Quatre chiffres pour une vie

Genre : réalisme.

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-Five, six...And five, six, seven, eight !

Quatre chiffres. Ma vie se résume à quatre chiffres. Quatre petits chiffres de rien du tout, mais quatre petits chiffres importants.

Je souris vaguement. Pourquoi utiliser ces chiffres-là ? Cela me fait penser à mes années de scoutisme lorsque l'on clamait tous en cœur « Six, quatre, demi » avant de commencer une chanson autour du feu. On n'en comprenait pas l'utilité mais on le disait quand même...

-Katerina, prononce Madame Azarov, avec son accent russe à couper au couteau. Revenir à toi, je te prier, continue-t-elle.

Je ricane gentiment. Sa piètre maîtrise de la langue française l'a rendue célèbre à l'Académie Internationale de danse de Biarritz. Vous êtes nouveaux et vous n'avez encore jamais eu classe avec la fameuse Madame Azarov que vous la connaissez déjà. Elle est comme un mythe, une légende urbaine. Les rumeurs vont à tout va sur son sujet, ce qui ne semble pas l'occuper le moins du monde. Certaines ne sont pas que des racontars, mais d'autres s'avèrent complètement perchées. Je me souviens d'un petit garçon de sept ans qui était terrifié à l'idée de rentrer dans sa classe de classique. Il attendait, les membres tremblants, devant la porte où le cours avait déjà commencé depuis un bon bout de temps. J'avais passé dix minutes à le convaincre que notre chère Madame Azarov n'était pas bionique et qu'elle ne lui enverrait pas des lasers avec les yeux s'il effectuait mal ses positions.

Madame Azarov connaît ces rumeurs. Elle est même l'une des premières à les apprendre. Et elle s'en donne à cœur joie ! Je la soupçonne même d'être à l'origine de certaines, sûrement pour se divertir un peu.

-Katerina ! s'insurge-t-elle, son accent russe encore plus prononcé.

-Pardon, Madame Azarov. Je m'excuse, dis-je consciente de mon manque d'attention flagrant.

Elle me toise longuement, ses yeux bruns, presque noirs, perçant et sondant mon corps. Elle garde le menton haut, telle une danseuse étoile et un rictus mauvais se dessine sur son visage. Son corps sculpté par les années de travail et déformé par la danse se tend, tandis qu'elle se déplace tel un soldat au milieu de la salle de danse.

Certains élèves derrière moi s'agitent.

-Mon dieu ! Quelle idée saugrenue a-t-elle encore en tête ? souffle une jeune fille.

-Je ne le sens pas du tout, annonce un étudiant vraisemblablement écossais vu son petit accent.

Je marmonne. S'il y a bien une foutue rumeur qui s'est avérée être vrai dans cet établissement, c'est que Madame Azarov déteste qu'on parle, qu'on pense, même qu'on respire si ce n'est pas en rapport avec la danse. Mon manque d'attention indéniable et mes nombreuses absences lors de ses cours ne m'ont toujours pas assez appris apparemment. Je me souviens qu'elle m'avait condamnée à suivre tous ses cours de classique de la semaine, que ce soit avec des enfants ou des adultes, vu que « je passais mon temps à penser à autre chose en classe et que je devais donc récupérer mes heures perdues », selon ses dires. Oui, bien sûr. Doublé, que dis-je, quadrupler mes heures de danse pour rattraper dix petites minutes d'inattention est tout à fait justifiable. Mais c'est comme cela que ça fonctionne ici, tu marches ou tu crèves. Et si jamais tu ralentis ne serait-ce qu'un peut, tu dois te plier aux règles sévères et te battre corps et âmes pour récupérer le petit écart de niveau que tu as accumulé.

Son pied chaussé de son chausson rose parfaitement propre frappe frénétiquement le sol. J'en ai eues des punissions. Et je connais par cœur ses tics et ses réactions. Mais ce dernier signe est nouveau ; ce qui n'annonce rien de bon.

Certaines danseuses, n'ayant pas encore perçu le silence pesant qui s'était abattu sur la salle, continue de s'échauffer les pieds en effectuant quelques relevés sur leurs chaussons de classique.

Je me ronge nerveusement les ongles.

Le petit tapotement frénétique du pied de Madame Azarov s'arrête. Le silence est total et les derniers distraits suspendent leurs gestes et se retournent vers la danseuse étoile qui se tient comme un bourreau devant eux : tout le monde attend la sentence qui va m'être attribuée.

Car oui, en plus d'avoir des punitions démesurées, notre chère professeur de classique prend un malin plaisir a, on peut le dire, ridiculiser l'élève en question. Et je peux vous dire que même après avoir passé trois années à l'Académie de Biarritz, je ne suis toujours pas insensible à sa langue de vipère. Et elle le sait.

Ses yeux rendus totalement noirs par la colère me transpercent littéralement et je me tortille sur place, mal à l'aise. J'entends quelques ricanements discrets et des petits « encore elle ! » soufflés à l'un ou l'autre camarade.

-Katerina, commence-t-elle. Ma chère Katerina...

Le ton qu'elle utilise me glace le sang. Ma respiration s'accélère légèrement et le garçon derrière moi me regarde, inquiet. Il hoche lentement la tête pour me donner un peu de courage. Je chuchote un « merci » discret du bout des lèvres et il me sourit. Fichu sourire d'homme séducteur !

