Le crayon
- Dégage!
Chloé enfonce sa tête dans ses épaules, soumise et se lève du banc avant d'aller s'asseoir par terre à l'autre bout de la cours, recroquevillée sur elle-même. Elle jette un coup d'œil au groupe de filles qui l'a éjectée du banc. Elle les déteste toutes, sans exception. Ces filles si aimées des autres et si méprisantes envers ceux qu'elles jugent "inférieurs à leur rang". Chloé ne comprend pas comment il est possible d'être aussi méchant. Elle est seule. Elle est timide. On ne la voit pas. On ne l'entend pas. Elle n'existe pas. Et pourtant, ces quatre pestes prennent un malin plaisir à la rabaisser, l'humilier et toujours lui faire une remarque. Chloé n'en peut plus.
Elle croise ses bras sur ses genoux, repliés devant elle et y enfonce sa tête avant de se mettre à sangloter. Personne ne lui prête attention. Les rares élèves à le faire détournent la tête en soupirant avec un petit rictus qui n'échappe pas à Chloé et lui fait encore plus monter les larmes aux yeux. Pourquoi tout le monde se fiche d'elle? Pourquoi n'a-t-elle pas d'amis toujours là pour lui remonter le moral? Elle n'a que sa mère. Une mère maladroite qui ne trouve pas les mots pour lui redonner le sourire et au contraire, la fait pleurer.
En passant le portail, chaque matin, elle sait que les pestes la briseront une fois de plus. Et, elles n'arrêteront que lorsqu'il ne restera rien de Chloé. Le plaisir qu'elle prennent à la voir baisser les yeux et pleurer dans un coin révulse Chloé. Jamais elle ne serait capable de tant de méchanceté. Jamais.
La cloche sonne. Elle essuie ses yeux et recoiffe à la hâte ses cheveux brun bouclés. Elle se relève, déplisse sa robe et se dirige, le dos voûté, vers le rang que forme déjà sa classe.
On la percute pour passer et personne ne s'excuse. Pourquoi le feraient-ils? Ils savent qu'elle ne dira rien, autant en profiter.
Ils rentrent un par un dans la salle de permanence, et comme toujours, Chloé se place à la dernière place libre, au premier rang. Elle sort ses affaires et déjà sent des boulettes de papier heurter son dos. Les rires étouffés des autres la mettent mal à l'aise. Elle aimerait avoir le courage de se retourner et leur dire d'arrêter, mais elle est trop timide. Beaucoup trop timide.
Chloé ouvre sa trousse et cherche son stylo. Elle tombe alors sur un crayon à papier HB. Il n'est pas à elle, mais elle a l'impression de l'avoir déjà vu. Elle sent que ce crayon a quelque chose à lui apporter, mais en même temps... elle ne sait pas. Elle a une drôle d'impression.
Elle se retourne et jette un regard soupçonneux aux têtes qui l'observent, un sourire au coin des lèvres. Finalement, elle se remet dans le bon sens et fait tourner le crayon entre ses doigts. Soudain, elle remarque des visages, des visages tristes et haineux dessinés dessus. Curieuse, elle les compte. Vingt-six. Vingt-six visages malheureux la fixent, comme si elle leur devait quelque chose. Ils lui sont tous familiers. Pourtant, elle n'arrive pas à se remémorer le contexte dans lequel elle les a rencontré. Elle a l'impression de les avoir déjà vu quelque part, mais où? D'ailleurs, les a-t-elle seulement déjà vu?
Pourquoi se pose-t-elle toutes ces questions? Après-tout, on s'en fiche de savoir si elle les a déjà vu! Ce ne sont que des dessins. Des dessins qui ressemblent plutôt à des photos, mais des dessins quand même!
Elle déteste avoir la sensation d'être la raison de leur haine. Elle ne leur a rien fait! Elle sort son scotch coloré et recouvre tous les visages, se sentant ainsi beaucoup mieux. Elle s'attelle ensuite à ses devoirs.
Le reste de la journée se passe comme d'habitude et, c'est un véritable soulagement que d'arriver chez elle. Elle s'effondre sur son lit, et s'accroche à son oreiller comme à une bouée.
Elle finit par se relever et décide de dessiner un peu avec son nouveau crayon. Elle réalise le portrait d'une jeune fille. Une jolie jeune fille. Celle qu'elle voudrait être. Elle l'habille de la dernière tenue à la mode et lui donne un sourire assuré. Elle rajoute des gens autour d'elle, l'observant avec une expression émerveillée.
