mais tout ce maquillage était obligatoire ?
— Pour quelqu'un qui se pointe à une fête en sweat à capuche, absolument. Comment tu comptes attirer des mecs dans tes filets, sinon ?
— J'en sais rien, avec de la conversation, par exemple ?
— Oh, Charlie, la conversation, ça ne fonctionne pas. Avant de t'adresser la parole, rappelle-toi que les hommes sont dotés d'yeux.
— Et d'un cerveau, j'ose espérer.
— Si tu veux parler de celui qu'ils ont entre les jambes...
Elle lâche un rire graveleux qui me fait sourire.
— De toute façon, tu perds ton temps. Je ne suis pas venue ici pour me trouver quelqu'un.
— Ouais, je sais. Mais t'as besoin de te changer les idées et je compte bien t'y aider.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top