River of the lovers
⇢ fantastique, hybrides, romance — taekook
⇢ contenu léger pour adultes : sexe.
Coucou ♡
Voici enfin venu le temps de cet OS ! Une part de moi a hâte de vous faire découvrir cette histoire, l'autre transpire à grosses gouttes (mdrrrr). Mais bon, on va dire que cette journée m'a vraiment motivée !
Cette histoire est un peu spéciale. Déjà parce qu'elle traite d'un univers sur lequel je ne me serais pas vu écrire, et pourtant... Une chère autrice d'ici a voulu que je tente l'aventure. Ensuite, cet OS est un peu différent parce qu'il est dédié à toi, Astelya0o1. Alors, certes, joyeux anniversaire et toussa (en retard lol), on connaît bien, mais au-delà de ce vœu, c'est un grand geste de remerciement que je veux te faire. Merci d'être aussi enthousiaste dès que j'écris des choses, merci de m'encourager à les poster ici (parce qu'écrire pour soi et conserver ses textes à l'abri des regards n'a rien à voir avec le fait de publier). J'espère que cette histoire te plaira, et si tu es un peu déçue, je me rattraperai avec un bonus de Terre et Rêves (mdrrr).
Et merci à vous tous, de me donner confiance en mes écrits, assez confiance pour que j'ai toujours une grande envie de les partager avec vous.
Bonne lecture ♡
PS : la chose fait 23 000 mots, j'en suis navrée...
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Partie 1
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– Le garçon saute dans le lac, virgule, il se met à nager.
Plongée dans un épais silence, la petite salle de classe recopiait soigneusement les mots dictés par la maîtresse qui les fixait régulièrement avec attention, guettant le moindre comportement suspect.
Un peu ennuyé, Taehyung leva discrètement les yeux de sa copie, son regard tomba sur les murs gris et nus, dépourvus de toute décoration et percé de quelques fenêtres qui donnaient sur un ciel morne, à peine visité par le soleil. Ça manquait de couleurs. Faisant la moue, le petit garçon passa au crible ses camarades, tous concentrés à écrire proprement. Leurs petites jambes battaient l'air sous leurs pupitres, témoins du silence religieux. Et comme madame Ching ne disait plus rien, Taehyung la chercha du regard, intrigué. Quand il la vit en train de le fixer, il s'empourpra violemment avant de retourner à sa copie.
– L'eau est froide, reprit sèchement la maîtresse. Virgule. Elle lui pique la peau, point. Mais ce n'est pas difficile de progresser dans la grande étendue.
À ces mots, Taehyung manqua de souffler. Il n'était plus très sûr du bon idéogramme à utiliser pour « pique » et madame Ching avait parlé trop vite pour lui laisser le temps de trancher. D'ailleurs, comme si elle prenait un malin plaisir à le torturer, cette dernière poursuivit sans attendre.
– C'est un long périple qui commence, point final. Posez vos stylos quand vous avez fini.
Quelques secondes passèrent, dans un silence toujours religieux, puis chacun commença à s'agiter, signifiant là qu'ils avaient terminé. Taehyung, lui, se battait toujours avec sa mémoire, au bord des larmes. Il entendait déjà sa maîtresse sillonner les allées pour ramasser les copies, mais lui n'avait pas fini, pas du tout même ! Il avait chaud, et peur. Heureusement, si l'année dernière, son corps aurait déjà cédé sous le poids d'une telle panique, l'enfant possédait aujourd'hui une bien meilleure maîtrise de lui-même, en vérité depuis ses six ans qu'il avait fêté trois mois plus tôt.
– Taehyung ?
Brutalement, le petit garçon sursauta. Il n'avait pas remarqué que madame Ching était déjà à son niveau.
– Tu n'as pas terminé ? demanda la maîtresse en abaissant ses lunettes d'un air réprobateur.
– Je... souffla le garçon avant de baisser la tête d'un air coupable, ses mains moites tentant de dissimuler sa copie, pleine d'idéogrammes maladroits.
Il lui sembla alors que tout le monde le regardait, et cette sensation était tout simplement horrible, elle faisait battre son cœur la chamade, mais ce n'était pas une chamade très agréable.
– Donne-moi ta feuille, s'il te plaît. Je te donnerai des exercices supplémentaires.
À cette annonce, l'enfant fronça les sourcils, un peu mécontent. Il détestait le chinois. Pourtant, sans protester, il acquiesça, les joues écarlates, avant de tendre sa copie, un peu tremblant. Son instinct lui criait de fuir cet endroit pour ne jamais y revenir.
Soudain, la sonnerie retentit, provoquant un terrible remue-ménage au cours duquel chacun se leva de sa chaise et abandonna ses affaires pour enfiler son manteau, son bonnet et ses gants avant de courir à l'extérieur. C'était la récréation, et quoi de plus sacré que cet instant dans une école ? Même madame Ching n'y pouvait rien, et pour preuve : la pièce était déjà déserte. Quand la maîtresse s'éloigna de lui pour le laisser rejoindre les autres, Taehyung soupira discrètement, puis il quitta son pupitre, enfila de quoi se tenir chaud, et s'enfuit sans un mot.
La porte de sa classe donnait droit sur la cour, aussi dès qu'il parvint à l'extérieur, le vent glacial lui gifla la figure, traces d'un hiver qui peinait à s'éloigner définitivement. Taehyung parcourut la petite foule d'enfants rassemblés, cherchant son meilleur ami sans le trouver.
Cette école, de la province de Heilongjiang, couramment appelée Hei, au nord-est de la Chine, se résumait à un bâtiment décrépi et branlant. La cour de récréation n'en était même pas une, uniquement composée de terre salie, battue par les innombrables parties de courses et de foot auxquelles les enfants les plus énergiques s'adonnaient. L'inconvénient à ces activités, qu'on les pratique ou non, était la poussière. Tous les soirs, Taehyung et les autres élèves devaient se décrasser de ces particules terreuses qui s'infiltraient à l'intérieur de leurs vêtements. Un véritable enfer. Et c'était peut-être pour cette raison qu'ici, les gens avaient la peau brunie.
Peu de monde aimaient Hei parce qu'elle n'avait aucune couleur. Son ciel, son sol, ses constructions : tout était brun ou gris. Mais Taehyung se sentait bien ici, il adorait cette fadeur parce qu'elle lui rappelait comme il y avait des couleurs ailleurs, dans la forêt, et sur un autre ciel, celui qui surplombait sa maison.
L'enfant fut brutalement tiré de ses pensées par un bruit de pas caractéristiques se rapprochant, puis l'influx d'une odeur de bonbons qui fit frémir ses narines. C'est ainsi que, le corps plus détendu, Taehyung tourna la tête vers la présence qu'il avait déjà reconnue.
– Coucou Taetae !
C'était une voix pleine de joie, la voix du bonheur peut-être, s'il en avait seulement une, ou s'il était quelqu'un... Taehyung sourit naturellement à son ami, qui se tenait tout près de lui. Une présence comparable au soleil, à elle seule.
– Bonjour Hobi, souffla le petit brun.
Hoseok était le meilleur ami de Taehyung. D'un naturel sociable et volubile, cet adorable garçon plein d'énergie, tout juste âgé de huit ans, était très populaire à l'école, s'attirant bon nombre d'attentions. Pourtant, malgré l'adoration qu'on lui portait, Hoseok semblait préférer Taehyung à tous les autres, passant le plus clair de son temps avec lui. Quelques mois plus tôt, quand ses parents l'avaient inscrit à l'école, le plus jeune pensait que cet intérêt pour lui résultait du fait qu'il était nouveau ici, ou peut-être était-ce à cause de son origine coréenne, un trait qu'il partageait avec le fils Jung. Pourtant, ce dernier maîtrisait parfaitement la langue chinoise et vivait là depuis sa naissance, un avantage qu'il tirait de la fonction de son père, représentant de l'ambassadeur de Corée du Sud pour la Chine.
Ainsi, Hoseok ne semblait pas lassé de la compagnie très discrète de son cadet, tissant avec lui une véritable amitié, ce que l'école entière avait bien intégré.
– Tu viens ? Yuan a ramené des billes, invita son ami en le prenant par le bras.
Naturellement Taehyung acquiesça, un ravissant sourire sur ses petites lèvres. Il se colla donc à son ami, ne se privant pas d'admirer son joli manteau vert, certainement neuf, et, de sa main libre, rajusta son bonnet en se laissant entraîner.
Yuan était un gentil garçon de la classe d'Hoseok qui possédait les plus belles billes que Taehyung n'avait jamais vues. Certaines devaient valoir de l'or, il en était persuadé.
En traversant la cour, son regard parcourut la partie de foot qui se tenait en plein centre, avec un petit pincement au cœur. Mais de l'autre côté de cette dernière, il oublia vite sa déception en reconnaissant Yuan, assis en tailleurs sur la terre sale tandis qu'il ouvrait une large poche en tissu.
– Coucou Taehyung, salua-t-il gaiement.
– Bonjour, souffla le plus jeune, un peu timide.
Les nouveaux arrivants s'installèrent ensuite par terre de chaque côté de Yuan, s'important peu de se salir.
– On a besoin d'un quatrième joueur, donc j'ai invité Tao, annonça le possesseur de billes. D'ailleurs, vous savez qu'il y a un nouvel élève coréen ? Il est petit.
Taehyung n'était pas très à l'aise avec la langue chinoise, mais Yuan prenait toujours le temps de bien articuler pour lui.
– Ah oui ? s'intéressa Hoseok.
– C'est ma mère qui me l'a dit hier.
La mère de Yuan enseignait aux enfants dans le cursus préscolaire chinois, c'est-à-dire ceux âgés de trois à cinq ans. Comme toute l'école ne possédait qu'un terrain pour tout le monde, ces classes-là se mélangeaient avec les primaires pendant les récréations mais restaient souvent dans un coin particulier, notamment pour être surveillés. Curieux de découvrir le petit nouveau, Taehyung leva les yeux vers l'endroit en question mais aucune figure ne lui sembla coréenne parmi la foule compacte. Haussant les épaules, il abandonna ses recherches lorsque Tao les rejoignit.
Ainsi, après s'être extasiés sur les nouvelles billes de Yuan, les quatre enfants débutèrent une partie. Et comme d'habitude, Taehyung ne gagnait pas, loin de là même. Il envoyait toujours les billes trop loin, faute de doser justement sa force, un défaut qui ne cessait d'amuser ses camarades plus âgés. Au bout d'un énième lancer qui, cette fois, atterrit à bien cent mètres de là, Hoseok le bouscula gentiment.
– Mais concentre-toi un peu !
– Pardon, répondit le garçon en baissant les yeux.
Puis, tout désolé qu'il était, Taehyung se leva rapidement pour aller chercher sa bille. Pourtant, quand il arriva à l'endroit où cette dernière devait se trouver, nulle trace de la petite boule tachetée de jaune et de bleu. Intrigué, l'enfant fronça ses sourcils.