Chloé aimerait tellement être comme ça. Mais ce n'est pas le cas. Elle est petite, un peu enrobée et n'a pas un joli visage. Ses traits sont même plutôt ingrats. Ses yeux noirs, et ses cheveux, tout aussi foncés, la rendent invisible. On ne la remarque pas, et si on a le malheur de poser les yeux sur elle, on l'oublie aussitôt. Son malheur n'atteint personne. Les gens se fichent d'elle, tant qu'ils ont leur petit confort et qu'elle ne les embête pas.
Elle soupire et se dirige vers le salon où elle allume la télévision et la regarde jusqu'à l'arrivée de sa mère.
- Tu as passé une bonne journée, ma chérie? demande-t-elle, enjouée, pour redonner le sourire à sa fille.
Elle sait que non. Elle sait que chaque jour est une torture pour Chloé, mais elle se dit que si elle est de bonne humeur, peut-être sa fille sera plus joyeuse?
Hélas, c'est tout le contraire. Chloé a l'impression que sa mère ne voit rien. Qu'elle ne se rend pas compte de son désespoir.
Elle soupire et se lève, sans prendre la peine de répondre. Toutes deux mangent en silence et Chloé se couche aussitôt le repas terminé. De sombres cauchemars agitent sa nuit, comme toujours et c'est tôt qu'elle se réveille en sursaut.
Elle se lève, comme elle en a l'habitude et allume la lumière avant de s'asseoir à son bureau. Là, elle trouve une feuille vierge. La feuille sur laquelle elle avait dessiné. Incrédule, elle retourne le papier et découvre qu'il est aussi blanc de chaque côté. Que s'est-il passé? Qui le lui a pris?! Son dessin était si réussi! C'est injuste!
Rageusement, elle se lève et se dirige vers la cuisine, prendre un verre de lait. Elle se sert généreusement, et après avoir rangé la brique de lait, elle prend son verre et commence à marcher dans la cuisine, tout en buvant. En passant devant le four, elle se fige. Chloé avale de travers et se met à tousser. Quand elle parvient à respirer correctement, elle relève les yeux, et cette fois, lâche son verre qui se brise sur le sol, répandant du lait un peu partout. Elle tâte son visage sans cesser d'observer son reflet, figée de stupeur.
C'est impossible. La fille qui la fixe ne peut pas être elle! Ce n'est pas son visage! C'est celui de... c'est celui de son dessin.
- Chloé? demande sa mère en entrant dans la cuisine, pieds nus, encore endormie. Mais qu'est-ce qu'il se passe?
- Maman... tu... tu as vu mon visage?
Elle fronce les sourcils et bâille:
- Chloé, est-ce que tu peux m'expliquer pourquoi est-ce que ton verre est par brisé terre et ce que c'est que cette histoire de visage? Il est trois heures!
Chloé est incrédule. Sa mère ne voit pas le changement?
- Euh... excuse-moi maman. C'est rien. Je vais nettoyer, bredouille-t-elle en s'agenouillant pour ramasser les débris de verre.
Tout en passant l'éponge, après avoir retiré les bouts de verre, Chloé se demande si elle rêve ou si un miracle s'est produit. Elle ne trouve aucune réponse et retourne se coucher. Bien évidemment, elle ne dort pas une seconde et se relève quelques heures plus tard, la tête toujours embrouillée d'autant de questions. Elle ouvre son placard et...
- Mais... Ah!!!!! J'y crois pas!!!!!! hurle-t-elle en attrapant la magnifique tenue qu'elle avait dessinée hier.
Elle la sert contre son cœur, n'osant toujours pas y croire. C'est le plus beau jour de sa vie.
***
Quand elle sort de chez elle, elle rayonne de fierté. Elle s'applique à marcher avec assurance et distinction et arrive au lycée. Là, elle marque une courte pause, hésitante. Finalement, elle inspire et avance fièrement.
- Chloé! s'écrie Noëlia (une des quatre pestes) en courant vers elle.
Elle la prend par l'épaule, comme une vieille amie et commence à lui parler activement. Chloé n'écoute absolument pas. Elle ne comprend rien à ce qu'il se passe.
La journée qui s'écoule est de loin la plus belle. On la respecte. On la regarde avec ce petit air jaloux, et en même temps, tellement admiratif et respectueux. On l'appelle. On l'attend. On la laisse passer. On s'efface sur son passage.
Quand Chloé rentre chez elle, le soir, elle se jette sur son lit, mais, pour une fois, c'est de joie et non de fatigue. Elle s'assoit à son bureau et dessine à nouveau, mais cette fois, c'est un de ses rêves qu'elle dessine, pleinement consciente du pouvoir de ce mystérieux crayon.
