Échouée
Les rayons du soleil se reflétaient sur la glace qui s'étendait à perte de vue. Ada, perchée sur une plateforme de bois, guettait l'horizon. L'air qu'elle expirait se changeait aussitôt en vapeur, l'empêchant ne serait-ce que d'imaginer qu'elle ne mourrait pas de froid. Son regard se porta sur le voilier, emprisonné par le gel. Il était à la fois son salut et sa malédiction.
Cela faisait maintenant trois mois que le bâtiment immobile la narguait. Les hommes persistaient à essayer de briser la glace qui bloquait la coque. Pendant ce temps, Ada surveillait qu'aucun ours n'attaque leur campement, elle posait et relevait des pièges, elle coupait du bois et renforçait les vêtements de ses camarades d'infortune avec la fourrure des quelques animaux qu'elle chassait pour l'équipage. Et malgré tous ses efforts, ils se plaignaient qu'elle ne les aide pas à libérer le navire. Elle avait envie de leur hurler de se bouger pour qu'ils survivent jusqu'à ce que les températures remontent, ce qui n'arriverait peut-être jamais.
Elle frotta ses mains, gelées malgré ses gants épais. Son ventre gargouilla, accompagné de la douleur sourde de la faim. Un oiseau piailla, il volait bas. Ada scruta les alentours, pas d'ours sur la terre, pas de voile sur la mer, des nuages dans le ciel. Mais le brouillard pouvait se lever à tout moment. Elle préférait ne pas y penser.
Un homme d'environ quarante ans sortit de l'une des tentes. Blackjack, leur capitaine, se mit à brailler, effrayant toutes les proies potentielles. Ada soupira, resserra les vêtements épais qui dissimulaient son corps de femme, puis entreprit de descendre de son perchoir.
— Adam! beugla Blackjack. Va me chercher un truc à manger! J'ai besoin de force. La baleine va venir, j'en suis certain!
Ada évita de répondre et obéit, trop heureuse qu'il n'ait toujours pas compris qu'Adam n'était pas vraiment son nom, et qu'il avait eu à son bord, une femme. Il serrait un harpon aiguisé, s'il découvrait la vérité, il pourrait bien l'embrocher. Les femmes, ça porte malheur, disent les marins.
Pourtant, c'était elle qui avait repéré la baleine depuis le haut du mât. Elle avait trouvé l'animal si majestueux, qu'elle l'avait signalé. Elle n'avait pas anticipé que son capitaine le harponnerait. Quand l'équipage l'avait tiré hors de l'eau, Ada avait sauté sur une corde pour descendre plus vite. Elle s'y était brûlé les mains, mais elle avait réussi à se laisser tomber sur Blackjack alors qu'il s'apprêtait à enfoncer sa lame dans l'œil de l'imposante créature. Le capitaine avait accidentellement libéré sa proie qui s'était enfuie.
La jeune femme s'en félicitait, mais Blackjack avait gardé un souvenir, une pierre précieuse verte, plus petite qu'un poing. Chaque jour depuis qu'il portait cette pierre autour du cou, il devenait un peu plus incohérent, obsédé par l'animal. Il avait forcé l'équipage à traquer sa baleine jusqu'à échouer leur navire dans cet enfer glacial.
Ada allait saisir une racine lorsque son cœur rata un battement. Le bateau avait presque disparu derrière un rideau blanchâtre. Les hommes revenaient au pas de course en criant « Brouillard ! ». Ada serra son arme qui ne lui servait à rien. Elle savait repousser des ours polaires avec elle, mais pas cet ennemi. Ni une, ni deux, elle tourna le dos à son capitaine afin de se ruer sous sa tente déchirée. Comme une gamine, elle se cacha sous sa couverture, comme si cela pouvait la protéger.
Mais évidemment, ce fut peine perdue.
Un corps informe muni de plusieurs tentacules se déplaça dans l'air. Il était difficile d'en distinguer les contours, un peu comme lorsque l'on ouvre les yeux sous l'eau. Ada murmura une prière. Une seconde créature, plus en longueur, suivit. Puis une autre. Elles traversaient les pans de tissus en même temps que la brume.
Des cris retentirent soudain à l'extérieur. Un frisson remonta le dos de Ada. Un membre de l'équipage se trouvait encore dehors. Depuis des mois que ces créatures hantaient le brouillard, la santé mentale des hommes flanchait petit à petit. La jeune femme observait les apparitions d'un œil mauvais.
— Je te la rends! Viens donc! hurla la voix qui s'éloignait.
Ada grogna, repoussa les couvertures, s'empara de son sabre et slaloma entre les formes floues pour sortir. Un homme, à peine visible au milieu des volutes cristallines, s'avançait vers la mer. Il faisait de grands moulinets avec son épée et un autre objet tout en longueur qu'elle ne reconnut pas. Quelque chose d'énorme émergea alors de l'océan. Ada sprinta, sa lame au clair. L'homme hurla de haine avant de lancer ce qu'il avait en main avec violence, puis il jubila, titubant comme s'il venait d'avaler une bouteille entière de rhum.
— Je t'ai eu! claironna le capitaine du navire.
Devant lui, une magnifique baleine reposa lourdement sa tête sur la banquise, un harpon planté dans le flan. L'animal fixa l'arme d'Ada, puis Ada elle-même. Dans ces yeux sombres, la jeune femme perçut de la résignation, de la tristesse et une infinie sagesse. Elle baissa son bras alors que Blackjack levait le sien pour achever son travail.
Ada ne réfléchit pas, elle fonça et plaqua son capitaine. Ils roulèrent sur la glace avec des râles étranglés. Tout à coup, Blackjack se tendit sur elle. Il posa une main conquérante sur son sein. Malgré les épaisses couches de tissus, il ne pouvait s'y tromper. Une lueur lubrique s'alluma au fond de ses prunelles.
— Tu m'as caché quelque chose, moussaillon... Je m'occupe de la bête, puis de toi.
Dégoutée, Ada lui envoya un coup de pied pour se libérer. Elle le frappa ensuite à la jugulaire du tranchant de la main. Dans son mouvement vif, elle arracha involontairement la pierre autour du cou de son capitaine qui s'écroula.
— Merci, chanta une voix profonde dans son esprit. Maintenant, rends-la-moi...
Ada s'approcha de la baleine. Elle lui caressa la tête sur laquelle un trou béant saignait. Ils échangèrent un regard chargé de compréhension mutuelle. Puis la terreur brilla dans les yeux de l'animal. Ada fit un pas de côté. L'arme de Blackjack heurta la glace à l'endroit où elle se trouvait une seconde avant. Il perdit l'équilibre et sauta d'un pied sur l'autre pour se redresser. À cause de ces gestes désordonnés, la corde accrochée au harpon s'enroula autour de sa cheville.
La baleine plongea soudain, entraînant son adversaire sous les flots. Lorsqu'elle refit enfin surface, Ada plaça la pierre dans la blessure. Une lumière verte brilla avec force quand la peau rude guérit.
— Viens avec moi, jeune fille, proposa la voix. Laisse-moi te remercier pour ta bravoure.
La baleine se mit de côté. Ada, frigorifiée, hésita, puis monta sur le dos de l'animal. Lorsqu'il plongea, le froid disparut, remplacé par une douce chaleur de matin d'été. Les créatures floues qui hantaient le brouillard les suivirent. Sitôt sous l'eau, ils prirent la forme de bêtes multicolores.
Si l'on ignore ce que devint l'équipage, le bateau, lui, est toujours là, prisonnier de la glace.
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