C'est en levant la tête qu'il remarqua le dos d'une petite silhouette courir à toute allure devant lui, les poings fermés. Le soleil hivernal, auparavant timide, éclaboussait désormais sur sa chevelure noire dépourvue de bonnet. Taehyung ne perdit pas de temps : il s'élança vers l'enfant, certes très rapide pour son jeune âge, probablement quatre ans, mais pas assez pour lui échapper.
– Hé ! cria Taehyung en lui attrapant le bras pour l'arrêter.
Son mouvement fut si brusque que l'enfant tomba par terre sur les fesses, laissant échapper un petit cri surpris.
Alors Taehyung découvrit un adorable visage poupon, celui d'un garçon aux joues rougies par le froid et l'effort physique, de grands yeux expressifs remplis d'étoiles et un joli nez rond. Le plus grand se fit alors la réflexion que cette physionomie n'avait rien de chinoise. Était-il le nouvel élève coréen ?
– Je... souffla-t-il.
Son cœur tressautait. Et il ne savait même pas pourquoi. Ce garçon ne pleurait même pas parce qu'on l'avait poussé, non, il se contentait de regarder silencieusement son aîné, sans bouger ou tenter de s'enfuir. Taehyung parcourut son corps du regard. Il était si petit. Son manteau semblait trop fin pour la saison et ses mains n'avaient même pas de gants. D'ailleurs, en contemplant ces dernières, rougies par le froid et un peu tremblantes, il reconnut un éclat jaune et bleu au creux d'une paume sur laquelle des petits doigts se refermaient.
– Ouvre ta main, demanda-t-il en chinois.
Mais le petit cligna des yeux plusieurs fois avant de lui sourire innocemment, comme s'il n'avait pas compris et qu'il voulait se montrer gentil. Taehyung rougit. Cet enfant était vraiment adorable, il transpirait de douceur. Cependant, l'aîné se reprit bien vite et tenta en coréen :
– Ouvre ta main.
Cette fois-ci, le garçon s'exécuta docilement, révélant la fameuse bille de Yuan.
– Tu as volé la bille de mon ami, déclara Taehyung d'un air réprobateur en le fusillant du regard.
L'enfant écarquilla ses grands yeux bruns avant d'arborer une petite moue mignonne. Puis il ouvrit la bouche et un joli timbre chantant s'en échappa.
– Je l'ai trouvée par terre et c'est joli.
Ce parler un peu maladroit, un parler de jeune enfant, adoucit le cœur de Taehyung qui ne put s'empêcher de fondre intérieurement. Son expression, pourtant, demeura sévère.
– Mais elle ne t'appartient pas. Rends-la-moi.
À ces mots, le petit garçon, toujours assis sur les fesses, gonfla les joues en baissant la tête. Il fixa la bille dérobée, comme s'il était triste de la quitter déjà, puis éleva sa petite main meurtrie par le froid vers son aîné, toujours debout devant lui. Alors, sans lui accorder la moindre attention, ce dernier prit la bille et s'en alla sans un mot.
Durant tout le trajet jusqu'à Hoseok, Yuan et Tao, il sentit cependant son cœur se serrer violemment dans sa poitrine, comme si ce qui venait de se produire lui était insupportable.
– Ben, pourquoi il pleure ? demanda Hoseok quand Taehyung arriva près de ses amis avec la bille.
Tandis qu'il se réinstallait, Taehyung leva les yeux ; il découvrit alors le petit garçon en larmes, seul au milieu des autres trop occupés à jouer. Ce tableau lui arracha un sentiment de pur remord.
– Je crois que c'est lui le nouvel élève, souffla-t-il.
– Tu lui as dit quoi pour qu'il pleure ? demanda Tao.
– Il...il voulait la bille mais c'est celle de Yuan, alors je lui ai juste demandé de me la rendre, c'est tout. Il doit juste faire un caprice.
À ces mots, les trois garçons haussèrent des épaules d'un air contrit, comme s'ils ne savaient pas quoi faire, puis Yuan proposa d'aller lui offrir la bille pour le consoler. Aussitôt, cependant, Taehyung leur ordonna de ne pas le faire ce qui surprit les trois aînés : jamais leur cadet ne s'était montré aussi autoritaire, d'un naturel bien plus souple et tolérant d'ordinaire.
Et Taehyung lui-même ne réalisait pas. Pourquoi ne voulait-il voir personne autour de cet enfant ?
𓃮
Depuis sa rencontre avec lui, rencontre on ne peut plus catastrophique, il fallait le reconnaître, Taehyung n'avait eu de cesse d'observer ce garçon progresser à chaque cour de récréation. C'est ainsi que durant deux semaines, il n'eut d'yeux que pour lui. C'était comme s'il ne pouvait ignorer sa présence, comme si quelque chose de magnétique l'attirait. Alors, Taehyung devint plus silencieux encore, en retrait, écoutant distraitement Hoseok lui raconter ses nombreuses aventures, participant avec absences aux parties de cartes ou de billes et flânant dans la cour.
Mais tout le ramenait à ce garçon. Et Taehyung ne le comprenait pas.
Un jour, il le voyait assis par terre, dans un coin, en train de dessiner ou de colorier, ne réclamant que la solitude et la tranquillité ; le lendemain, il courait, sautait, faisait la roue ou tournait sur lui-même tel un hyperactif. De sa vie, jamais Taehyung n'avait vu de personne plus contradictoire, car tantôt douce et adorable, tantôt surexcitée et incontrôlable. Pourtant, malgré ce tempérament imprévisible, le plus jeune semblait s'être fait un ami, probablement de sa classe, un garçon qui jouait toujours avec lui.
Et si cette constatation aurait dû le soulager lors de ses nombreuses observations, elle le mit en colère. Pour une raison qu'il n'arrivait pas à saisir, Taehyung brûlait de jalousie. Lui aussi voulait le faire sauter et danser, lui aussi, voulait lui provoquer des sourires éblouissants et allumer toutes sortes d'étoiles dans ses grands yeux innocents. Peut-être que son obsession résultait de ses attitudes changeantes ? Pourtant c'était bien plus que ça : quelque chose de spécial se dégageait de cette petite et frêle silhouette, une chose inexplicable mais bien réelle.
Taehyung n'osait pas l'approcher, ne serait-ce que pour s'excuser de l'avoir fait pleurer. Il ne savait pourquoi il craignait la réaction de son cadet, qui pourtant n'était pas très intimidant. En fait, il était même très mignon et sage, mais quelque chose le freinait. Alors, résigné, il avait fini par se dire qu'il pouvait très bien se contenter de l'observer de loin.
En ce moment même, le petit garçon sautait sur une marelle que son ami venait de tracer sur la terre avec un bâton. C'était un joli jour de fin d'hiver, le soleil brillait légèrement, mais c'était suffisant pour que la peau de l'enfant, d'une blancheur immaculée, resplendisse au milieu des autres, plus brunes. Il avait l'air d'un ange.
– Encore en train de regarder Jungkook ?
Surpris par cette arrivée en trombe, Taehyung sursauta et rougit légèrement. Hoseok venait de se laisser tomber à ses côtés, maculant son pantalon déjà sale de terre humide parce qu'il avait plu toute la nuit et que le soleil, trop timide, peinait à sécher le paysage. Mais l'un comme l'autre s'en fichait, car dans la province de Hei, on n'avait que faire de se salir. L'avantage de la campagne, sans doute.
– Hein ?
– Ce n'est pas le petit Coréen que tu regardes ? réitéra Hoseok en pointant du menton l'endroit où se tenaient le fameux garçon et son ami.
Intrigué, bien que mal à l'aise d'avoir été surpris (et visiblement à plus d'une fois) à regarder le petit garçon, Taehyung ne trouva rien à répondre. Son intérêt s'était arrêté sur autre chose.
– Il s'appelle Jungkook ?
Hoseok rigola légèrement en ramenant ses jambes contre lui.
– Oui, Jeon Jungkook, et il est très gentil.
Mais cette fois-ci, Taehyung ne dit rien, baissant simplement les yeux d'un air mélancolique.
– Au fait ! Tu sais où il habite ? poursuivit l'aîné.
À cette question qu'il avait sentit rhétorique, le plus petit leva la tête vers son ami, les yeux grands ouverts, dans l'attente d'une réponse.
– Dans la maison sur pilotis, déclara fièrement Hoseok.
Taehyung écarquilla les yeux. Cette maison, inhabitée depuis des années, faisait auparavant office d'hôtel particulier, mais quand ses propriétaires étaient décédés, personne n'avait voulu racheter la propriété, pourtant très charmante. À moitié en ruines, elle se situait très loin de la ville, aux abords du fleuve Amour, un passage d'eau qui avait inspiré le nom de la région et signifiait en chinois « rivière du dragon noir », manifestant là leur caractère dangereux. Les eaux de l'Amour marquaient également la frontière avec la Russie.
Si la demeure se trouvait très éloignée de la ville, dans un coin reculé et sauvage, désert de toute présence humaine, les habitants alentour connaissaient tous son existence. Taehyung aimait beaucoup cet endroit, lui ; il s'y rendait même régulièrement – un secret que personne autour de lui ne savait, pas même ses propres parents. Cette maison, qui surplombait le lac et faisait face à la forêt, avait pour lui quelque chose de magique, une chose qui l'invitait sans cesse à revenir, comme une mère appellerait son enfant près de lui.
Ainsi, il se souvenait encore clairement de cette construction qui venait embrasser les flots, tenue à moitié par des pilotis au-dessus de l'Amour. Son autre partie débordait sur la terre ferme, un grand jardin clair entouré de clôtures à moitié branlantes et, plus loin, de la forêt luxuriante. Savoir que Jungkook vivait là-bas le remplissait d'un étrange sentiment, un mélange d'excitation et de peur irraisonnée.
– Comment tu sais ça ? demanda-t-il enfin, quand son ami ne dit plus rien.
– Mon père a invité ses parents à manger chez moi hier soir !
– Vraiment ?
Décidément, Taehyung allait de surprise en surprise. Son esprit se représentait déjà le petit Jungkook dans la grande et belle maison des Jung, tandis que lui se sentirait tout minuscule et intimidé, se cachant peut-être derrière les jambes de sa maman. Mais tandis qu'il songeait à cette vision imaginaire, Taehyung ne put s'empêcher de créer un autre scénario, celui du garçon courant à tout va dans l'espace tandis que ses parents tenteraient maladroitement de l'arrêter, morts de gêne devant un représentant de leur pays.
– Ben oui. Les Coréens, par ici, c'est rare. Mon père voulait accueillir sa famille.
À ces mots, Taehyung ne put qu'acquiescer. Hoseok se mit alors à lui raconter la soirée. Les Jeon étaient un couple qui venait de terminer un premier tour du monde avec leur fils unique. Quand Jungkook avait eu quatre ans, ils avaient décidé de venir s'établir ici, car amoureux tous deux de la nature et en quête d'un endroit reculé. Hoseok n'avait pas très bien compris quel métier ils exerçaient, mais de toute façon, il n'eut pas l'occasion de tenter d'expliquer quoi que ce soit à son meilleur ami qui le harcelait déjà de questions sur Jungkook. Ainsi, durant la soirée, l'enfant ne s'était montré ni timide, ni turbulent, juste sage et silencieux devant les adultes, et plus curieux avec Hoseok, à qui il avait posé toutes sortes de questions comme son dessert préféré ou sa couleur porte-bonheur. À nouveau, Taehyung ressentit une profonde jalousie à l'idée que son meilleur ami ait partagé cet instant avec le petit Jeon.