***
Les mois passent et peu à peu, Chloé oublie sa vie d'avant. Elle oublie à quel point elle a pu être malheureuse et ne garde en mémoire que sa nouvelle vie. Celles qu'elle surnommait autrefois les "quatre pestes" sont aujourd'hui ses meilleures amies. Elles et Chloé sont maintenant soudées comme les doigts de la main. Des sujets comme la mode, la maquillage, l'argent, qui ne l'intéressaient pas (qu'elle jugeait même futiles) sont aujourd'hui ses préférés. Elle ne parle presque que de ça et ne se rend pas compte à quel point sa vie d'avant était plus riche. Elle croit avoir compris que les "quatre pestes" ne sont pas futiles, car elles sont comme elle. Mais en réalité, c'est elle qui a changée et est devenue futile. Tout ce qu'elle veut, c'est plus d'amis, plus d'argent, plus de vêtements, plus de reconnaissance, plus de tout. Elle veut être mieux que les autres et est même prête à les écraser.
Elle a sombré dans la futilité depuis déjà plusieurs mois, mais ce n'est que le 18 mars qu'elle change vraiment. Car, ce jour-là, une nouvelle arrive au lycée. Une jolie rousse, au visage jovial et sourire facile. Le problème, est que cette nouvelle n'est pas comme elles. Elle s'habille simplement et ne se prend pas la tête. Un peu garçon manqué, elle séduit aussitôt les garçons qui se désintéressent des cinq pestes.
Rongées par la jalousie, elles s'arrangent alors pour que Lauriane, la nouvelle, devienne la risée de tout le lycée. Elles lancent des tonnes de rumeurs qui, au début, ne persuadent personne. Mais, au fil des semaines, les lycéens se désintéressent de Lauriane et vont même jusqu'à se moquer. La pauvre ne comprend rien. Pourquoi ces cinq filles lui veulent-elles tant de mal? Qu'a-t-elle fait?
Chloé, la jugeant gênante, décide de lui pourrir la vie. Inconsciemment, elle se venge pour tout ce que les quatre pestes lui ont fait subir. Elle l'enfonce plus bas que terre, et bientôt, Lauriane arrive le matin, recroquevillée sur elle même et sanglote dans un coin de la cours aux récréations.
Quelques jours plus tard, Chloé s'assoit à son bureau cherchant quoi dessiner. Elle a tout. Et, le fait de le savoir lui suffit. Mais aujourd'hui, elle veut que Lauriane disparaisse. Elle la hait et ne se sentira apaisée que lorsque celle-ci ne sera plus là. Elle se met alors à chercher son crayon mais ne le trouve pas. Elle lâche un cri de rage et balaye son bureau de la main, jetant toutes ses affaires à terre. Elle retourne toute sa chambre, mais le crayon reste introuvable.
Le lendemain, elle est d'une humeur massacrante. En permanence, il lui semble voir un crayon familier dans la trousse de Lauriane. Elle se lève, sans en demander la permission, de toute façon, personne n'oserait lui faire de réflexion, et se dirige vers la table de la jolie rousse. Elle prend sa trousse et cherche le crayon mais, curieusement, ne le trouve pas.
Lauriane baisse la tête. Elle n'ose plus se rebeller. Elle est devenue timide. Trop timide.
Chloé jette sa trousse et retourne à sa place, rageusement. Elle observe son ennemie et revoit le crayon à plusieurs reprises, dans la trousse. Mais, quand elle le cherche, il disparaît. Une certitude germe soudain dans son esprit; l'histoire se répète.
Elle rejoint ses amies et demande:
- Les filles? Vous étiez "normales", mais vous avez trouvé un crayon qui vous a fait devenir populaires, n'est-ce pas?
Toutes les quatre rougissent et échangent des regards gênés.
- Oui, avoue Noëlia d'une petite voix. J'étais harcelée avant. Je n'ai jamais osé vous le dire. J'avais peur que vous ne vouliez plus de moi.
Les trois autres racontent la même chose et Chloé hoche la tête. C'est bien ce qu'il lui semblait. Elle partage alors un plan machiavélique avec ses amies et elles échangent des regards ne présageant rien de bon. Elles se sourient et se séparent.
En sortant du lycée, Chloé court après Lauriane, s'éloignant d'un pas pressé.
- Attends!
Elle se retourne, avant de reprendre sa route, encore plus rapide.
Chloé la rattrape et lui prend le bras, la forçant à s'arrêter. La jeune fille lève des yeux larmoyants vers elle et son étonnement est incomparable.
- Tu sais, Lauriane, j'étais harcelée avant. Mais... j'ai réussi à m'en sortir. J'ai un peu oublié ce que c'était dernièrement et... excuse-moi. Je regrette d'avoir été si odieuse.
La jolie rousse ne répond rien.
- Tu as trouvé un crayon qui ne t'appartenait pas dans ta trousse, n'est-ce pas?
Elle hoche la tête, hésitante.
- Tu t'en ai servi?
- Non.
