Innocence
Note d'auteure :
Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du Concours de nouvelles 2020 de la bibliothèque de Theux (Belgique). Le thème imposé était le suivant : Pierre, papier, ciseaux. Ces trois termes devaient se retrouver dans la nouvelle, sans pour autant en constituer le titre. Je participais pour la catégorie 15-22 ans. Malheureusement, mon texte n'a pas été sélectionné. Le voici donc rien que pour vous !
Genre : fiction générale
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Liliane frotta son visage crasseux à l'aide de ses petites mains. Elle soupira. Elle savait vers quoi elle se dirigeait. Tous les jours, la jeune fillette de huit ans se déplaçait dans les ruelles sombres de Paris, silencieusement, le visage baissé afin de ne pas effrayer les gens. Les haillons puants qu'elle portait depuis bien longtemps suffisaient à repousser les passants qui n'hésitaient pas à froncer le nez et les sourcils d'un air de dégoût.
Une fois arrivée à l'angle du boulevard, elle se dirigea vers le passage pour piétons afin de se rendre sur sa parcelle. Celle où elle avait pris l'habitude de faire la manche. Son petit bout de trottoir était propre. Elle frotta le sol de ses mains sales et s'agenouilla, déposant le chapeau qu'elle avait gardé vissé sur sa tête afin de permettre aux rares passants d'y déposer de l'argent. Elle passa une main dans sa tignasse grasse et emmêlée. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas pris une bonne douche. Liliane gémit. Elle en avait presque oublié l'odeur du savon et la sensation de l'eau bien chaude ruisselant sur sa peau.
Pour chasser cette envie, la fillette ferma les yeux, tentant de se remémorer de bons souvenirs. Mais rapidement, elle grimaça. De bons souvenirs, elle n'en avait pas. Elle avait passé ses six premières années en orphelinat avant d'être adoptée. Elle avait été heureuse ce jour-là. De ça, elle s'en souvenait. Mais le bonheur avait été de courte durée. Sa famille adoptive semblait violente et méprisante. Liliane avait eu du mal à s'adapter à sa nouvelle vie. À l'école, elle n'arrivait pas à se faire des amis, ses notes étaient catastrophiques et son comportement semblait repousser ses parents.
Un soir, alors qu'elle ne parvenait pas à dormir, elle s'était faufilée dans le couloir pour s'échapper par la fenêtre, grimper les escaliers de secours et se poser sur le toit afin de contempler les étoiles. Mais avant qu'elle n'ait fait trois pas, elle perçut des éclats de voix. Ses parents se disputaient. Elle savait qu'elle n'aurait pas dû les écouter, que c'était impoli et que ce qu'elle entendrait pourrait peut-être la blesser. Mais la curiosité prit le dessus. Elle colla sa minuscule oreille sur la porte en bois et retint sa respiration. Sa mère adoptive était formelle : Liliane n'était pas la bienvenue et devait rentrer à l'orphelinat. Alors que le père soupira et se dirigea vers la porte en bois d'un pas lourd, Liliane courut vers la fenêtre et s'évada. Elle ne savait pas où elle allait mais elle était persuadée que ça ne pouvait pas être pire que l'orphelinat.
L'air froid du mois de novembre la cueillit de plein fouet et elle grelotta dans sa robe de chambre légère. Ses petits pieds nus claquaient sur le sol alors qu'elle courait à en perdre haleine. Elle trébucha. Le choc fut violent. Elle hurla et se retrouva face contre terre. Désemparée, elle se recroquevilla sur les pavés humides, son visage inondé de larmes. Alors qu'elle pensait rester dans cette position pour l'éternité, une main à peine plus grande que la sienne se plaça devant son visage. Elle releva la tête et ce fut la première fois qu'elle le vit. Émile. Son allure et son odeur repoussante l'avaient d'abord effrayée. Mais son sourire éclatant l'avait immédiatement rassurée. Elle avait saisi cette main crasseuse sans hésiter. Si elle n'avait pas agi de la sorte, elle se trouverait actuellement dans une des chambres mornes de cet horrible orphelinat à attendre qu'on l'adopte.
Le bruit d'une pièce qui tinte sur le sol lui fit rouvrir les yeux. Un jeune homme lui avait déposé une grande pièce de monnaie. Elle était dorée. Liliane la ramassa immédiatement et la rangea dans sa poche en souriant.