– En tout cas, ses parents ne sont jamais là le mercredi après-midi. Jungkook reste seul chez lui.
Surpris, le petit Kim dévisagea Hoseok. Il se figura de nouveau l'environnement hostile qui entourait la maison, il savait lui-même que de nombreux animaux sauvages rôdaient dans les parages.
– Ce n'est pas un peu dangereux ?
– Peut-être, concéda son aîné. Mais s'il est sage, ça ne doit pas être très grave.
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Allongé à plat ventre sur le petit lit de sa chambre, Taehyung lisait un livre sans qu'il n'enregistre le moindre mot, ses yeux parcourant le texte absentément. Soudain, une longue queue tigrée sortit du bas de son dos, au-dessus de son pantalon en jean, puis elle battit l'air régulièrement, traduisant l'état pensif de son propriétaire. Soupirant d'un air défait, l'enfant referma son livre avant d'enfouir son visage entre les draps. Une de ses mains se réfugia instinctivement dans sa chevelure sombre et quand ses doigts rencontrèrent une petite oreille toute douce, car pleine de fourrure, mais affaissée, il se lova sur lui-même et passa sa dextre dessus à répétition. Ce geste l'apaisait toujours.
À l'image de sa famille, Kim Taehyung était un hybride de la famille des félins, et plus précisément de celle du tigre, comme son père. Mais ça, personne ne le savait hormis les siens. Plusieurs fois déjà, ses parents lui avaient répété que ce secret devrait le rester à jamais, au risque d'être tué ou kidnappé. Taehyung ignorait si d'autres anomalies de son genre existait sur Terre, en tout cas, ses géniteurs eux-mêmes ne semblaient guère informés. De toute manière, ce sujet était trop souvent défendu à la maison, alors l'enfant n'en parlait pas ; il en avait conclu, simplement, que les hybrides devaient vivre de manière assez solitaire.
Pour s'intégrer en société, Taehyung avait commencé l'école assez tard, afin qu'il apprenne d'abord à contrôler l'apparition de ses membres animaliers, notamment les oreilles et la queue, qui se manifestaient lors d'émotions trop intenses comme la peur, la joie ou la colère. Pour cette raison, il avait été convenu que jamais Taehyung ne participerait à des jeux trop brutaux en public. Il serait aussi dispensé de sport, afin de ne pas entrer dans des états d'excitation physique et psychologiquement trop difficiles à contenir, du moins le temps de son enfance.
Un hybride adulte se maîtrisait en effet parfaitement, mais Taehyung, lui, possédait ses faiblesses, ce qui n'avait rien d'étonnant pour son jeune âge. Heureusement, comme il était d'un naturel calme et patient, il avait commencé à fréquenter l'école de son village l'année dernière, après que ses parents l'aient déclaré apte à se contenir suffisamment. Une fois chez lui, en revanche, Taehyung laissait exploser ses émotions et se transformait librement.
Cependant, les efforts mis en œuvre pour parfaire sa maîtrise, primordiale et plus importante que ses capacités en chinois ou en mathématiques, lui avaient coûté un retard scolaire important. Sa maîtresse, madame Ching, lui confiait donc régulièrement des devoirs supplémentaires, comme la lecture de ce livre terriblement ennuyeux.
Soupirant à s'en fendre l'âme, Taehyung sortit sa petite tête des draps de son lit et se tourna sur le dos, fixant son plafond d'un air profondément songeur. Depuis qu'il savait que le petit Jungkook se trouvait seul chez lui tous les mercredis après-midi, il ne cessait de penser à la possibilité d'aller lui rendre visite sous sa forme animale.
Il fallait dire qu'avant que les Jeon n'emménagent à la maison sur pilotis, le jeune hybride avait l'habitude de s'y promener librement. Là-bas, tout n'était que couleurs et lumières. Le soleil lui-même brillait différemment, d'un orange sanguin, trop rouge, presque malade. Cet éclat qui recouvrait le paysage ne le rendait que plus fantastique à ses yeux et chaque aurore sur l'Amour faisait battre son cœur plus fort encore.
Ainsi, dans cette partie de la province Hei, vierge et protégée des hommes, Taehyung se sentait enfin un peu lui-même.
Tant de fois, il avait rêvé de jouer avec Jungkook, de lui parler, de le faire rire. Mais le petit garçon timide qu'il était s'empêchait toujours ces initiatives, frustrant sa part animale qui grondait tristement. S'il avait au moins pu participer aux parties de foot tenues dans la cour – partie devant lesquelles Jungkook s'extasiait régulièrement –, peut-être aurait-il pu se rapprocher de son cadet, mais sa condition ne le lui permettait pas.
Aujourd'hui, cependant, il en avait assez. Nous étions mercredi après-midi, et Taehyung voulait voir le petit garçon. Peut-être que cette fois-ci, la tentation fut trop forte, car il y céda vite et se promit de rester éloigné. Résolu, bien qu'un peu nerveux, il abandonna donc son livre puis quitta sa couche afin de se métamorphoser complètement. Maintenant, il avait l'habitude de ses transformations et ne ressentait plus la moindre douleur comme ce pouvait être le cas au début. Son esprit s'était même épris de la sensation qui lui était devenue libératrice, sans doute parce que c'était le seul moment où il lâchait prise.
Ainsi, un adorable tigreau se tenait à présent sur le parquet usé de cette chambre qui donnait sur l'épaisse forêt de la province. Naturellement, au vu de la véritable nature des Kim, il était évident que ces derniers soient venus s'installer ici. En vérité, Taehyung et ses parents étaient même les voisins les plus proches des Jeon, vivant à douze kilomètres d'eux.
Enfin libéré de ses devoirs (qu'il avait donc délaissés), Taehyung bondit hors de sa chambre, jusqu'à l'escalier qui descendait dans l'entrée. Son excitation fut telle qu'il en dévala les marches et retomba maladroitement tout en bas, sur le sol.
– Oh là, du calme mon bébé ! s'exclama sa mère qui passait là.
Attendrie par la bouille du petit animal, elle se pencha sur la créature qui se relevait déjà en feulant, un peu mécontent de s'entendre appelée ainsi. Madame Kim ignora cette faible protestation et enfouit simplement ses doigts entre les oreilles douces de son petit . Rapidement cependant, l'animal s'écarta, car il n'acceptait aucun contact avec les humains, même ses propres parents, sans doute une manifestation du caractère fier et indépendant de son tigre. Sa mère, elle, était plus tolérante, parce qu'elle prenait la forme d'un ocelot, une espèce de félin très timide mais affectueux.
– Tu vas te promener ? demanda-t-elle, attendrie, en se relevant.
Le petit tigre ronronna aussitôt pour signifier sa réponse, suivant sa mère qui se dirigeait vers la porte de l'arrière donnant sur le jardin, au bout duquel la forêt commençait.
– Ne va pas trop loin, d'accord ?
Les parents de Taehyung acceptaient de le voir aller et venir régulièrement, à condition qu'il soit toujours prudent et ne s'aventure pas dans la partie la plus profonde de la forêt. Heureusement, l'hybride n'avait jamais désobéi à cette consigne, la maison sur pilotis ne se trouvant pas dans un endroit très dangereux, du moins, pas pour lui.
C'est ainsi que l'animal au magnifique pelage tigré bondit dehors et courut jusqu'au fond du jardin, se soustrayant à la vue de sa génitrice qui était retournée à l'intérieur.
Enfin à l'air libre, Taehyung feula de joie tandis qu'il poursuivait sa course entre les feuillages épais. Ses pattes foulaient le sol à toute vitesse, n'émettant que des sons discrets, car il évitait agilement chaque obstacle : une pierre, une branche, un petit animal. Sa vue se concentrait sur l'horizon, faisant écho à sa conscience qui ne songeait qu'à la maison sur pilotis et à Jungkook.
Une fois près des lieux, le petit félin ralentit brutalement, craignant de ne croiser quelqu'un par inadvertance. Quand il reconnut la construction boisée de la maison, il se dissimula dans un buisson, y délogeant une musaraigne qu'il ignora superbement. Ses yeux de miel brillèrent au milieu des feuilles sombres, ils profitaient d'une vue imprenable sur le jardin, à peine dissimulé par la clôture à l'état branlant.
La maison sur pilotis, était une grande construction d'un étage, entièrement en bois qui tenait à moitié sur l'eau, et à moitié sur la terre ferme. Comme elle faisait office d'hôtel, auparavant, elle était très large, et accueillait bien dix chambres. Après avoir traversé le jardin, on y accédait par un escalier qui donnait sur un grand balcon tournant. Taehyung savait que l'arrière, qui donnait sur l'Amour, se terminait par une large terrasse sans rambarde. En contrebas, l'eau calme du fleuve venait lécher les pilotis de bois qui maintenaient la structure. C'était un endroit charmant bien que très délabré. Ainsi, les Jeon n'avaient encore rien réparé de l'extérieur.
Pour l'heure, les lieux semblaient déserts. Mais en observant plus attentivement tout en humant l'air, Taehyung capta une effluve plutôt proche. À peine tenta-t-il de décrypter l'odeur qu'une petite tête brune émergea dans le jardin, allant et venant régulièrement. Puis, au bout de quelques secondes, le visage de Jungkook se révéla soudain. Ses cheveux de nuit brillaient comme de la suie, de même que ses joues habituellement neigeuses et présentement toutes roses. L'enfant portait un pantalon noir et un épais manteau jaune boutonné jusqu'à son menton. Depuis son arrivée dans le village, Taehyung avait remarqué que son cadet se vêtait mieux, sans doute ses parents avaient-ils sous-estimé l'hiver très rigoureux de la région.
Coupé dans son examen visuel, le tigreau remua ses oreilles, ces dernières avaient en effet capté le son d'une voix claire, celle du petit noiraud qui s'exprimait à voix haute.
– Oh oui, il faut aller chercher de l'eau pour faire de la gadoue ici !
À ces mots, il s'accroupit soudain sur le sol, se dérobant du champ de vision de son épieur, puis se releva avant de courir vers un bout de clôture brisée qu'il traversa sans mal, du fait de son petit gabarit. Intrigué, Taehyung se rapprocha de quelques mètres. Jungkook courait vers une des berges de l'Amour, juste sous la maison et près des pilotis, en balançant dans ses petites mains un joli seau violet. Une fois sur la rive, il s'accroupit et remplit d'eau ce dernier, s'en mettant partout sur lui. Ainsi, Taehyung le vit revenir plus lentement, car il peinait à porter sa charge. Quand il parvint enfin dans le jardin, le seau avait déjà perdu un tiers de ce qu'il contenait, un fait dont Jungkook ne se formalisa pas, jetant aussitôt le liquide sur la terre. Là, il observa longuement son méfait mais, au vu de son expression mécontente, ne trouva pas satisfaction dans ce qu'il vit.
