Echarde mortelle
Je regarde mon pauvre Maurice qui a réussi à se ficher un morceau de bois dans le cou. Il ose à peine bouger. Je suis allée chercher une pince, mais je suis incapable de l'utiliser... Les outils me donnent la chair de poule depuis un accident qui m'a laissé une cicatrice sur le bras. J'ai cru mourir. Et les autres ont cru que je voulais mourir. Le psy que l'on m'a forcé à voir ensuite a dû être ravi d'avoir un cas si facile à gérer !
La seule chose que j'ai réussi à faire, c'est d'appeler Grégory, mon meilleur ami, à la rescousse. Je n'arrive même pas attraper mon pauvre petit Maurice. Alors il reste là, à me fixer avec ses yeux de merlan frit, comme s'il me suppliait de l'aider.
Quand Grégory sonne enfin à la porte, je le guide jusqu'au bassin dans lequel se repose Maurice. Lorsqu'il le saisit, le blessé se débat de toutes ses forces, enfonçant encore davantage le morceau de bois. Il le plaque d'une main ferme contre le sol dur.
Je réprime un frisson d'horreur face au petit corps qui lutte pour respirer.
— Mais t'es complètement cinglé ! Tu vois bien qu'il étouffe !
Grégory le maintient et s'empare de la pince.
— Fais-moi confiance, je sais ce que je fais.
Les gouttes d'eau volent en tout sens, jusque dans son œil. Il s'essuie d'un revers de la manche. Loin de se laisser déconcentrer par cette « attaque trempette », il approche doucement l'outil du coup tressautant de Maurice.
— Fais attention quand même, j'y tiens...
— Tu veux le faire à ma place peut-être ?
Je n'arrive même pas à m'avancer. Les convulsions de mon petit Maurice me font mal au cœur. Je me sens inutile. Je déglutis avec difficulté. Je m'imagine déjà riper et enfoncer la pince dans le corps tremblant qui se contorsionne par terre. Ou rouvrir cette vieille blessure, ravivant les rumeurs au sujet de ma santé mentale. Une sueur froide coule le long de mon dos. Rien que de penser à toucher l'outil j'en ai la nausée. Personne n'a jamais cru que l'on puisse être maladroit à ce point. Pourtant, je le suis. De simples ciseaux deviennent des armes mortelles entre mes mains. Je n'ai fait preuve d'adresse qu'une seule fois dans ma vie, il y a plus de dix ans, à la fête foraine.
— Tu sais bien que j'ai peur de manier ce genre de trucs ! J'ai pas envie de lui faire mal.
— Alors tais toi et laisse moi faire, au lieu de me mettre la pression.
Je tressaille alors que Grégory s'acharne à essayer d'attraper l'épine. Elle s'enfonce davantage dans la chair tendre. Du sang s'écoule de la blessure. Mon ami pousse un juron, puis modifie sa position afin de tenter une nouvelle approche.
— Si tu t'y prenais un peu mieux aussi...
Il me jette un regard en coin empli de hargne. Ses sourcils sont si froncés qu'ils se rejoignent. Il évite de dire un mot, ce ne serait pas aimable, mais je sais parfaitement à quoi il pense. Avec un soupir agacé, il retourne à l'assaut. Je prie pour qu'il parvienne à extraire l'écharde sans blesser mortellement Maurice.
Je ne peux retenir un cri lorsque ce dernier rue si fort que la pince manque de lui transpercer l'œil ! Grégory sursaute. L'outil dévie au dernier moment et entame la main de mon ami.
— Aïe ! Voilà t'es fière de toi ?!
Je me mords les lèvres lorsque je constate le résultat. La peau entre son pouce et son index déverse un flot impressionnant de sang. Je suis une catastrophe ambulante ! Je parviens à créer un accident sans toucher quoi que ce soit !
Je me précipite dans la maison pour ramener la trousse de secours. J'arrive à peine à respirer quand je ressors en courant. Je m'arrête soudain. Grégory se tient droit et me fixe avec une moue satisfaite. Tel un trophée, il brandit fièrement le morceau de bois prisonnier au bout de sa pince. Il affiche la mine victorieuse de celui qui a remporté un grand combat. Même sa main ne saigne plus autant.
J'ouvre la bouche, ravie et reconnaissante. Après avoir appliqué une compresse sur sa blessure de guerre, je l'embrasse sur la joue pour le remercier. Je me dirige ensuite vers le bassin dans lequel Maurice nage tranquillement.
Après plus de dix ans de vie commune, j'aurai été beaucoup trop triste de le perdre pour une écharde. Il est la preuve que tout est possible, que même moi, je pouvais réussir ce que j'entreprends. Je n'aurais jamais cru qu'un si petit poisson rouge resterait près de moi si longtemps ni qu'il mesurerait trente centimètres, lorsque je l'ai gagné à la fête. Il était minuscule et malade. Pourtant, il ne m'a jamais abandonnée. Il était là quand j'ai eu ma première peine de cœur, quand j'ai quitté la maison, quand j'ai décroché mon premier emploi. Chaque fois que je me sentais seule, il m'apaisait.
J'observe avec un élan d'affection les remous de l'eau qui suivent ses mouvements harmonieux.
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