23- Un sourire qui cache tant de douleur







      Je m'appelle Amya. Amya Teller. J'ai 15 ans et je suis en Seconde au lycée public de ma petite ville. J'habite avec ma mère, mon beau-père, ma petite demi-sœur, et ma grand-mère maternelle.

   En pleine nuit. Je ne vois que du noir. Je ne rêve pas. Mon cerveau n'a rien à imaginer, et il demeure vide jusqu'au petit matin.

   Mon réveil sonne. 7h00. Je n'ai pas envi de me lever. Pas du tout. Je ne trouve aucun intérêt à me lever pour aller en cours. Je m'enfonce sous ma couette, respire et profite du calme de la pièce. Rien. Rien que du noir.

   Je sais que, chaque matin, je pourrai rester ainsi toute la journée, sous ma couette à contempler l'obscurité.

   Mais je me lève. Me lève malgré tout pour affronter la journée. Me lève contre ma volonté. Mais me lève quand même.

   Je descends une à une les marches de l'escalier. Elles me semblent interminables. J'entends des voix provenant de la cuisine. Je respire un bon coup, frotte mes yeux et affiche sur mon visage un sourire avenant.

   Puis j'entre dans la pièce. Sous ce masque de fausse joie.

- Bonjour Maman, bonjour Patrick, bonjour Laurie, bonjour grand-mère, je leur dis

- Bonjour Amya, me répond ma mère, un peu distraitement, occupée à babiller ma demi-sœur de 3 ans

- Bonjour Amya, renchérit mon beau-père avec un sourire franc, que je lui rends –le mien étant légèrement forcé

- Bonzour Amya, gazouille Laurie avec un sourire éclatant

- Bonjour ma belle, viens me faire un bisou, me réclame ma grand-mère

   Je me force à aller la voir pour déposer un baiser sur sa joue, puis me dirige vers ma demi-sœur pour lui faire de même sur le haut de la tête. Ça fait plaisir à Maman. Puis je vais m'asseoir lourdement sur la chaise qui m'est destinée. La lumière de la cuisine m'aveugle. Je repense à mon lit, ma couette, le calme, la solitude, et le noir. Le noir. Il me manque. La solitude également.

   Je n'ai pas faim, comme chaque matin. Mais pour faire plaisir à Maman, je me sers du lait avec des céréales et un jus d'oranges. Je jette un coup d'œil à ma mère. Elle me regarde. Me sourit. Regarde mon petit déjeuner avec satisfaction. Puis repose son regard sur Laurie, qui s'amuse à jeter de la compote autour d'elle.

   Je me force à faire la conversation à grand-mère. Je sais qu'elle n'aime pas que je ne parle pas, que je m'enfonce dans un mutisme profond. Alors je lui parle de tout et de rien. Elle me sourit tendrement et me caresse la main.

    Après le petit déjeuner que j'eus mangé malgré le fait que je n'ai pas faim, je remonte à l'étage. Me prépare. Me brosse les dents, puis me déshabille et enfile distraitement l'uniforme de mon lycée. Ma mère entre dans ma chambre. Pour lui faire plaisir, j'attache mes cheveux. Voilà, une queue de cheval haute, comme elle aime.

   Je mets le bracelet que ma grand-mère m'a offert, plaqué or avec des pierreries démodées qui appartenait à sa propre mère. Je sais que ça lui fait plaisir, que je le mette. 

- Bonne journée Amya, me dit alors ma mère

- A toi aussi, lui dis-je

   Elle me détaille de la tête au pied, s'assure que je n'ai rien oublié, puis me dépose un baiser sur le haut du crâne. Je sors de chez nous et emprunte le chemin du lycée d'une démarche trainante.

   Au bout de la rue, je vois mon amie, Pénélope. Je remplace ma démarche par des sautillements gais, et un sourire sur le visage, je trottine jusqu'à elle.

- Salut Amya, me dit-elle

- Salut Péné.

- Mon sac est super lourd ! gémit-elle (elle me regarde alors et me fait des yeux de chien battu). S'il te plaît, s'il te plaît, s'il te plaît Amya, tu peux me le porter ? S'il te plaîîît je vais me casser le dos...

   J'aimerai lui rétorquer que moi aussi mon sac est lourd, que moi aussi je pourrais me casser le dos. Mais je lui souris.

- Bien sûr, lui fis-je en lui prenant son sac sous le soupir soulagé de sa propriétaire

   Pénélope commence à gambader joyeusement sur le trottoir. Je la suis derrière elle, ralentie par le poids des deux sacs. Nous arrivons bientôt devant le lycée. Péné me jette un coup d'œil par dessus son épaule.

- C'est pas trop lourd ?

   Mes épaules me font horriblement mal, mon dos est plié en deux, et je menace de m'effondrer d'un moment à un autre.

- T'inquiète, lui dis-je avec un sourire

    Nous arrivâmes en cours de français. Je suis assez douée dans cette matière, bien que je m'en fiche éperdument. La prof, Mrs Derreau, me regarde avec un sourire dévoilant ses dents blanches.

- Bonjour Amya ! me lance t-elle d'un ton un peu trop gai à mon gout

   Je m'empêche de soupirer et lui rend son sourire. J'entends des gloussements derrière moi. Il n'y a qu'à moi que Mrs Derreau fait ça. Je suis la chouchou de la prof de français. C'est bien connu.