– Oh non, c'est juste mouillé, moi je voulais que ça fasse de la vraie gadoue ! se lamenta-t-il.
Puis il s'assit par terre et Taehyung ne le vit plus. Le temps passa et rien ne se produisit de plus. Que faisait Jungkook ? Réfléchissait-il ? S'était-il endormi ? Le jeune hybride finit par se demander s'il n'allait pas devoir s'approcher pour vérifier par lui-même, mais quand il s'avança, la fameuse petite tête brune ressurgit soudain, ce qui manqua de le faire sursauter. À défaut, il recula un peu.
Et tout à coup, sans un mot, Jungkook se dirigea à toute allure vers la forêt, juste à l'endroit où se trouvait Taehyung. Paniqué, le petit fauve fila dans un autre buisson, plus éloigné, pour ne pas être surpris par l'enfant. Il espérait de tout son cœur que Jungkook ne l'avait pas remarqué. Et heureusement, ce fut le cas, car ce dernier eut tôt fait de le dépasser. Que faisait-il ? Intrigué Taehyung le suivit à distance. Il était persuadé que Jungkook, du haut de ses quatre ans, n'avait pas le droit de venir ici. Aucun parent ne l'aurait accepté.
Tout à ses pensées, le petit tigre remarqua tardivement que son cadet s'était arrêté devant un buisson de baies sauvages. Heureusement, Jungkook semblait trop occupé à cueillir les fruits pour remarquer la bête qui se tenait juste derrière lui.
– Miam, miam, les jolis petits fruits ! se réjouit-il sans cesser son activité.
Taehyung était si absorbé par la petite silhouette accroupie qu'il n'avait même pas remarqué la nature des fameuses baies, d'une couleur grenat tout à fait inoffensive, du moins à première vue. C'est quand il vit Jungkook en porter une à sa bouche qu'il réagit au quart de tour. Son corps bondit en avant pour empêcher que le fruit, en réalité très nocif, n'entre en contact avec la bouche du petit garçon. Mais si sa volonté était de le sauver d'un empoisonnement, l'enfant prit cet acte pour tout autre chose (ce qui aurait été le cas de n'importe qui, en réalité) : une attaque.
Poussant un hurlement strident, Jungkook laissa tomber les baies qui reposaient auparavant au creux de sa paume, puis s'effondra, comme privé de ses forces. Terrifié, les yeux écarquillés, il enfouit sa tête entre ses bras pour se protéger et fondit en larmes. Son petit poitrail se relevait et s'abaissait vivement, signe de sa terreur, et son corps entier tremblait de toute part.
Taehyung, lui, s'était lancé à vive allure sur son cadet. Sa peur pour Jungkook l'avait fait user d'une force et d'une vitesse trop grandes, aussi il renversa le petit noiraud sur le dos, ce qui lui arracha un autre cri plein d'épouvante. Taehyung sentit alors sous son ventre, le cœur battre à tout rompre, les tressautements des membres, les sanglots de détresse. Son cœur se serra, parce que cette deuxième rencontre, une rencontre plus importante encore que la première, venait de se solder par un cuisant échec.
N'était-il bon qu'à faire pleurer son cadet ?
Taehyung lui-même sentait des larmes lui monter aux yeux, elles menaçaient de couler sur sa fourrure. Il avait tout gâché. Le cœur plein de repentance, le tigreau approcha précautionneusement son museau des mains crispées du petit, toujours contre sa figure, puis les lécha délicatement, pour lui signifier qu'il ne l'attaquerait pas. Puis, lorsqu'il sentit le rythme cardiaque de l'enfant ralentir un peu, il s'écarta de son corps pour le laisser reprendre ses esprits. Néanmoins, il continua de lécher les petits doigts, puis le front qui dépassait, et laissa finalement son museau vagabonder dans les cheveux pour identifier l'odeur de l'enfant qu'il avait toujours perçue de loin à l'école, car noyée dans l'imbroglio des autres. Si Hoseok sentait les bonbons, Jungkook, lui, avait l'odeur de la terre et de la fleur de coton. Trop occupé à se repaître de ce délicieux parfum, le petit tigre remarqua tardivement que l'enfant s'était relevé. Ses orbes encore humides glissèrent d'abord sur le pelage magnifique, un pelage d'un orange doré éclatant, strié de noir et de blanc à quelques endroits épars. Alors, d'apeurée, son expression devint émerveillée.
Taehyung, lui, ne savait que faire, de peur de l'effrayer de nouveau, alors il n'osa plus bouger d'un pouce. Et peut-être que son intention, celle de se montrer inoffensif, fut comprise car le plus jeune le dévisagea enfin, les yeux grands ouverts, puis il déglutit nerveusement avant d'affronter le regard mordoré du petit félin.
À cet instant précis, quelque chose passa dans leurs orbes ou peut-être que c'était le cœur. Cette chose, personne ne la ressentit sinon eux, une chose qui était déjà éternelle.
Parce que pour eux, elle ne portait pas de nom.
𓃮
Peut-être était-elle là, la raison qui le poussait à ne pas aller voir Jungkook sous sa forme humaine : il n'y avait nullement besoin de mots pour charmer l'enfant. Cette expérience le lui avait confirmé. Car depuis ce jour, Jungkook et lui devinrent de véritables amis. Ainsi, cet après-midi-là signa le début d'une série de retrouvailles quotidiennes. Dès cet instant, Taehyung ressentit une joie absolument inédite, c'était comme s'il découvrait une partie de lui-même, comme si on comblait quelque chose en lui, un vide qu'il n'avait jamais connu.
Jungkook était parfait. Il possédait une incroyable énergie, difficile à tarir, une envie de découvrir et de faire tant de choses, à la hauteur de tout ce que Taehyung aurait pu espérer. Car le tigreau brûlait d'une fougue infernale.
Mais le petit Jeon n'avait pas l'air en reste, et du haut de ses quatre ans, il essayait tant bien que mal de suivre l'animal dans toutes ses folies et ses besoins de dépense. Ainsi, ils courraient beaucoup, grimpaient aux arbres et s'amusaient à se cacher l'un de l'autre. Dans ces moments, Taehyung faisait toujours très attention à son cadet, car il avait conscience de sa condition bien plus fragile.
Ainsi, tous les mercredis après-midi, Jungkook et lui jouaient ensemble. Cependant, ils furent vite lassés de ces rendez-vous clandestins, parce que ce n'était pas assez. Taehyung commença donc à venir plus souvent, notamment la nuit, pour dormir avec son ami. Comme il avait remarqué que la chambre de Jungkook, plutôt éloignée de celle de ses parents, donnait sur la partie droite du balcon, il venait de plus en plus souvent gratter contre la grande fenêtre de son ami qui s'empressait alors de lui ouvrir, un grand sourire de lapin sur sa figure.
Une chose qui l'étonna le premier était la tolérance dont il faisait preuve lorsque Jungkook le touchait. Quand il s'approchait de lui en gambadant, l'animal était toujours accueilli de la même façon ; Jungkook le prenait dans ses bras et chantait joyeusement : « Coucou mon petit tigre à moi ! » Et bien sûr, jamais Taehyung ne le repoussa.
Il fallait dire que cette proximité avait ses bénéfices. Parmi ceux-ci, l'hybride pouvait enfin observer son cadet de plus près, remarquant ainsi de nouveaux détails physiques, comme ce petit grain de beauté sous les lèvres et sur le nez, la forme de ses cils et la façon dont ses cheveux ondulaient par moments.
Mais ce rapprochement entre les deux enfants rendit Taehyung plus possessif avec Jungkook. Et il avait une façon bien sauvage de l'exprimer : le petit tigre griffait les habits de son ami, une habitude que ce dernier ne cessait de déplorer. Le plus embêtant pour lui était qu'à chaque fois, les Jeon ne comprenaient pas ce que leur petit pouvait bien faire pour se retrouver avec de tels haillons. Dans ces moments-là, Jungkook mentait d'une manière peu convaincante, mais ses géniteurs ne semblaient pas lui en tenir rigueur, peut-être habitués au caractère impétueux de leur enfant.
À plusieurs reprises déjà, le petit noiraud lui avait demandé de se calmer, une chose que Taehyung n'arrivait pas à faire, car une fois transformé, il perdait tout un pan de sa conscience et se trouvait sous l'influence plus marquée de son instinct animal. Il se jetait donc sur toutes les affaires de Jungkook pour y laisser sa signature. Une fois, cependant, son jeune ami avait commencé à pleurer parce que le petit fauve venait de détruire son pull préféré, d'un rouge éclatant sur lequel on avait brodé à la main un joli nuage. Ce pull était un cadeau de sa grand-mère et quand il l'avait découvert en lambeaux, près du tigreau endormi sur son lit, contre son oreiller, il était entré dans une grande colère. Ce jour-là, Taehyung s'était senti tellement mal qu'il avait fui de la maison sur pilotis pour n'y revenir qu'une semaine plus tard, trouvant son ami qui l'attendait dans le jardin, les larmes aux yeux parce qu'il regrettait de s'être fâché de la sorte. Depuis ce jour, Taehyung essayait de se contrôler et ne griffait qu'un vieux manteau que Jungkook lui avait donné.
À chaque instant passé avec le noiraud, Taehyung s'oubliait. Il oubliait l'humain qu'il était et ne pensait qu'aux sensations partagées avec Jungkook : ses petits doigts qui lui caressaient les oreilles, ses rires contre son pelage, ses câlins maladroits et sa joie de vivre. Par moments, cependant, l'hybride se demandait si le noiraud se rendait compte de l'anormalité de cette relation, s'il avait remarqué que cet animal n'avait rien de commun, parce qu'il comprenait tous ses mots n'agissait pas comme un véritable tigreau le ferait.
La nuit tombée était ses moments préférés, parce que dans le noir, blotti contre lui, Jungkook lui disait tout : le fait que ses parents s'occupaient peu de lui et qu'il se sentait seul, ses difficultés à l'école, son dégoût pour les concombres et son rêve de vivre dans la nature pour toujours, avec lui. Cette innocence, qui disparaîtrait sans doute avec l'âge, Taehyung l'adorait de tout son cœur, il voulait la protéger à jamais. Alors, il se serrait plus fort contre l'enfant, se laissait embrasser par ce dernier, et succombait toujours au sommeil le cœur plus apaisé.
Il se disait qu'enfin, il avait peut-être trouvé sa place.
𓃮
À force de fréquenter Jungkook sous sa forme animale, Taehyung eut envie de plus. Par exemple, il aurait voulu discuter avec lui, chose qui était impossible lorsqu'il se transformait. Il voulait aussi que son ami le voie sous sa forme humaine, qu'il le considère comme un être intelligent, autant doué que lui. Cependant, il ne pouvait décemment pas lui dire qu'il était un hybride. Il avait déjà violé une règle importante qu'on lui avait enseignée à la naissance – ne pas côtoyer d'humain, même transformé – et si ses parents l'apprenaient, il serait sévèrement puni. Peut-être même qu'on lui interdirait de revoir Jungkook, et ça, c'était hors de question.
