FOR YOU
La pluie tombait en abondance sur les pavés, ruisselant dans les rigoles, entraînant avec elle les détritus et autres immondices que les habitants de la ville avaient jetés sur la chaussée.
Dans la faible lueur des réverbères dont la flamme tremblotait en cette nuit de tempête, je ne pouvais distinguer que sa silhouette repliée sur le corps sans vie qu'il tenait dans ses bras.
Le sang se déversait lentement, teintant sa chemise blanche du rouge de l'ignominie.
Il posa ses lèvres sur les cheveux blonds de l'homme qu'il serrait contre lui, puis le coucha avec douceur sur la pierre grise.
Il déposa une dernière caresse sur son visage qui portait déjà le masque livide de la mort.
Il se releva et dégaina son épée qui émit un chuchotement quand l'acier de la lame rencontra le velours noir de son fourreau.
Alors qu'il avançait vers moi, un rai de lumière éclaira son regard.
Je n'y vis que de la haine, une haine pure, celle qui nous contrôle, celle qui est issue du fiel de la peine et de la douleur qui se distillent dans nos veines quand la raison nous quitte.
— Je te maudis, hurla-t-il. De tout mon cœur et de toute mon âme, je maudis le jour qui t'a vu naître. Je maudis les parents qui t'ont engendré. Je te maudis dans cette vie et dans toutes celles qui suivront et je jure devant Dieu qu'à chaque fois que tu t'approcheras de lui et que tu le feras souffrir, tu me trouveras sur ton chemin. Que je sois damné si je ne peux le protéger de toi, dussé-je te poursuivre en enfer et y perdre mon âme !
Je me réveillai en ouvrant les yeux au moment où la lame transperça mon abdomen.
Je portai instinctivement les mains à mon ventre dans lequel la douleur irradiait encore, mais celles-ci ne trouvèrent que le tissu humide de transpiration du t-shirt que je portais pour dormir.
Je restai immobile, cherchant en moi-même la force d'oublier ces images qui, à chaque fois, lacéraient mon âme.
Quand mes battements de cœur se calmèrent, je tournai la tête et regardai l'homme qui dormait profondément à mes côtés.
Celui que j'avais choisi pour embellir mes jours et que je voyais mourir chaque nuit dans une époque qui n'était pas la mienne.
De lui, je ne voyais que la touffe de cheveux blonds qui dépassait du drap qu'il avait remonté sur sa tête et ses yeux clos.
Je me tournai de son côté et l'observai. Je gravai dans mon cœur cette image de son visage dans la paix du sommeil pour effacer son expression figée par la mort qui ne cessait de s'imposer à mon esprit à chaque fois que je posais les yeux sur lui.
Les cauchemars avaient commencé deux ans plus tôt, le soir même de notre premier baiser.
J'avais toujours été un être rationnel, alors j'avais mis cela sur la nouveauté, le stress d'une nouvelle relation, la fatigue chronique qui gangrène cette époque, mais les jours passant, les cauchemars continuaient.
À chaque fois, j'y voyais Jimin mourir par ma faute dans les bras d'un inconnu dont je ne distinguais que le regard fou quand il me hurlait sa haine avant de m'occire.
Les époques et les lieux étaient différents, mais les protagonistes restaient toujours les mêmes, comme un trio maudit d'éternité qui jouait encore et encore le même scénario.
Seules les paroles qu'il prononçait de sa voix grave restaient identiques, mot pour mot.
J'avais tout essayé. Les médecines douces, le sport, les somnifères conseillés par mon médecin qui me disait de ne pas m'inquiéter et que mon cerveau d'auteur était peut-être en surchauffe, cependant, rien n'y faisait.
Chaque nuit se concluait de la même façon.
Alors, j'avais commencé à m'intéresser à des choses auxquelles je n'aurais jamais pensé croire un jour. J'avais lu des livres et des articles sur internet parlant de rêves ou de cauchemars récurrents.
La réponse était toujours la même, votre esprit cherche à vous faire passer un message concernant votre destin. Prescience ? Souvenirs d'une vie passée ? Message de l'au-delà ? Toutes les suppositions y étaient évoquées sans que l'ombre d'une réponse apparaisse.
Un jour, à bout de nerfs, je m'étais confié à un ami sans entrer dans les détails.
Il m'avait conseillé d'aller voir un homme de sa connaissance qui possédait un don de médium et, par désespoir de cause, j'avais accepté.
Je n'avais jamais cru à l'ésotérisme ni à ceux qui prétendaient pouvoir communiquer avec des entités invisibles et ainsi détenir une vérité dont nous n'avions pas idée. Et pourtant...