   Je me dirige vers ma place habituelle, vers le fond à gauche près des fenêtres, et je sens Pénélope s'installer à côté de moi. Je pose son sac sur sa chaise, et je croise son regard suppliant.

- J'ai une compétition de gym ce week-end, s'excuse t-elle avec une petite voix, il ne faut pas trop que j'en demande à mon dos...

   Elle continue de déballer ses excuses à la noix pendant que j'installe son sac sur le dossier de sa chaise puis sort ses affaires de français. Péné me jette un regard reconnaissant.

- Amya...?

   La prof m'appelle. Je sens mes joues s'empourprer quand tous les élèves se tournent vers le fond de la salle, leurs yeux posés sur moi.

- Ou...oui..?

   Je toussote pour excuser mon ton bégayant, et adopte un air sûr de moi.

- Ne veux-tu donc pas venir à l'avant de la classe ? me demande t-elle avec son grand sourire exagéré. Ça me ferait plaisir que ma meilleure élève soit au premier rang...

   Un silence pesant se fait dans la classe. Tous les regards sont rivés sur moi. La plupart sont noirs et me fusillent, d'autres sont dégoutés et seulement quelques uns ont l'air compatissant. Je me lève docilement avec un sourire.

- Bien sûr Madame...

   Je marche entre les rangées vers le bureau qu'elle me désigne, sentant tous les élèves me suivre du regard jusqu'à que j'atteigne ma place. Une fois que je me sois installée, Mrs Derreau déclare :

- Bien ! Nous avions travaillé hier sur le poème de...

   Le cours commença, et je luttai pour ne pas fermer les yeux, rien que pour revoir le noir que j'aimais si bien. Environ vers la moitié du cours, Mrs Derreau m'interrogea.

- Amya ma chérie, tu voudrais bien montrer l'exemple ? Tu sais si bien réciter...

   J'entendis des rires étouffés à l'entente de "ma chérie". On aurait dit une mère parlant à son enfant. Je m'efforçai de garder une respiration calme et posée et me levai. Je n'en avais aucune envie, mais si c'était pour faire plaisir...

- Bien sûr.

   Le visage enchanté de Mrs Derreau me suffit. Je me postai devant la classe et je mis à déballer les vers que je connaissais par cœur.

   Mais, tous ces adolescents qui me regardaient, savaient-ils qui se cachait sous le masque d'Amya Teller ? Savaient-ils qui elle était réellement ? Savaient-ils que je n'étais pas une intello, une adoratrice de Baudelaire et que je n'obéissais à Mrs Derreau seulement pour faire plaisir ?

   Un masque. Voilà ce qui s'affiche sur mon visage chaque fois que je croise quelqu'un. Chaque fois que je vois ma mère, ma grand-mère, Pénélope, les profs. Chaque fois que quelqu'un me parle, me demande une faveur. Une faveur. A moi, Amya. Une faveur que je leur accorde. Avec le sourire. A chaque fois.

   M'attacher les cheveux pour Maman. Faire la fille gentille devant Patrick. Accepter le fait que ma mère se soit remariée, ait eu un autre enfant. Aimer Laurie comme si elle était ma propre sœur. Mettre le bracelet immonde de ma grand-mère. Être l'assistante de Pénélope...

   Depuis dix ans. Depuis dix ans je donne tout, tout pour faire plaisir. Faire ce qu'ils attendent de moi, obéir avec le sourire... C'est ce que je m'efforce de faire depuis des années, chaque seconde, chaque heure, chaque jour. Sans penser à ce que moi je voudrais vraiment.

   Ils ne voient que le masque d'Amya Teller. Ils ne la voient pas telle qu'elle est réellement.

   Ils ne voudraient pas le savoir. Car derrière ce masque se cache de la douleur. Une douleur intense, qui me blesse le cœur et tout mon corps depuis la mort de mon père.

   Il était le seul qui me comprenait. Le seul qui tolérait mes crises de gamine, qui savait sécher mes larmes mieux que personne, qui savait me faire rire, qui savait me faire profiter de la vie. Il était le seul qui comptait réellement à mes yeux.

   Sa mort m'a brisée. Brisée de partout. De l'intérieur, aussi bien que de l'extérieur. Son décès était proie à une dépression qui l'avait fait se suicider. J'avais cinq ans, et je regrettai de ne pas lui avoir fait davantage plaisir. Je me sentais coupable de ne pas lui avoir plus souri, de lui avoir nombre de fois hurlé dessus en cause à mes caprices sans raison. Il m'avait aimé, m'avait réconforté et ne se fâchait jamais contre moi, malgré toutes les larmes que j'eus versé pour mes crises, contre le monde et contre lui. Et je ne l'avais pas remercié comme je l'aurais voulu. Je regrettai tellement que, dévorée de l'intérieur, je décidai ce jour-là de faire plaisir à tout le monde, pour que personne ne se sente coupable pour moi, et pour ne décevoir personne. J'affichai un masque de joie de vivre, et fis plaisir à tout le monde. Tout le monde, sans exceptions. C'est comme ça, depuis dix ans.

    Alors je donne. Je donne tout ce que j'ai, tout ce que les gens me demandent et tout ce que je peux leur donner.

    Un jour, je le sais. Un jour, je n'aurai plus rien. Plus rien à donner.


-Août 2018-

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