Cela faisait trois jours que Émile et elle ne ramassaient presque plus d'argent. Avant, les passants s'inquiétaient de voir des enfants seuls dans la rue. Maintenant, ils déambulaient devant eux sans les voir, le regard fixé sur leurs grands journaux, la mine sévère. Comment pouvaient-ils lire sans tomber ? Un jour, elle avait vu une grosse dame en belle robe percuter un homme de plein fouet. Tous deux avaient été si concentrés par ce rectangle en papier qu'ils n'avaient pas pris la peine de regarder où ils allaient. Liliane avait bien ri. La grosse dame non. L'homme s'était maladroitement excusé et la femme avait pesté, prétextant que le monde ne tournait plus rond depuis la crise. Quelle crise ? Liliane n'avait pas eu le temps de se poser plus de questions que la femme était déjà partie.
Les heures passèrent et le chapeau vert de Liliane resta vide. En une journée, elle avait uniquement récolté une pièce de dix francs. Émile allait la tuer. Si lui non plus n'avait rien reçu, ils n'auraient que peu d'argent pour trouver de quoi manger pour les prochains jours. Peut-être que la boulangère du coin accepterait de lui donner une miche de pain ? Elle était gentille cette grosse dame. Liliane savait que, peu importe la somme qu'elle avait, la boulangère lui donnerait de quoi se sustenter.
Liliane enfonça son chapeau délavé sur son crâne et effectua le chemin inverse, le cœur lourd et l'estomac vide. Elle avait espéré toute la journée qu'on lui donne à manger. Rien qu'un petit bout de pain. Mais encore une fois, personne ne l'avait vue, ni entendu ses supplications. Faire la manche ne fonctionnait plus vraiment de nos jours...
La jeune fille soupira et se gratta le crâne. Puis le dos. Puis les jambes. De grosses croûtes se détachèrent de ses membres frêles. La dernière fois que Émile et elle s'étaient lavés, c'était il y a deux semaines. Ils avaient profité de leurs maigres économies pour se rendre dans le café du coin. Liliane n'avait pas su lire ce qu'il était écrit à l'entrée. Émile non plus. Ils trainaient depuis si longtemps dans les rues qu'ils n'avaient jamais appris à lire ou à écrire. Après avoir payé deux soupes et des petits morceaux de pain, ils s'étaient assis en essayant de ne pas dévorer leur repas de fête. Ils devaient le savourer. Pendant que l'un mangeait, l'autre se rendait discrètement aux toilettes. Liliane avait bloqué la porte comme elle le pouvait, s'était rapidement déshabillée et s'était rincée à l'évier avant de se sécher avec le petit essuie mis à disposition. C'était comme ça qu'elle se lavait maintenant.
Un coup de klaxon tira Liliane de ses pensées. Elle rêvassait de plus en plus ces derniers temps. Elle bredouilla quelques excuses et s'enfonça dans les ruelles sombres. Première à droite, deuxième à gauche. Là, entre deux bennes à ordures se situait sa maison. Émile l'avait construite à l'aide de plusieurs cartons et d'une bâche trouvée sur un chantier. Liliane s'était permise d'aménager l'intérieur à l'aide d'une vieille couverture déchirée. Leur habitat n'était pas confortable mais il suffisait à les protéger de la pluie et du vent. Les odeurs des ordures ne les dérangeaient pas. Ils semblaient tant habitués à leur propre puanteur que les bennes paraissaient propres à leurs côtés.
Émile se tenait debout, adossé contre le mur, le couvre-chef vide. Dès que Liliane le rejoignit, il comprit. Il savait à sa grimace qu'elle n'avait pas récolté le moindre sous. Il inspira bruyamment avant de hurler sa rage. Il frappa plusieurs fois le mur et secoua les bennes à ordures, produisant un boucan de tous les diables. Liliane s'approcha de lui et lui tendit la piécette dorée qu'on lui avait donnée. Émile s'arrêta subitement avant d'exploser de rire. La fillette fronça les sourcils, ne comprenant pas ce qu'il y avait de drôle à leur situation. Ils avaient faim, ils avaient soif. Ils n'avaient pas mangé depuis des jours. Comment Émile pouvait-il rigoler ?