Au bout de six mois à fréquenter le noiraud, Taehyung décida de surpasser sa timidité pour établir une autre forme de contact avec lui. Maintenant qu'il connaissait mieux son caractère, il se sentait plus à même de se présenter à lui comme Kim Taehyung.
Un matin, il traversa donc la cour de récréation, les yeux rivés sur le petit noiraud qui semblait être dans un de ses jours calmes, car il dessinait tranquillement à l'ombre sur un bloc-notes maintenu contre ses genoux remontés. Jungkook portait un short jaune et un t-shirt blanc. Loin d'eux l'hiver, désormais. Il fallait dire que les températures du mois de juillet explosaient les records.
La nervosité à son comble, Taehyung se força à adopter une attitude décontractée. Une fois devant son cadet, qui se trouvait là seul, il épousseta son short et son débardeur, se faisant la remarque qu'il était bien plus facile d'approcher Jungkook sous sa forme animale.
Au début, l'enfant ne sembla pas le voir, tout concentré qu'il était à dessiner. Les sourcils froncés, il passait doucement son crayon sur sa feuille, les lèvres resserrées en une moue frustrée. Curieux de voir ce qui tirait tant d'efforts à son cadet, Taehyung se pencha un peu vers le bloc-notes exposé. Il connaissait déjà le talent du noiraud pour le dessin, ayant déjà remarqué toutes les œuvres qui décoraient les murs de sa chambre et d'une partie du salon.
En découvrant le dessin à l'envers, Taehyung écarquilla les yeux, il en perdit ses mots.
C'était un bébé tigre.
Mais le dessin disparut bien vite car son propriétaire venait de tirer le bloc-notes contre lui, levant ses yeux légèrement réprobateurs vers son aîné. Puis, visiblement surpris par l'identité de ce dernier, il cligna des yeux à plusieurs reprises, sans rien dire. Taehyung se demanda s'il se souvenait de lui.
– Tu aimes les tigres ? demanda-t-il en Coréen.
Il savait que le plus jeune avait encore un peu de mal avec la langue chinoise, car il le lui avait confié deux mois plus tôt. À cette question, Jungkook s'empourpra vivement puis baissa la tête, sans doute gêné. Taehyung décida de s'asseoir en face de lui.
– Ce sont des animaux très indépendants, je crois. Mais quand ils t'aiment, c'est pour la vie.
Visiblement, son cadet l'écoutait attentivement car il releva la tête d'un air intrigué.
– Ah oui ? demanda-t-il.
Taehyung sourit. À chaque fois qu'il entendait Jungkook parler, son cœur se réchauffait et ses oreilles le suppliaient de se changer, parce qu'il n'y avait pas de timbre plus doux que le sien. Sans en ajouter davantage, Taehyung acquiesça.
– Tu t'appelles Jungkook, c'est ça ?
Aussitôt, le noiraud hocha la tête, quoiqu'un peu hésitant.
– Je m'appelle Taehyung. Je suis le meilleur ami de Hoseok, tu te souviens de lui ?
Quand le nom du fils Jung fut mentionné, Jungkook lui adressa un sourire renversant, celui qui transformait son regard en ciel étoilé.
– Oh, Hobi !
Taehyung acquiesça, rassuré de voir son cadet se détendre, au souvenir sans doute très agréable du dîner chez le représentant de l'ambassadeur.
– J'ai un cadeau pour toi.
Sans attendre de réponse, le petit Kim enfonça une main dans la poche de son short pour en sortir une petite boîte marron.
– Ouvre, invita-t-il en posant la boîte devant Jungkook.
Intrigué, le petit noiraud se pencha en avant pour ouvrir l'objet. Quand il en découvrit le contenu, ses yeux s'écarquillèrent avant que ses joues pouponnes ne reprennent une teinte écarlate.
– Mais- commença-t-il.
– C'est pour la fois où je t'ai parlé méchamment. Je sais pas si tu te souviens.
– Oh si, je me souviens de toi, mais je savais pas que la bille était à ton ami. C'est juste qu'elle était jolie et je l'ai vue par terre.
Taehyung hocha la tête.
– J'ai cru que tu mentais, pardon. Je suis un peu sauvage des fois.
– Mais fallait pas me faire de cadeau Taehyung hyung, s'exclama Jungkook. C'est ma faute, voilà.
En entendant le titre que Jungkook lui avait naturellement donné « hyung », le jeune hybride se mit à rougir. Puis, comme il ne savait plus quoi dire et que Jungkook avait les yeux baissés sur le sol de la cour, lui-même tout intimidé, il se leva simplement avant de déclarer bassement quand il fut l'heure de retourner en classe :
– Ton dessin est très joli.
𓃮
Le lendemain, Taehyung retourna voir Jungkook sous sa forme animale. Pourtant, en arrivant près de la maison, il ne trouva pas son ami dans le jardin en train de l'attendre comme d'habitude. Taehyung renifla l'air, désormais familier avec l'odeur du plus petit, et quand une brise, pleine d'une fragrance de fleur de coton, caressa son museau, il traversa la clôture toujours en ruine, monta les marches qui conduisaient à la maison, puis regagna la terrasse arrière grâce aux balcons adjacents.
Son instinct ne l'avait pas trompé ; car, en effet, une fois de l'autre côté, il trouva Jungkook sur la petite esplanade de bois donnant sur l'Amour. Le soleil éclaboussait sur le fleuve estival en milliers de petits joyaux épars. Ravi par la vue, Taehyung eut envie de se jeter à l'eau et d'y jouer avec Jungkook, mais c'était trop dangereux, le noiraud manquait sans doute d'adresse pour nager dans ces eaux plus dangereuses qu'elles n'en avaient l'air. Le petit félin s'arracha amèrement à ses pensées et zieuta son ami.
Vêtu d'un joli short rouge et d'un débardeur blanc, ce dernier se tenait à quatre pattes par terre, les coudes sur le sol, la paume des mains soutenant son visage d'ange qui louchait sur les billes que son aîné lui avait offertes la veille.
Taehyung s'approcha, il effleura le corps de son ami pour lui signifier sa présence.
– Ooooh, tu es là ! s'exclama Jungkook en se relevant sur les genoux.
Le petit fauve sautilla de joie, content lui aussi de retrouver son cadet qui l'étreignit fugacement et déposa un baiser maladroit sur une de ses oreilles.
– Regarde mon cadeau ! annonça-t-il ensuite en se décalant.
Tandis qu'il s'écartait légèrement, Jungkook montra du doigt les petites billes qu'il avait alignées les unes à côté des autres.
– C'est Taehyung qui me l'a offert, il est Coréen lui aussi.
Puis il pointa du doigt une bille dans laquelle des petits filaments violets s'entrelaçaient.
– Elle, c'est ma préférée !
La joie dans le ton de son cadet était si évidente qu'elle en devenait véritablement émouvante.
– Tu sais, depuis que je suis là, c'est le premier cadeau qu'on me fait, alors je suis content.
À ces mots, le petit tigre se réfugia contre le ventre de son ami, parce qu'il se sentit soudain triste. Et Jungkook ne dit rien de plus, enroulant simplement ses bras sous le ventre recouvert d'une belle et douce fourrure blanche pour tirer le tigreau contre lui.
– Mais mon vrai cadeau, c'est toi, souffla-t-il quand il eût réfugié sa figure contre la gorge de l'animal.
𓃮
Le temps fila, et avec lui, Taehyung tissa progressivement une nouvelle amitié avec Jungkook, une amitié à l'école. Quand le cadet jouait avec son ami, un certain Liang, l'aîné restait loin d'eux, puisqu'il s'interdisait toujours les jeux et le sport. Mais une fois que le noiraud se calmait, Taehyung osait le saluer et Jungkook lui souriait toujours sincèrement avant de discuter avec lui. Une fois, il lui avait même offert un joli dessin aux pastels qui représentait la vue de sa terrasse sur l'Amour et la forêt. Le petit hybride s'était alors jeté dans ses bras pour le remercier, un geste si spontané qu'il failli laisser sortir ses oreilles. Heureusement, il se retint tout juste et s'était excusé en même temps qu'il s'éloignait.
Ce dessin exprimait tout ce qu'il avait de plus cher : cette nature qu'il appelait maison, et Jungkook. C'est ainsi que le soir même, Taehyung l'avait accroché au-dessus de son bureau, dans sa chambre. Puis, alors qu'il dînait avec ses parents dans la cuisine, le petit garçon, désormais âgé de sept ans, osa les questionner sur la condition des hybrides. Si le sujet n'était abordé qu'en surface auparavant, ce qui ne l'avait jamais dérangé outre mesure, sa relation avec Jungkook le poussait à creuser davantage.
– Est-ce qu'un humain vous a déjà vu sous votre forme animale ?
Aussitôt, le silence se fit, chacun interrompant son geste.
– C'est arrivé ? s'enquit sa mère, les sourcils froncés.
– Je... Non, non, souffla le jeune hybride la tête baissée. Mais répondez.
Le père de Taehyung haussa les sourcils en prenant une gorgée de son verre d'eau.
– Deux fois, oui. Mais je me suis enfui.
Le petit garçon acquiesça, les yeux rivés sur le bois de la table.
– Et toi maman ?
– Pas moi, enfin, pas que je sache. Pourquoi cette question mon trésor ?
À cette curiosité, Taehyung se mordit la lèvre en haussant les épaules.
– C'est juste que je me demande pourquoi on doit faire autant attention...
– On te l'a déjà dit mon cœur, les humains peuvent s'en prendre à nous. S'ils découvraient notre existence, ce serait une catastrophe.
Son père acquiesça sombrement.
– Et... Et si jamais, un hybride tombe amoureux d'un humain ?
Pourquoi posait-il cette question ? Les mots avaient fui sans qu'il ne les contrôle, sans qu'il ne les comprenne. Peut-être que son tigre savait, lui. La question sembla désarçonner les deux parents qui s'observèrent silencieusement avant que le père ne soupire lourdement.
– C'est rare, Taehyung, très rare qu'un humain accepte de maintenir un tel secret. Ce n'est arrivé qu'une fois dans toute ma génération.
Taehyung scruta la figure de son paternel, dans l'attente qu'il poursuive, ce que ce dernier fit après avoir remué ses oreilles de tigres qui avaient émergées durant leur échange.
– Un tigre se voue à la solitude. Il ne tombera amoureux qu'une seule fois, et alors quand ce sera le cas, il se dévouera corps et âme à la personne. Mais si l'objet de son amour est humain, il devra renoncer à cet amour, de peur que l'être aimé ne le trahisse ou se détourne de lui à jamais.
Déglutissant, l'enfant fut incapable de répondre. Il n'avait même plus faim.
– Je te souhaite de ne jamais aimer d'humain.
