|Été|

Un homme voyageant seul traversait un petit chemin de terre sèche que certains anciens appellent encore aujourd'hui « Le passage aride ». Ce passage était en effet voisin à une clairière déserte et celle-ci semblait presque morte depuis que l'herbe y avait brulé à la suite des importantes chaleurs de ce mois d'août. Sous ses pas, les cailloux s'entrechoquaient dans un crissement désagréable. Il portait une chemise blanchâtre délavée par les nombreux voyages et le temps passé sur les routes, comme on pouvait le deviner aussi à la vue des tâches et de la terre étalées sur certains de ses pans. L'un de ses boutons, près du col, était défait. Son pantalon de cachemire marron paraissait tomber sur ses cuisses, attiré irrésistiblement par la pesanteur. Un seul de ses bas de revers était rentré dans sa chaussure de cuir noir dont les lacets avaient également été faits à la hâte. Il pouvait avoir cinquante ans, peut être soixante. Son visage ridé était barré de plis distincts sur son front et ses joues. Ses lèvres fines, craquelées aux commissures, laissaient paraître encore davantage le temps qui avait rattrapé le pauvre homme. La transpiration ruisselait sur ses tempes, raidissant ses cheveux gras posés en broussaille sur sa tête et sur le devant de son front. On pouvait discerner un léger début de calvitie sur le haut de son crâne dont les cheveux gris cendrés en traçaient les contours, telle une île posée sur la mer. Il avait une allure robuste et les épaules carrés, mais sous un autre angle de vue, on pouvait aussi apercevoir son intense fatigue et ces mêmes épaules s'affaissant, vieillies par les années.

Le soleil était à son apogée et laissait pourtant derrière lui une trainée rouge-orangé, trace de son passage et de sa traversé du ciel qui, inhabituellement, paraissait dégagé de tout nuage et quelque autre avion. Seuls les oiseaux fendaient quelques fois la beauté inégale de cette voûte de soirée. Celle-ci était d'ailleurs particulièrement chaude pour la saison, presque étouffante. L'homme sortit soudain de sa poche droite un petit mouchoir blanc et troué avec lequel il s'épongea le front. Il le remit ensuite dans sa poche et, alors qu'il marchait toujours, il aperçut au loin une bifurcation.

Le chemin se divisait en deux autres plus étroits et moins engageants. Ces derniers étaient semblables en tout point, la poussière et la terre y régnaient partout en maîtres et les bordures des deux routes étaient inondées d'ordures en tous genres ; des sacs en plastiques, des paquets de cigarettes et des canettes de soda dont les marques de publicité ressortaient avec persistance. Seules quelques touffes d'herbe sèche pointaient exceptionnellement leurs tiges par endroit. Les cailloux avaient été comme déposés volontairement pour empêcher les voyageurs trop soignés d'y poser ne serait-ce que leurs souliers. Il put même apprécier la vue immonde d'une bête morte, désormais méconnaissable, trônant au milieu du chemin de gauche, sûrement écrabouillée par un véhicule quelconque. Alors qu'il se rapprochait de la bifurcation, il constata qu'il y avait des panneaux d'indications. Deux flèches taillées dans le bois, rongées par le temps, et dont le poteau avait terni dans les coins. Tout en s'approchant, il essaya de distinguer les mots avec une grande difficulté. Les lettres peintes en blanches étaient assez effacées, mais on pouvait tout de même lire sur celle de gauche « Vil age de a Ravine » et sur celle de droite « Relais e la Plaine ». Il fut saisi de surprise en apercevant un petit garçon devant ces dernières. Il s'étonnait de ne pas l'avoir vu avant. C'est comme si, durant une fraction de seconde, celui-ci avait été invisible, absent du monde physique. Le garçon avait le dos tourné à l'homme et il regardait avec intérêt les indications. Il avait des cheveux courts coiffés en brosse qui miroitaient d'un éclat roux, rappelant à l'homme le renard qu'il c'était permis de libérer il y a peu d'un piège d'un chasseur et dont il avait soigné la patte, au cours de ses excursions à travers les âges. L'enfant portait une camisole blanche sous un pantalon à bretelles vert qui penchait vers la couleur foncée des houx d'hiver et dont les pommettes rouges étaient en quelque sorte leurs fruits. Il frottait l'un de ses pieds chaussés de vieux sabots contre la terre, laissant une trace nette sur le terrain. Il semblait tout droit sorti d'une de ces photographies du vingtième siècle, de noir, de gris et de blanc. L'homme s'approcha donc du garçonnet. Celui-ci ne se retourna pas, trop préoccupé par les noms des différents lieux. L'homme toussota pour avertir de sa présence. Le gamin se retourna, non pour le moins étonné de la présence du vieillard sur des chemins aussi peu fréquentés et difficiles.

- Aurais-tu besoin d'aide petit ? Demanda l'homme après avoir mis ses mains dans les poches de son pantalon. Le garçon sembla réfléchir, puis il leva les yeux aux ciels.

- J'ai un problème et j'en suis bien embêté monsieur. Il fronça les sourcils et fit une moue boudeuse assez amusante.