Le sentiment de danger imminent, qui me poursuivait à chaque réveil, m'avait poussé dans cette direction, à croire que peut-être l'inconcevable détenait la clé de mes cauchemars.
Je devais rencontrer cette personne dans l'après-midi et ne pouvais m'empêcher de me dire que j'étais devenu complètement fou à chercher des réponses irrationnelles à des rêves qui ne l'étaient pas moins.
Jimin ne savait rien de tout cela, il pensait juste que je souffrais d'insomnie et je le confortais dans cette idée.
Je n'avais jamais été capable de lui avouer que, chaque nuit, il mourrait dans les bras d'un autre de mon fait.
...
Je lui avais dit que j'avais rendez-vous chez mon éditeur, ce qui n'était pas entièrement faux.
L'homme qui m'accompagnerait dans cette quête de la vérité était Hoseok, mon conseiller littéraire et aussi l'un de mes plus précieux amis.
Il m'attendait devant la porte de l'adresse qu'il m'avait indiquée par message, une expression joyeuse sur le visage et le regard fixé sur les passants à qui il distribuait des sourires.
Hoseok était ainsi, il irradiait d'une énergie positive qu'il se faisait un devoir de faire ressurgir sur les gens, pourtant, derrière cette façade, je savais que la vie n'avait pas été tendre avec lui.
Je le connaissais depuis la fin de ses études. De lui, il ne parlait jamais, cependant, derrière son exubérance et sa joie de vivre, se cachait des silences qui en disaient long.
...
L'homme qui nous accueillit devait avoir à peine quelques années de plus que moi. Il nous fit entrer dans un bureau dans lequel la lumière de ce début d'après-midi filtrait par les fenêtres pour venir caresser les feuilles des nombreuses plantes vertes qui le décoraient.
Quelques meubles de bois clair étaient agencés avec gout et invitaient à la détente.
Un fauteuil, tissé de madras de couleur pastel, jouxtait un canapé profond. Il nous y fit asseoir avec un sourire.
L'air embaumait les effluves d'huile essentielle de citron que distillait un brumisateur posé dans un coin.
Il se présenta, mais je ne retins pas son nom, hypnotisé que j'étais par ses prunelles claires qui semblaient détenir les secrets de l'univers.
Nous échangeâmes quelques banalités et Hoseok nous laissa seuls.
Je ne me souviens pas de la teneur de la séance, mais les mots qui furent prononcés me hantent encore.
Je refusais d'en parler à Hoseok et à quiconque d'ailleurs, comme si le fait de verbaliser attirerait l'épée du destin sur moi.
Je continuais ma vie, toujours plus épuisé par mes cauchemars récurrents.
Chaque jour qui passait, je voyais l'inquiétude se lire sur le visage de Jimin qui me trouvait de plus en plus fatigué et amaigri.
J'avais perdu le gout de tout ce qui n'était pas lui.
Mes seuls moments de bonheur étaient ceux où je me perdais dans son corps en me persuadant qu'il était mien à jamais et que rien ne pourrait nous séparer.
Pourtant l'horloge de la vie continuait sa course folle et moi, je restais dans le déni de ce destin qui était le nôtre.
Je le fuyais.
Certains pensent que l'on possède le libre arbitre de vivre selon ses désirs à chaque pas que nous faisons dans la vie et j'en faisais partie... jusqu'à lui.
Cependant, la douleur de le voir succomber dans les bras d'un autre chaque nuit à cause de moi me détruisait à petit feu.
Je portais le deuil d'un vivant.
Je devais le quitter pour le sauver avant que l'horloge ne s'arrête à jamais.
...
Les derniers moments, qui nous étaient accordés, s'égrenaient lentement. Je le sentais dans chaque fibre de mon corps.
Mais comment quitter l'être aimé quand vous savez qu'il est votre tout ?
On dit que l'amour permet de soulever des montagnes, mais, quand cela se résume à s'arracher le cœur de ses propres mains, peut-on encore trouver la force de faire taire son égoïsme pour le bien de l'autre ?
Si je le quittais, je me tuais pour qu'il vive.
Étrangement, c'est celui qui m'avait condamné à l'enfer sur terre qui m'en offrit le courage.
Cette troisième personne qui se dressait entre nous comme un fantôme maudit, celui qui avait proclamé ma sentence et qui m'avait maudit à travers les âges et le temps.