Cette nuit-là, Taehyung s'endormit le cœur serré, la gorge nouée.
𓃮
Huit ans filèrent ainsi.
Durant toutes ces années, Taehyung se ficha bien de braver l'interdit en fréquentant Jungkook sous sa forme animale. Il vivait cette relation au jour le jour, parce que chaque confidence de son cadet, chaque attention, chaque moment avec lui, valait tout. Tous leurs souvenirs étaient pierres, empilées et assemblées pour former un magnifique ouvrage. C'est ainsi que d'amis, ils devinrent meilleurs amis, puis frères. Ce lien n'avait rien de semblable avec celui que le jeune Kim entretenait avec Hoseok. À l'instant même où Jungkook l'avait regardé dans les yeux, du haut de ses quatre ans, alors qu'il venait lui reprendre cette bille, Taehyung avait su, senti, que quelque chose venait de se créer entre eux.
C'était indicible.
Sans le savoir, ils vivaient cette connexion de la même manière, c'est-à-dire comme quelque chose de trop grand pour eux, une chose contre laquelle ils ne pouvaient lutter.
Maintenant âgé de quinze ans, le jeune hybride ressemblait à un tigre adolescent lorsqu'il se transformait, de même que son corps humain gagnait en virilité. S'il était donc plutôt petit avant, notamment sous sa forme animale, il était désormais bien plus intimidant. Pour autant, ce pic de croissance ne semblait pas intimider le plus jeune, au contraire. D'ailleurs, Jungkook aussi avait grandi : ses muscles se sculptaient finement, mais son visage conservait une innocence encore évidente, lui conférant toujours cette apparence purement attendrissante.
À présent, les deux amis ne se contentaient plus de rester à la maison sur pilots. Les deux avaient mûri, et il fallait admettre que pour ses treize ans, le noiraud possédait une bonne condition physique. Agile et courageux, il pouvait suivre son tigre presque partout. Ensemble, ils explorèrent la forêt, flirtant avec la frontière russe, non loin de là, et se baignèrent dans l'Amour, tantôt près de la maison du noiraud, entre les pilotis, tantôt dans des sources que trouvait le jeune tigre.
Les eaux du fleuve se firent peu à peu gardiennes des confidences proférées de l'un, silencieuses de l'autre. Elles enfermaient leur existence dans un écrin, les faisaient s'adorer, les faisaient rois.
À l'école, les deux enfants s'étaient aussi rapprochés. Taehyung savait que Jungkook l'adorait, lui et Hoseok, car le plus jeune lui disait tout quand il se transformait (même qu'il trouvait le jeune Kim un peu trop beau). Ainsi, rasséréné par ces impressions positives et flatteuses, l'adolescent commença à inviter son nouvel ami chez lui. Dès qu'ils le rencontrèrent, ses parents l'adorèrent, chose qui n'était guère étonnante au vu de la nature très douce et sympathique de Jungkook. Mais quand le noiraud retourna plus d'une fois les invitations de son aîné, ce dernier trouva toujours une excuse pour y échapper jusqu'à ce que son cadet n'abandonne.
Sans qu'il ne comprenne vraiment pourquoi, une part de lui refusait d'aller à la maison sur pilotis sous sa forme humaine. D'ailleurs, s'il était heureux de s'être lié à Jungkook d'une autre manière, il fut rapidement frustré de cette amitié distante qui n'avait rien à voir avec celle, beaucoup plus proche, qu'il connaissait en tant que tigre. Jungkook n'était tactile avec personne sinon l'animal de qui il s'était fait l'ami, ses sourires ne resplendissaient jamais complètement, et sa voix se modulait toujours avec les autres, comme s'il était absent.
Ainsi, Taehyung découvrit une autre facette de son ami, une bien plus distante et secrète. Car Jungkook ne se confiait qu'à son tigre, de même qu'il n'enserrait que lui. Et ça, Taehyung ne savait dire si c'était une bonne chose.
L'envie de se dévoiler à lui grandit comme un feu qu'on ne contient que trop péniblement. À chaque fois qu'il semblait sur le point de craquer, cependant, il se souvenait d'une parole qui avait meurtri son cœur d'enfant : « Je te souhaite de ne jamais aimer d'humain. »
Et la peur du rejet était plus forte que tout.
𓃮
Il faisait nuit. L'eau du lac léchait ses pieds et le sable s'infiltrait dans ses vêtements, il caressait sa peau. Allongé près des pilotis de sa maison, à même le sol, Jungkook se noyait dans l'océan du ciel, là où les étoiles et les constellations éclataient en des milliers de paillettes. Ici, il n'y avait rien, sinon elles ; rien, sinon lui.
Un doux bruissement lui parvint, mais il n'esquissa pas un geste, parce qu'il savait. Un corps s'allongea contre lui, une douce fourrure qu'il contemplait toujours comme une merveille, sa fourrure à lui. La tête du fauve se posa contre son ventre et à ce geste, les lèvres du noiraud s'étirèrent en un sourire bienveillant.
– Aujourd'hui, j'ai quatorze ans, souffla-t-il dans la nuit.
Il faisait face au firmament, celui de son existence peut-être. Ça lui donnait le vertige.
– Et ils ont oublié, je crois.
Taehyung sentit son propre cœur se serrer dans sa poitrine, il se colla plus près de son ami. Il n'avait jamais vraiment su le métier que les parents de Jungkook exerçaient, parce que ce sujet semblait défendu et qu'il ne souhaitait pas s'introduire davantage dans l'intimité de son ami. En tous les cas, les Jeon n'étaient que trop peu souvent à la maison, et Jungkook, lui, vivait la plupart du temps seul. Cette solitude lui pesait considérablement, et quand il songeait, parfois, Taehyung se disait que sans lui, Jungkook serait certainement encore plus triste.
À cette pensée, le tigre s'allongea de tout son poids sur le noiraud, comme pour le retenir contre lui. Il planta ses griffes dans une épaule qui émit une plainte avant de se détendre, laissant faire l'animal.
– Je suis seul. Si seul.
Taehyung avait toujours trouvé qu'à la nuit tombée, Jungkook n'avait plus la force de sourire.
– Toi, tu ne me laisseras jamais, murmura-t-il, les yeux plongés dans ces billes d'or brillantes qui le dévisageaient d'un air grave.
Cette nuit-là, rien d'autre ne fut dit. Et quelques années plus tard, Taehyung se demanderait si Jungkook avait seulement conscience de l'impact de cette sorte de promesse informulée qu'il avait laissé planer au-dessus d'eux, juste entre les étoiles et leurs silhouettes allongées.
Non, certainement pas.
Jungkook ne savait pas.
𓃮
Taehyung marchait vers sa maison, le cœur léger. Il avait hâte de se transformer pour gagner la forêt et plus précisément la maison sur pilotis. Vu l'avancée de l'après-midi et compte tenu du fait qu'il n'avait pas classe aujourd'hui, Jungkook devait certainement déjà l'attendre, peut-être près de l'eau, sur la terrasse de sa maison, si ses parents étaient absents, ou plus loin, dans un coin de forêt.
Le jeune Kim se dépêcha donc d'abandonner ses affaires dans sa chambre pour s'enfuir, profitant de l'absence de ses parents qui commençaient à trouver ses sorties trop régulières et tentaient donc de les réguler. Taehyung arriva bien vite à la maison sur pilotis. Maintenant qu'il avait seize ans, la fleur de l'âge pour le fauve qu'il était, sa puissance et sa rapidité explosaient, ne le rendant que plus intimidant encore. À cet instant, il s'apprêtait à franchir la clôture du jardin, certes réparée depuis l'emménagement des Jeon, mais pas assez haute pour l'empêcher de sauter par-dessus, mais quelque chose le fit se figer.
Le tableau qui se dessinait juste devant ses yeux venait de le glacer.
C'est toujours quand on s'y attend le moins que les plus grandes tragédies s'invitent dans l'existence. Elles n'en sont que plus dévastatrices.
Jungkook était là.
L'harmonie de ses traits, si purs, encore retenus dans l'enfance, était brisée. En effet, le jeune garçon aux cheveux ébène se tenait debout devant sa mère, des larmes dévalaient ses joues rondes tandis qu'il secouait la tête en expirant par saccades. Taehyung huma l'air, il sentit la panique dans tout l'être du jeune adolescent. Alors, naturellement, son corps tout entier se tendit, ses muscles se contractèrent et il se mit en position d'attaque, prêt à intervenir pour protéger Jungkook.
Il n'avait d'yeux que pour son cadet.
– Non, maman, implorait-il d'une voix douloureuse. S'il te plaît, je t'en supplie, s'il te plaît...
Visiblement très affectée de voir son enfant dans cet état, madame Jeon répondit d'un ton faible.
– Mon chéri, je suis vraiment désolée, mais tu-
– NON !
Ce hurlement, Taehyung en fut éprouvé, parce qu'il transpirait d'une telle détresse, d'une telle souffrance qu'il en rugit aussitôt, une réaction instinctive à la vue de son ami tourmenté. D'ailleurs, la silhouette de ce dernier s'arracha à l'étreinte de sa génitrice pour se mettre à courir vers la forêt. Aussitôt, sans même y réfléchir à deux fois, Taehyung le suivit, il poursuivit sans aucun mal le sillon laissé par Jungkook, à travers les feuillages.
– Jungkook ! entendit-il hurler derrière lui.
Le tigre ignora cet appel, de même que le dénommé qui continuait de courir comme s'il avait la mort aux trousses. Taehyung rugit en écho, se fichant éperdument d'être entendu par la mère de son ami. Rien ne comptait plus que le retrouver, pour savoir, pour comprendre.
Rattraper un humain n'était pas difficile, aussi l'affaire fut-elle rapidement réglée. Taehyung avait vu Jungkook ralentir jusqu'à s'arrêter, près d'un endroit familier. Il s'agissait d'une des sources préférées de Taehyung, un endroit qu'il avait fait découvrir à son cadet quelques années plus tôt. Le noiraud s'effondra sur un rocher, tout près des eaux de l'Amour. Puis, se pensant sans doute à l'abri des regards, il éclata en sanglots bruyants.
Figé, le tigre sentit son estomac se tordre. Cette vue lui était insupportable, terrible même. Jamais, il ne s'était senti plus démuni qu'à cet instant. Il voulait recouvrir Jungkook de son corps d'animal, pour lui donner la sensation de protection et d'amour qui le calmerait peut-être.
Il voulait le griffer.
Il voulait le serrer dans ses bras d'humains.
Il voulait redevenir Kim Taehyung.
Mais il n'en fit rien, s'avançant simplement vers la silhouette recroquevillée en émettant un ronronnement pour signaler sa présence. À l'entente de ce son, Jungkook leva la tête et quand son regard croisa celui de l'ambre, son visage se tordit d'une douleur plus perceptible encore, ses larmes redoublèrent.