-Tu être un peu dissipée ces derniers temps.

Elle fixe ses mains fines et délicates et s'approche lentement de moi, tel un lion s'apprêtant à sauter sur son prochain festin.

-Ca être dommage parce que j'avais eu une bonne nouvelle pour toi.

J'avale difficilement tandis que deux émotions se disputent en moi. D'une part, j'ai envie de l'étriper pour l'humiliation qu'elle me fait subir et pour son horrible utilisation du français. Et d'autre part, j'ai envie de me terrer cent mètres sous terre pour enlever tous ces regards moqueurs, inquiets et intrigués dirigés vers ma petite personne. Ou je pourrais l'étriper puis me cacher sous terre. Cette pensée fait naître un sourire timide sur mes lèvres.

-Ophélia ? demande ma professeur d'un air doucereux.

-Oui Madame Azarov ? questionne la concernée, gentiment.

Sa voix aiguë me fait grimacer.

-Tu pouvoir dire ce qu'il se va passer bientôt ? l'interroge-t-elle.

La fameuse Ophélia semble être proie à une réflexion profonde lorsque son regard s'illumine.

-Le gala de fin d'année. Celui où des recruteurs seront présents.

Madame Azarov acquiesce de la tête.

Mon cœur s'arrête de battre, mon sang se glace, et un voile sombre se place devant mes yeux. Tout, mais pas ça. Je veux bien laver toutes les salles de l'établissement, astiquer les barres de danse jusqu'à ce qu'elles soient brillantes et parfaitement lisses, suivre des cours supplémentaires, repasser son linge, tout.

Le garçon derrière moi qui m'avait témoigné un peu de compassion quelques instants plus tôt semble blanc comme un linge. Je croise son regard dans le miroir et il soupire tristement. Je crois que je viens de perdre la seule personne qui éprouvait un peu d'empathie pour ma personne. Je me retourne quand même et essaie de lui faire passer tout mon désespoir à travers mon regard pour qu'il ne m'abandonne pas et qu'il m'aide. Mais ce dernier s'excuse et se retire : il ne peut pas s'opposer à une telle démonstration de puissance. Les larmes me montent aux yeux.

Madame Azarov, qui avait assisté au spectacle, semble jubiler de l'intérieur.

-Tu avoir compris, n'est-ce-t-il pas ? continue-t-elle dans un français toujours aussi lamentable.

Elle se tourne vers les autres danseurs et danseuses et leur ordonne de sortir et de profiter du soleil du mois de mai. Du jamais vu. Ces derniers, d'abord surpris, s'empressent de quitter la pièce en vitesse, comprenant qu'une discussion sérieuse va commencer et qu'ils ne peuvent pas y assister. Le soulagement m'envahit. Au moins, je ne serai plus humiliée devant toutes ces personnes. Comme quoi, Madame Azarov a peut-être encore un cœur.

Une fois la salle vide, elle agrippe mon épaule de sa main douce et m'oblige à la regarder dans les yeux.

-Je connaître ton problème, commence-t-elle. Mais je ne pouvoir accepter ton manque d'attention.

-Madame Azarov...

-Tu ne va danser le solo que je t'avoir prévu au gala, me coupe-t-elle.

-Mais...

Elle m'interrompt en levant sa main.

-Je devoir montrer l'exemple. Et te punir être la meilleure des solutions. A mon temps, je être comme toi. Mon professeur m'avoir privé de danser. Mais j'ai apprendre de mes erreurs.

Je baisse la tête et retiens les quelques larmes qui manquent de s'échapper. Je comprends. Si elle veut garder sa réputation, elle doit continuer à sévir.

-D'accord, Madame. Mais promettez-moi de changer cela si je m'améliore.

Intriguée par mon chantage, elle me toise d'un œil cruel. Mais après tout, mon manque d'inattention n'est pas voulu. Je suis comme ça, c'est tout. Et le pire, c'est qu'elle le sait. Cette information devait sûrement se trouver dans mon dossier parce que je ne parle pas souvent de ma maladie, de peur d'être ridiculisée comme ça avait été plusieurs fois le cas par le passé.

-Je vous promets d'être totalement attentive, de ne jamais me laisser aller, de me perfectionner encore et encore, je commence, déterminée. Ce solo va me permettre d'être engagée dans des compagnies de danse mondialement connues. Je ne peux pas manquer cette chance. Vous savez très bien que je ne peux pas changer. Alors, s'il vous plaît, promettez-moi cela.

Elle semble réfléchir. Alors que je pensais qu'elle allait accepter, elle se retourne sans un mot et quitte la pièce. Mais avant de sortir, elle me jette un dernier regard par dessus son épaule et c'est avec son accent russe habituel qu'elle me dit :

-D'accord.

Et ce simple « d'accord » a changé ma vie.

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Voici une petite nouvelle sur mon art de prédilection : la danse. Cela faisait longtemps que je voulais l'écrire mais je ne voyais juste pas comment mettre les événements en place. J'ai donc enfin réussi à coucher tout cela sur papier, même si cette nouvelle est bien différente de ce que j'avais prévu à la base.

J'espère toutefois que ça vous a plu ! Si c'est le cas, n'hésitez pas à partager, voter et commenter.

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