- Et pourquoi, si je ne suis pas trop indiscret, jeune homme ?

Le petit leva les épaules pour les laisser retomber lourdement en soupirant.

- Et bien... je ne désire aller dans aucune de ces directions.

- Pourtant, tu en seras bien malgré tout obligé. À moins que tu veuilles faire demi-tour peut-être ? Où voudrais-tu allez sinon ?

Les traits du gamin s'étirèrent en un sourire ennuyé.

- Mais si je n'en avais pas envie. Si je voulais suivre mon propre chemin, s'enthousiasma-t-il. Moi je veux aller là-bas. Il pointa l'horizon derrière les pancartes. Entre ces deux chemins tout tracés. Le vieillard s'inquiéta.

- Mais il n'y a probablement rien dans cette direction. Alors que les deux autres chemins te conduiront, au choix, dans des lieux que tu connais, ou bien, dans un nouveau village que tu découvriras. De plus, ton père doit t'attendre à la maison.

- Oui, mais ce n'est pas moi qui l'aurais voulu. N'aurais-je pas le droit de suivre mon propre chemin ? De décider qu'elle direction prendre ? Le garçon s'emportait maintenant, et il s'exprimait bien plus fort qu'il n'en était nécessaire. C'était un cri du cœur qui sortait de ses poumons et dans son flot de paroles. N'aurais-je pas le droit de faire des découvertes ? D'éviter les destinations qui me sont imposées ? De contourner les obstacles sur mon passage ? Après tout, ne suis-je pas libre ? Et pourtant, pourtant... Partout où l'on va, nos directions sont déjà définies, nos trajets tout tracés, nos goûts, nos habitudes, notre vie... et même notre métier. Il s'arrêta, à cour de souffle. L'homme se tut, ne sachant quoi répondre à une telle tirade. Cet enfant, pensa-t-il, a des réflexions beaucoup trop adultes pour son âge.

- Monsieur, murmura l'enfant. Il marqua une longue pose, réfléchissant soigneusement aux mots qui, dans ce contexte, seraient les plus appropriés.

- Si je voulais voyager et non devenir avocat comme mon papa me la souvent répété, qu'est-ce que cela ferait ? Je ne veux pas rester assis à un bureau éternellement, que ce soit un bureau d'école, de collège, de lycée, d'université ou d'avocat. Je veux pouvoir partir là ou bon me semble, sur des sentiers que j'aurais tracé de mes crayons de couleurs, et qui feraient le tour du globe terrestre, comme celui qui est dans la classe. Les bras levés, symbolisant, d'après le gamin, le monde, il hurla. Il avait laissé un cri de rage s'échapper, et il l'avait lancé contre tous les pères du monde qui s'obstinaient à choisir des orientations pour leurs fils. Contre tous ceux avec leurs stylos en argent qui reflètent la lumière des lampes de bureaux lors des soirées de travail supplémentaire. L'homme le comprit.

- Comment t'appelles-tu mon petit ? Demanda-t-il finalement.

- Vincent. Sur la dernière syllabe de son nom, le garçon parut comme s'estomper. Il disparaissait de la réalité sans la moindre inquiétude, avec un sourire comblé et satisfait de lui. L'homme non plus ne s'émut pas. Il ouvrit simplement sa poche gauche, qui était aussi propre que de la porcelaine précieuse, comme celle que l'on garde sur les étagères à l'égale d'une riche exposition, faisant ainsi de cette dernière, la fierté de la maison. Il en sortit une photo en noir, gris et blanc où il était inscrit sur la bordure blanche la date de « 1938 ». Il la contempla profondément, un petit sourire nostalgique en coin. Il y avait, à gauche, un homme de son âge, peut-être un peu plus jeune, ses sourcils étaient froncés et sa bouche formait sur le côté un pli particulièrement stricte. Sa moustache, ainsi que ses favoris et, ses cheveux brossés avec soin en une frange droite, lui donnaient un air apathique et repoussant. Il entourait de son bras ferme un garçon à l'air taquin qui souriait de façon franche et dont la chevelure rebelle, il s'en souvient, éclatait d'un roux sauvage. Sa petite cravate relâchée autour du coup contrastait tout à fait avec la chaleur qui émanait de tout son être. Il retourna ensuite la photo et s'arrêta sur le texte écrit en minuscule sur la bordure : « Papa et Vincent ». L'homme sourit tandis qu'une larme s'échappait de ses yeux du même bleu azur que ceux de l'enfant qui était apparu à lui. Il rangea la photo avec délicatesse puis sortit une cravate identique à celle du gamin de la photo. Il y regarda le texte qui avait été cousu sur la partie sans motif, au dos de la cravate : « Pour notre futur avocat, Papa et Maman ». Il se l'attacha autour du coup s'en vraiment savoir comment s'y prendre, puis il contourna les pancartes et leurs indications toutes déterminées pour se diriger vers la direction que voulait prendre l'apparition. Au milieu même des deux sentiers de graviers. Il avança d'un pas lent. Le soleil était désormais presque couché et le ciel s'obscurcissait alors qu'il continuait toujours d'avancer, au loin, sur son propre chemin.

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