Taehyung bondit vers le plus jeune qui se jeta dans ses bras en l'étreignant de toutes ses forces. L'hybride aurait voulu lui poser tant de questions, mais il ne le pouvait pas et Jungkook ne semblait pas capable de s'exprimer. La tristesse ravageait son visage d'ange, elle détruisait sa joie de vivre habituelle. Taehyung appuya tout son corps contre celui du cadet, pour le réconforter, lui rappeler sa présence. Puis il lécha ses larmes pour les effacer de ce visage adoré qui n'aurait dû accueillir que la joie. Pourtant, aussitôt les enlevait-il qu'elles revenaient de plus belle.
Ils restèrent là une heure, peut-être deux ou plus, aucun des deux n'aurait été capable de le dire.
Le soleil finit par se coucher, il cerna leurs silhouettes de rouge avant que le bleu de l'Amour ne remonte pour l'étouffer jusqu'au ciel, un ciel où les étoiles s'inviteraient très vite. Quand la dernière lueur du jour disparut sur l'horizon, Jungkook ouvrit enfin la bouche.
– Je t'aime tellement.
𓃮
Le lendemain, Taehyung comprit enfin ce qui s'était passé entre Jungkook et sa mère. Ce matin-là, il se trouvait dans la cour de récréation, avec Hoseok. Les deux garçons jouaient aux cartes quand Jungkook était venu les trouver, l'air pâle et fatigué. Ses superbes yeux étaient désormais vides de toute étoile, et ses lèvres tremblaient d'émotion. Taehyung fut profondément affecté par cette vision qui tira quelque chose en lui, elle lui tira beaucoup de résistance parce que voir son ami dans un état aussi vulnérable lui donnait envie de se transformer pour l'emmener loin de tout, loin de ce qui le rendait si fragile.
D'un air un peu absent, le cadet leur annonça sans préambule qu'il déménageait. Taehyung fut sonné par cette nouvelle, il sentit tout son corps, toutes ses pensées, se mettre sur arrêt puis se déconnecter complètement. Soudainement, il n'était plus là.
Heureusement, Hoseok prit les devants de l'échange, questionnant le plus jeune sur sa nouvelle destination, la date et la raison de ce départ soudain et comment il se sentait. Jungkook répondit à toutes les questions d'un air éteint. Il partait pour l'Amérique du Sud dans trois semaines. Ses parents avaient décroché un nouveau travail. Il était triste.
Le soir même, Taehyung ne ferma pas les yeux de la nuit, les entrailles tordues. À trois heures du matin, quand il comprit enfin ce qui se jouait, il fondit en larmes et sa douleur fut soudain immense, intarissable. C'était comme une vague qui venait le dévorer tout entier, l'engloutir jusqu'à ses tréfonds pour le plonger dans le noir, dans la solitude, dans l'abandon.
Pourquoi son cœur lui faisait mal, aussi mal ?
Son esprit lui rejoua des milliers des scènes, des scènes avec l'amour et l'Amour, jusqu'à ce qu'il ne s'effondre, de sommeil, de tristesse et de tout ce qu'il n'avait jamais pu dire à Jungkook.
𓃮
Des trois semaines qui vinrent après cette nouvelle, Taehyung n'eut que des souvenirs vides. Tout s'embrouillait dans son esprit pour ne former qu'une vague informe de tristesse, de colère et de désespoir.
Il n'allait plus à l'école ; Jungkook non plus.
Il ne mangeait presque plus ; Jungkook non plus.
Il ne souriait plus ; Jungkook non plus.
Si leur amitié avait toujours eu ce goût de l'éternel, elle était déjà devenue rêve, ou poussière.
Parce que tout était poussière ici.
Eux, l'étaient déjà.
𓃮
– Taehyung ! Tu peux descendre ? Ton ami Jungkook vient dire au revoir.
Installé sur sa chaise de bureau, Taehyung écarquilla les yeux. Jungkook, ici ? Nerveusement, l'adolescent observa son agenda ouvert. Les Jeon partaient demain matin. Ce constat lui tordit l'estomac. Il ne s'était toujours pas fait à cette nouvelle. Il ne s'y ferait jamais.
Ne sachant que faire, l'hybride se releva en enfouissant deux mains nerveuses dans ses cheveux. Aussitôt, une larme coula, puis une seconde et une troisième. Sa respiration devint anarchique, elle s'échappait maladroitement d'entre ses lèvres, et son cœur lui faisait si mal qu'on aurait dit qu'il allait s'arrêter à tout moment.
Parfois, il n'avait plus rien à pleurer, il se sentait vide et absent ; d'autres fois, des cascades jaillissaient de ses prunelles noires et son corps se tordait d'une douleur insupportable.
Taehyung ferma les yeux en essuyant ses joues, essayant de se reprendre. Soudain, il sentit sa queue apparaître et remuer nerveusement dans l'air, puis ses oreilles de tigre ressortir sur son crâne.
La porte de sa chambre s'ouvrit soudain.
– Taehyung ?
C'était sa mère.
– Tu ne m'as pas entendue ? Viens dire au revoir à ton ami, il t'attend en bas.
– Je... je n'arrive pas... répondit l'hybride à voix basse pour ne pas se faire entendre, une panique perceptible dans la voix.
Aussitôt, madame Kim écarquilla les yeux en fixant ses attributs hybrides.
– Quoi, à les faire disparaître ? souffla-t-elle, surprise.
Le garçon acquiesça en continuant de pleurer. Tout son corps s'était mis à trembler.
– Mais...
Madame Kim s'approcha de lui.
– Tout va bien, mon cœur ?
Taehyung secoua la tête, de plus en plus haletant. Il s'effondra sur le sol, soumis au tourbillon d'émotions qui virevoltait en son for intérieur et dans sa tête, lui faisant perdre l'équilibre. Aussitôt, les bras de sa mère l'enserrèrent fermement et une main lui caressa les cheveux.
– Reste ici, lui souffla-t-elle.
Puis elle se releva et sortit de la pièce. Alertes, les oreilles de Taehyung perçurent chaque petit bruit. Ainsi, il sut quand sa génitrice avait fini de descendre les escaliers, il l'entendit même parler à son ami.
– Je suis désolée Jungkook, je crois qu'il est sorti... Pardon. Il était très triste ce mois-ci, tu sais. Je pense qu'il tenait vraiment à toi. Tu prendras soin de toi, d'accord ?
À cette annonce, Taehyung se traîna jusqu'à son lit. Il n'avait plus la moindre force. Faible, il était faible. Tel un épicentre, sa poitrine brûlait, elle propageait une atroce fournaise dans tout son corps. Jamais il n'avait connu une telle souffrance.
Dans ces instants, peut-être sommes-nous lâches.
Car sans parvenir à se contenir davantage, y trouvant là son seul refuge, Taehyung se transforma complètement, déchirant ses vêtements à cause de son gabarit, désormais plus important sous sa forme animale. Ainsi privé d'une partie de sa conscience, l'hybride se roula en boule sur lui-même, des larmes coulèrent de ses yeux mordorés qui s'éteignaient progressivement au fur et à mesure que l'odeur de son cadet disparaissait.
Il se dit alors que son rôle, désormais, était d'être un souvenir pour Jungkook.
𓃮
Le lendemain, comme il l'était convenu, les Jeon disparurent, à l'heure où l'aurore est trop faible pour que les couleurs de l'Amour s'éveillent, une heure où le noir dissimule chaque trait de souvenir, chaque larme, chaque visage.
Quand la voiture commença à rouler, Jungkook serra contre lui un vêtement rouge, vêtement en lambeaux qu'une paire de griffes avait détruit huit ans auparavant.
Soudain, un rugissement terrible déchira le ciel et son cœur. C'était le rugissement d'une bête mourante, une bête abandonnée dans la forêt. À l'instant même où il l'entendit, le jeune adolescent fondit en larmes.
« Toi, tu ne me laisseras jamais. »
Aujourd'hui, c'était lui qui partait.
Jungkook venait de perdre un bout de son âme.
Capturée, à jamais, dans un éclat de soleil levant.
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Partie 2
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Comme on l'apprend dès l'enfance, la nature est régie par la loi du plus fort. On nous enseigne aussi à l'école qu'en tant qu'humain, nous ne faisons malheureusement pas partie de ces êtres supérieurs. Certes, l'intelligence et le progrès de l'homme lui ont permis de s'élever parmi les plus grands. Pourtant, dans son plus simple appareil, ce dernier n'est rien, et n'a rien, face au prédateur, sinon l'espoir de s'en sortir.
Mais lorsqu'on est objectivement le plus fort, tout est différent. La peur n'existe presque pas, remplacée par la suffisance et la connaissance ; alors, il devient tout à fait tentant de choisir ce sentiment plutôt que l'autre, autrement dit, la force plutôt que la faiblesse. Taehyung avait fait ce choix. Enivré par cette sensation depuis presque huit ans, il devait reconnaître que celle-ci lui était devenue essentielle, elle s'était greffée comme un nouvel organe, la béquille qui soutenait son cœur.
Un cœur coulé dans une épaisse carcasse métallique, là où aucun sentiment n'afflue.
Maintenant âgé de vingt-quatre ans, Taehyung vivait dans la maison sur pilotis, seul, et ne revenait à sa forme humaine qu'en de rares occasions, si bien que plus personne du village ne le voyait désormais, pas même Hoseok à qui ses parents avaient dit qu'il était parti étudier à Tokyo. D'ailleurs, ces derniers semblaient avoir accepté son choix, sans pour autant en saisir la véritable raison. Maintes fois déjà, ils avaient tenté de prendre contact avec leur fils, de le raisonner pour le faire revenir à son état humain. Car les hybrides trop longtemps transformés finissaient toujours par perdre la raison.
Mais la folie, n'en déplaise aux Kim ou à quiconque, était son refuge, car véritablement préférable à sa conscience humaine, conscience détruite par un chagrin impérissable. Un chagrin qui portait un nom splendide et des yeux débordants d'étoiles.
Ainsi, la vie de Taehyung s'était considérablement apaisée depuis qu'il ne songeait qu'à cinq activités : chasser, dormir, jouer, se baigner (car il adorait l'eau) et surveiller son territoire.
Tout était plus simple ainsi. Plus supportable.
Aujourd'hui, il gouvernait l'Amour. Et pas une âme sur Terre n'aurait pu l'arrêter. Pas une, excepté lui, peut-être.
𓃮
Le jour commençait à tomber. Allongé sur la grande terrasse boisée qui surplombait le fleuve, à l'arrière de la maison sur pilotis, le jeune hybride transformé se léchait une patte pour faire sa toilette.
Depuis sa plus tendre enfance, jamais ce paysage n'avait changé, toujours fait d'eau, de soleil rouge et d'une épaisse forêt aux débordements marécageux. Cette constante était le seul élément qui réchauffait son cœur. Parce que ça, au moins, ça n'avait rien de fugace.