Chloé réprime un sourire. Parfait.
- C'est un crayon... hum... comment dire? Magique. Ce soir, prends une feuille et dessines-y ce qui pourrait t'arriver de pire si le harcèlement continuait. Dessine-toi malheureuse. Dessine-toi... morte. Car, le harcèlement conduit souvent au suicide. Ce crayon t'évitera alors tout ce que tu dessineras. C'est comme ça que je suis devenue celle que je suis aujourd'hui. J'ai dessiné tout ce qui pourrait m'arriver de pire et aujourd'hui, je suis celle que j'ai toujours rêvé d'être. Tu peux devenir qui tu veux grâce à ce crayon!
- Tu la laisses tranquille, t'as compris?!
Elle se retourne et croise le regard d'une jeune fille aussi rousse que Lauriane. Leurs visages se ressemblent. Sans doute sa sœur aînée.
- Je sais qui tu es! aboie-t-elle. Ne t'approche plus de Lauriane! C'est quoi cette histoire de crayon magique ou je sais pas quoi?! Laissez-la tranquille maintenant!
Elle prend Lauriane par les épaules et toutes deux s'éloignent. Chloé pince les lèvres. Espérons que Lauriane écoute ses "conseils".
***
Le lendemain, Chloé se précipite vers ses amies et ensemble, elle guettent Lauriane. Celle-ci ne vient pas de la journée. Elles échangent des sourires complices et, pour en avoir le cœur net, décident de se rendre chez elle.
La porte n'est pas verrouillée. Elles entrent et trouvent facilement la chambre de leur victime. Elles découvrent des feuilles blanches, mais Lauriane a dû appuyer fort sur son crayon, de douleur, sans doute car un dessin apparaît en surbrillance. Lauriane s'est dessinée pendue.
Les cinq pestes échangent des regards complices et explosent de rire. C'en est fini de Lauriane! Elle ne viendra plus les embêter!
Chloé récupère le crayon et elles s'apprêtent à sortir quand elles se figent. La sœur de Lauriane est là, face à elle, le visage baigné de larmes, une expression haineuse la défigurant.
- Vous êtes contentes?! demande-t-elle sarcastique. Vous avez eu ce que vous vouliez! Mais quel genre de monstre êtes-vous pour aller jusqu'à tuer quelqu'un?!
- On ne l'a pas tuée, dément Noëlia.
- Mais merde! Elle s'est pendue! Ma sœur adorée, ma petite Lauriane s'est pendue! À cause de vous!
Les cinq filles échangent des regards innocents. La sœur de Lauriane aperçoit le crayon dans les mains de Chloé et le lui arrache.
- Et en plus, vous la volez?
- Non, c'est à moi, contredit Chloé.
- Ah oui?
D'un geste colérique, la jolie rousse le casse en deux.
***
Chloé se lève comme chaque matin et s'habille en jetant un regard triste à son reflet, si laid.
Comme tous les jours, elle entre la tête dans les épaules, le dos voûté et ignore les moqueries des autres. On la bouscule, on l'insulte, mais elle n'y fait pas attention.
Elle entre en salle de permanence et s'assoit tandis que des boulettes de papier rebondissent dans son dos. En ouvrant sa trousse, elle tombe sur un crayon à papier HB. Il n'est pas à elle, mais elle sait qu'elle l'a déjà vu quelque part. Elle sent qu'il peut lui apporter quelque chose, mais en même temps, lui nuire. Pourquoi a-t-elle cette impression?
Il est d'ailleurs étrange. Des visages tristes et haineux recouvrent la totalité du crayon. Leur haine et leur douleur semble se concentrer sur elle. Comme si elle leur avait fait quelque chose de mal. Une jeune fille rousse attire son attention. Tous ces visages lui sont familiers, mais celui-ci en particulier. Elle a l'impression de l'avoir vu récemment, mais où?
Elle hausse les épaules et, s'ennuyant, les compte.
Vingt-sept. Vingt-sept visages recouvrent le bois du crayon.
--
Voilà, c'est la fin de cette nouvelle!
Désolée, je n'ai pas réussi à la faire joyeuse. Je crois que j'en suis incapable... Mais il fallait vraiment que je l'écrive parce que j'ai un message à passer:
STOP AU HARCÈLEMENT!!!!!!
Je connais beaucoup trop de monde qui s'est fait harcelé ou pour qui c'est encore le cas, donc, s'il vous plaît, aidez-les. Ne les rabaissez pas, mettez-vous à leur place.
Voilà. C'est tout.
Bonne soirée, j'espère ne pas vous avoir trop sapé le moral...
Cécilie
PS: La prochaine fois, je vais essayer de la faire joyeuse, mais, je ne suis vraiment pas sûre d'y arriver.
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