Devant l'air contrarié de la jeune fille, il s'excusa et la remercia avant d'empocher l'argent. Il rentra dans leur abri et cacha ce précieux butin sous les draps sales et malodorants. Liliane attendit, la boule au ventre. Son ami l'avait prévenue hier : s'ils ne gagnaient pas grand-chose aujourd'hui, ils devraient trouver une solution. Émile avait tant insisté sur ce mot que Liliane en avait frissonné. Elle ne voulait pas trouver de solution. Elle voulait continuer à être Liliane et à vivre avec Émile, comme ils l'avaient toujours fait.
Le garçon passa enfin sa tête hors de leur abri de fortune et invita la jeune fille à le rejoindre. Liliane le suivit et s'assit en tailleur. Un silence pesant s'abattit sur eux. Émile déglutit bruyamment et se gratta l'arrière du crâne.
« Liliane, tu t'souviens de c'que j't'ai dit hier ? »
La jeune fille hocha la tête frénétiquement. Émile se tut quelques instants et joua avec ses mains. Liliane ne l'avait jamais vu aussi nerveux.
« Liliane, j'ai réfléchi et on n'a plus l'choix tu comprends ? »
Non, Liliane ne comprenait pas où il voulait en venir.
« On a toujours été bien. On n'a jamais volé ni rien. Mais là, on n'a pas l'choix, t'sais ? On va d'voir aller voler quelqu'chose pour manger. Sinon on va mourir tu comprends ? Tu comprends ? répéta-t-il. »
Ça Liliane voulait bien le croire. Son estomac criait famine et son corps était si maigre que ça lui faisait peur. Face au mutisme de son amie, Émile poursuivit.
« J'ai pensé à la grosse dame qui vend du pain. J'ai r'marqué une p'tite f'nêtre où on pourrait se glisser pour aller dans l'atelier. »
Liliane ouvrit grand les yeux. Voler la boulangère ? Elle qui avait toujours été si gentille et avenante, leur donnant à manger alors qu'ils n'avaient pas le moindre sous ? Elle qui ne chassait jamais Liliane du magasin alors que les clients se plaignaient de l'odeur qu'elle dégageait ? Non, elle ne pouvait pas faire cela. Elle secoua négativement la tête.
Émile soupira et lui répéta qu'ils n'avaient plus le choix. Il n'avait jamais voulu en arriver là mais il préférait voler que mourir. Et retourner dans un orphelinat était l'équivalent de la dernière option. Non, ils ne retourneraient jamais dans cet endroit. Liliane ne voulait ni mourir, ni aller à l'orphelinat. Le garçon remarqua que son amie avait changé d'avis. Il sourit et se frotta les mains, ravi de pouvoir lui expliquer son plan.
« Alors, commença-t-il, tu t'faufiles par la f'nêtre pendant que j'te fais la courte échelle...
– Comment ça je ? le coupa Liliane.
– Ben ouais, toi. T'es toute p'tite et toute maigre. Moi j'suis trop grand. »
Liliane serra ses petits poings. Émile était un peu plus grand qu'elle mais son corps semblait tout aussi frêle. Il pourrait facilement se faufiler par la petite fenêtre. La jeune fille toisa le garçon qui déglutit difficilement. Elle sourit. Il avait juste la trouille. Il avait imaginé un super-plan mais il lui fallait quelqu'un d'autre pour l'exécuter. Émile ne voulait pas se faire prendre car si jamais la boulangère les attrapait, ils seraient bons pour l'orphelinat.
« Très bien, souffla Liliane. Mais...
– Mais quoi ? cracha Émile, de moins en moins à l'aise.
– J'y vais pas. T'es aussi maigre que moi. On doit faire ça à la loyale. »
Émile fronça les sourcils.
« La loi quoi ? C'est qui celle-là ? »
Liliane pouffa de rire.
« La loyale. C'est pas une personne, nigaud. Ça veut dire que ça doit être juste pour toi et moi. On fait un pierre-papier-ciseaux pour savoir qui y va. »
Le garçon écarquilla les yeux, comprenant la tournure qu'avait pris la conversation. Il grommela mais finit par accepter :
« Ok. Mais trois manches alors. »
Liliane acquiesça et ferma son petit poing derrière son dos, tout à fait consciente que son destin se jouait à cet instant. Si elle perdait, ce serait à elle de cambrioler la boulangerie. Une goutte de sueur coula sur son front.