Lui, l'homme qui réclamait pour sien, celui qui de ses mains réchauffait mon corps quand l'obscurité me plongeait dans les limbes de l'angoisse. Celui dont les lèvres se posaient sur les miennes pour m'insuffler cette vie que j'avais parfois l'envie de quitter pour ne pas souffrir de son absence programmée.
Lui, l'homme sans visage qui avait hanté mes nuits en me maudissant inlassablement pour me punir de lui avoir dérobé l'amour de Jimin.
Lui, dont je voyais enfin les traits.
...
Ce matin-là, quand j'ouvris les yeux, mes larmes coulaient encore sur mes joues.
Le moment était venu.
L'horloge terminait sa course.
Je me redressai lentement et me rendis dans le dressing. J'enfilai un jean et un sweat-shirt, puis je jetai mes papiers et un peu d'argent dans un sac avec des affaires de rechange.
Je pris place au bureau de notre chambre.
Jimin dormait encore.
J'observai son visage en gravant dans ma mémoire chacun de ses traits, même si je savais que jamais, je ne pourrais les oublier.
Ils vivraient en moi pour toujours comme l'amour que je lui portais.
Je détournai la tête et commençai à rédiger une lettre à son intention.
Les mots coulaient comme autant de larmes sur mes joues.
Quand j'eus fini, je pliai le vélin et le glissai dans mon sac, puis m'approchai doucement du lit.
Je me baissai et posai une dernière fois mes lèvres sur les siennes. Il remua faiblement en poussant un soupir avant de se tourner sur le côté pour enfouir sa tête dans l'oreiller.
J'eus un dernier sourire pour lui, un dernier sourire tout court et reculai avant que le courage ne me quitte.
Je sortis de cette maison qui avait abrité les chuchotements de notre amour sans un regard en arrière, incapable que j'étais de me retourner.
Je montai dans ma voiture et me dirigeai au sud de la ville.
La circulation était fluide à cette heure matinale. Seuls quelques véhicules roulaient.
Je me garai devant un immeuble que je connaissais bien. J'y avais passé de nombreuses soirées avec Jimin et quelques-uns de nos meilleurs amis.
Je descendis de la berline et entrai dans le hall de l'immeuble. Je montai les marches deux par deux comme si perdre une seule seconde pouvait me faire changer d'avis.
Je frappai à la porte et attendis.
Le meilleur ami de Jimin m'ouvrit la porte, les cheveux décoiffés et les yeux encore remplis du sommeil dont je l'avais tiré.
- Taehyung ?
Je sortis la lettre de mon sac et la lui fourrai dans les mains.
- Donne-la à Jimin, dis-je simplement avant de tourner les talons et de partir en courant.
Je ne me retournais pas quand je l'entendis m'appeler et me précipitai dans ma voiture pour démarrer sur les chapeaux de roues en direction de l'aéroport.
Je pris un avion pour l'Europe et disparus.
...
Les années défilèrent sans que je sois capable de prononcer son nom.
Son souvenir ne me quittait pas, il était gravé dans ma peau comme le plus beau des tatouages.
Je souffrais de ce malheur que je m'étais infligé alors, j'écrivais comme si les mots pouvaient panser ma blessure.
Il n'en fut rien.
Il me chercha, mais je refusais tout contact.
Je mis sur le papier notre histoire en espérant qu'il la lise et qu'il comprenne ce que j'avais été incapable d'écrire dans la lettre.
Puis, un jour, il arrêta...
Hoseok ne m'abandonna jamais et resta mon meilleur ami.
Je ne lui avais jamais raconté pourquoi je l'avais fait, néanmoins je crois qu'il l'avait compris depuis le début.
Un jour, il m'informa que Jimin avait refait sa vie et qu'il avait enfin tourné la page.
Les larmes que je n'avais plus versées depuis mon départ dévalèrent mes joues, une dernière fois.
Ma tristesse m'avait quitté, laissant la place à un vide abyssal qui ne se comblerait jamais.
Je n'eus pas besoin de lui demander avec qui. Je le savais.
Il l'avait suivi dans toutes ses vies dans lesquelles je l'avais aimé et tué.
Jusque dans celle-ci, où ses traits m'avaient enfin été révélés afin que je puisse accomplir leur destinée, et non la nôtre.
Il était son âme sœur et j'étais leur malheur.
Cet homme qui était à ses côtés avant même que je ne porte les yeux sur lui, cet homme à qui j'avais remis la lettre.
Son meilleur ami, Min Yoongi.
Je continuais d'écrire cette passion que je n'avais pu vivre pour l'amour de lui en espérant que les mots s'envoleraient jusqu'à son cœur.
Je ne refis jamais ma vie.
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