« Pierre... commença Émile.
– Papier... dit ensuite Liliane.
– Ciseaux ! crièrent-ils en chœur. »
Liliane, morte de trouille, avait fermé les yeux. Sa main mimait le ciseau. Elle arrêta de respirer lorsqu'elle se rendit compte que Émile avait son poing bien fermé. Il sourit, fier de lui. Il venait de gagner un point.
« Encore deux manches, précisa Liliane.
– Ouais mais j'ai quand même gagné avec la pierre, déclara Émile en riant. »
Liliane serra les dents et se concentra. La deuxième manche s'avéra catastrophique. Émile avait mimé la feuille et elle la pierre. La main sale de son ami recouvra son petit poing et il hurla de joie, l'air triomphant. Mais la jeune fille ne se laissa pas abattre. Elle décida d'à nouveau miser sur la pierre. Émile ne penserait jamais à réutiliser le papier. Sauf que ce fut exactement ce qu'il fit.
Liliane observa, impuissante, la main de son ami se refermer encore une fois autour de son poing. Elle avait perdu. La mine contrite, elle décida de se coucher dans un coin, tournant le dos au garçonnet. Émile lui tapa l'épaule en prétextant que rien de grave ne pouvait lui arriver. Si seulement il savait...
Liliane avait été incapable de fermer l'œil de la nuit. Alors que les premiers rayons du soleil se faufilaient doucement à travers la toile de leur abri, elle se leva d'un bond. Elle était si nerveuse qu'elle ne se rendit même pas compte qu'elle était épuisée et affamée. Elle secoua Émile comme un prunier afin de le réveiller. S'ils attendaient trop longtemps, ils se feraient prendre.
Le garçon protesta au début mais finit par se lever. Silencieusement, ils se dirigèrent vers la petite ruelle donnant sur l'arrière-boutique. La fenêtre était ouverte mais aucun son ne provenait de l'intérieur. La lumière était éteinte. La boulangère n'était sûrement pas réveillée. Émile tendit ses mains paumes vers le haut afin que Liliane puisse y déposer ses pieds. Sans un mot, le garçon projeta son amie dans les airs. Celle-ci attrapa in extremis le rebord de la petite fenêtre et s'y faufila rapidement. Après avoir jeté un coup d'œil à l'intérieur, elle constata que tout paraissait calme. Trop calme. Effrayée, elle se laissa tomber sur le carrelage et se dirigea vers les gros chariots où des pains refroidissaient tranquillement. On aurait dit que tout était parfaitement disposé afin qu'elle s'empare d'une miche ou deux et qu'elle s'en aille aussi vite qu'elle était venue.
Liliane prit un pain dans ses petites mains et se demanda où elle pourrait bien le mettre. Et surtout, comment allait-elle sortir d'ici ? Personne n'était là pour lui faire la courte échelle. Elle se gratta le crâne et regarda autour d'elle. Peut-être parviendrait-elle à trouver un objet qui lui ferait office de tabouret ? Alors qu'elle tournait en rond, observant chaque recoin, elle ne vit pas le mari de la boulangère entrer dans la salle. Elle ne l'entendit pas s'approcher d'elle d'un pas rageur. Surprise par la poigne ferme sur son épaule, Liliane n'eut même pas le temps de crier. Le pain tomba sur le sol et la fillette se retrouva dans les bras d'un gros monsieur qui la traînait hors de l'atelier.
Émile, impatient, attendait son amie. Il avait l'impression que ça faisait des heures que Liliane était partie. Lui serait-il arrivé quelque chose ? Le garçon secoua la tête. Non, jamais. Pas à Liliane. Il semblait tant concentré sur la petite fenêtre qu'il ne vit pas la camionnette verte de l'orphelinat se garer près de la ruelle. Il n'entendit pas les cris effrayés de Liliane qui hurlait au désespoir. Il patienta, les yeux rivés sur la seule ouverture qui donnait dans l'atelier, attendant Liliane, sans savoir qu'il ne la reverrait jamais.
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