Ainsi, le calme s'écoulait lentement sur ce monde en même temps que l'obscurité. Pourtant, en tendant l'oreille, le fauve captait chaque bruissement, chaque petit cri qui signifiait l'arrivée d'un nouvel animal dans le décor : chauve-souris, grenouilles, insectes et opossums. Les nocturnes étaient déjà de sortie. Mais parmi cette mélodie familière, Taehyung perçut un autre bruit, un bruit qui n'avait rien de naturel. C'était un moteur, précisément un moteur de voiture qui n'était jamais venue ici, du moins pas en sa présence. Sur le qui-vive, l'hybride se redressa aussitôt, exposant toute la musculature et la souplesse de son corps.
Une porte, à n'en pas douter celle du véhicule, claqua brusquement au dehors, devant la maison. Puis des pas pénétrèrent sur le jardin jusqu'à l'escalier qui conduisait à l'entrée. Taehyung remua légèrement. Un intrus allait-il réellement tenter d'entrer ? Mais à peine se posa-t-il la question qu'il entendit une clef remuer dans la serrure de la porte principale puis cette dernière s'ouvrir.
Resté à l'extérieur, derrière la porte-fenêtre du grand salon qui donnait sur la terrasse, là où quelques rideaux ondulaient dans la brise, l'hybride ne parvint pas à identifier cette haute silhouette. Elle avançait déjà à l'intérieur, mais n'avait pas allumé la lumière. De cette manière, la vision de Taehyung, habituellement très perçante, se trouvait obstruée par le tissu des rideaux couplé à la pénombre. Optant pour la prudence, il décida de se retirer des lieux pour identifier de loin l'intrus mais ce dernier avançait déjà à toute allure vers lui, certainement intrigué par la porte-fenêtre ouverte.
Le cœur de Taehyung accéléra brutalement. Que faire ? S'enfuir ? A priori, il n'était pas en position de faiblesse, au contraire, il se savait bien capable d'effrayer l'humain, quel qu'il soit.
Pourtant, le parfum qui s'approchait de lui, s'il lui semblait nouveau, dégageait comme une familiarité, une essence qui le clouait sur place. Les rideaux s'écartèrent brusquement. Alors, le fauve se figea, à l'image du nouvel arrivant.
À cet instant précis, quelque chose passa dans leurs orbes ou peut-être que c'était le cœur. Cette chose, personne ne la ressentit sinon eux, une chose qui était déjà éternelle.
Taehyung crut revivre quelque chose. Parce qu'il avait reconnu ces traits, pourvus d'une harmonie fascinante, ce regard brun et étoilé, cette peau claire qui n'avait jamais bruni ici, ce nez, cette façon de se tenir. Et les derniers éclats du soleil, éclats de sang, embrassaient toute sa figure.
Jungkook.
Il avait grandi, il semblait plus musclé aussi, plus affirmé, et plus époustouflant que jamais.
Taehyung remarqua que son vis-à-vis parcourait son pelage du regard, s'arrêtant à quelques endroits stratégiques. Et alors, sa réaction fut immédiate : les larmes lui montèrent aux yeux, les muscles de sa gorge se crispèrent et ses mains tremblèrent.
– C'est toi, souffla-t-il d'une voix presque brisée.
Mais ce murmure, dans ce silence qui était leur, brisa toute la magie de l'instant.
Une colère sourde monta à l'intérieur de Taehyung. Une rancœur peut-être, ou la peur. Aussitôt qu'il entendit son cadet, l'animal feula en montrant ses canines, proéminentes pour le fauve qu'il était, le corps tendu, prêt à bondir. Jungkook, lui, se figea instantanément.
Un éclat de peur traversa ses prunelles bien qu'il semblât certain de reconnaître son ami d'enfance. Ainsi, le noiraud leva les mains devant lui en signe de paix mais l'hybride ne céda pas, il s'approcha même en rugissant fortement, si bien que Jungkook trébucha en arrière, dans la maison, épouvanté. Un tigre restait un tigre, il ne pouvait le nier, d'autant que ce dernier s'était considérablement épaissi depuis la dernière fois.
Profitant de cet instant d'étourdissement, Taehyung se retira. Il bondit sur la terrasse gauche de l'habitation, courut à toute allure vers le jardin, sauta par-dessus la rambarde avant pour atterrir dans le jardin. Dans le même temps, il entendit Jungkook se relever derrière lui, courir maladroitement à sa suite et l'appeler faiblement.
– N-non, s'il te plaît ! Reviens !
Mais le temps qu'il retourne dehors, juste à l'entrée de la maison, l'animal n'était plus.
Et la nuit tombait déjà.
𓃮
Ce n'était pas possible. Ce ne pouvait pas être Jungkook. Comment ?
Taehyung courut, il courut jusqu'à n'en plus pouvoir, il courut jusqu'en Russie, puisque sa terre jouxtait la frontière, et lorsque la fatigue l'assaillit, il s'effondra tout simplement, sans s'importer de savoir où il se trouvait exactement.
Une certitude seulement battait dans son cœur. L'Amour était loin de lui.
𓃮
Dès l'aube, il s'éveilla, alerté par les rugissements fébriles d'un tigre qui demeurait là et avait senti sa présence. Taehyung ne pouvait l'ignorer : les animaux de son espèce accordaient une grande importance au concept du territoire, ne supportant pas que d'autres s'érigent là où ils établissaient leur domination. Ainsi, même s'il se savait en bonne forme et sans doute capable de venir à bout de ce mâle plus âgé, l'hybride décida de fuir, évitant le duel qui se déroulerait s'il ne déguerpissait pas rapidement. De toute façon, il n'avait pas le cœur à combattre.
Tandis qu'il revenait sur ses pas, franchissant les terres enténébrées de la veille, il se redessina chaque trait du visage de Jungkook, chaque détail, de son menton froncé jusqu'à son front sur lequel venaient quelques mèches noires. Maintenant, il avait vingt-deux ans.
En arrivant près de la maison sur pilotis, Taehyung s'arrêta, camouflé par les feuillages de la forêt luxuriante. Le pick-up noir qu'il avait aperçu la veille en fuyant n'avait pas bougé. Ainsi, son cadet était bel et bien de retour. Mais pourquoi ? Et pour combien de temps ? L'espace de quelques minutes, il regretta sa réaction de la veille, regretta de s'être enfui lâchement. Il aurait adoré que Jungkook se serre contre lui et qu'il embrasse ses oreilles comme il le faisait toujours enfant. Il aurait adoré griffer tous ses vêtements, le griffer lui aussi pour le clamer sien.
À cet instant cependant, Taehyung ne pouvait décidément pas revenir sous sa forme animale, il sentait son tigre bien trop remué par cette apparition. Il était impensable pour lui de retourner vivre dans cette maison qu'il squattait impunément depuis huit ans. D'ailleurs, Jungkook avait probablement remarqué les quelques affaires laissés à l'intérieur. Se doutait-il qu'elles lui appartenaient ?
À présent, le jeune Kim n'avait pas d'autre choix que de regagner la maison de ses parents, qu'il ne visitait que trois fois durant l'année. Un peu nerveux, il se présenta donc dans le jardin, comme quand il était petit, et attendit que sa mère sorte à l'arrière pour prendre son petit-déjeuner sous la véranda. Et effectivement, une heure plus tard, madame Kim trouva un tigre assoupi près de la porte, son soyeux pelage brillant sous le soleil levant. Il éclatait de couleurs mirifiques tandis que tout restait terne autour de lui. L'éternelle fadeur de Hei le sublimait.
Après avoir ouvert la véranda, la mère de l'hybride sourit tristement puis retourna à l'intérieur pour préparer du thé. Alors, comme s'il l'avait senti, Taehyung s'éveilla, il se releva silencieusement, pénétra les lieux qui lui étaient familiers, frôlant les jambes de sa génitrice, puis remonta les escaliers. Il croisa son père qui sortait de la salle de bains, vêtu d'un pantalon de toile et d'une chemise lâche. Ce dernier se figea instantanément puis contempla l'hybride comme s'il était un fantôme.
– Taehyung... ? osa-t-il demander, faiblement.
Ce à quoi le fauve feula légèrement avant d'ouvrir la porte de sa chambre à l'aide d'une de ses pattes avant pour s'engouffrer dans la pièce. Puis, appuyant son museau sur la porte, il la claqua doucement.
Une fois seul dans sa chambre, le silence l'étouffa, de même que les odeurs, odeurs de son enfance enterrée, ici ou dans sa mémoire. Son regard chercha un dessin, au-dessus de son bureau, le dessin que Jungkook lui avait offert à ses six ans. Alors, les yeux noyés dans les couleurs pastel qui n'avaient rien perdu de leur éclat, il se transforma soudainement, enfila un peignoir puis partit se doucher.
En sortant de la douche, il s'observa longuement dans le miroir. Sa peau, légèrement basanée, brillait délicatement, comme un sable piqueté d'or à quelques endroits. À l'inverse, ses yeux, plus profonds que les ténèbres apparaissaient et disparaissaient sous des paupières calmes, qui battaient régulièrement et à la lisière desquelles flirtait un grain de beauté. Il avait toujours eu des traits équilibrés, qu'on disait harmonieux. Mais cette beauté le laissait de marbre, parce que lui ne voyait qu'un être brisé, il avait toujours vu plus loin. S'approchant de son reflet, le jeune homme remarqua quelques poils au-dessus de ses lèvres et sur son menton. Il se rasa donc silencieusement, empruntant le matériel de son père, puis quitta la pièce pour retourner dans sa chambre.
Étonnamment, redevenir humain fut moins douloureux qu'il ne l'avait craint. Son esprit s'était comme nimbé d'une brume protectrice, le privant de toute pensée. Mais dans l'eau qui avait coulé sur son corps, dans le froissement des vêtements qu'il enfila ensuite, un jean et une chemise à carreaux, il entendait sans cesse les premiers mots que Jungkook avait dit en le voyant, en le reconnaissant.
« C'est toi. »
Il avait donc mémorisé les stries de son pelage.
Cette constatation lui provoqua une violente adrénaline et une vague de remords.
Pourquoi son instinct animal l'avait supplié d'agresser Jungkook ? Qu'est-ce qui lui avait pris ?
À cette pensée, il sentit deux excroissances apparaître sur son crâne, au milieu de sa chevelure indisciplinée, ses oreilles de tigre, ainsi que sa queue, plus longue qu'avant, dans le bas de son dos. Si la transformation ne semblait pas avoir posé de souci particulier, des résurgences animales demeuraient, chose tout à fait logique vu le temps qu'il avait passé sous sa forme de tigre.
Ainsi, après de longues minutes à se concentrer sur son aura humaine pour ne pas perdre pied de nouveau et choisir le refuge de l'animalité, l'hybride sortit enfin de sa chambre pour rejoindre le salon. Là, il trouva ses géniteurs, faussement affairés. Il était évident qu'ils cherchaient à se comporter naturellement, mais leur rythme cardiaque et la nervosité de leurs gestes les trahissaient.
– Jungkook est revenu, annonça Taehyung sans préambule.
À ces mots, monsieur et madame Kim interrompirent leur activité, l'une refermant le meuble dans lequel elle fouillait tandis que l'autre reposait le livre auparavant ouvert entre ses mains (100 recettes végétariennes pour petits curieux, sérieusement ?).
– Le fils des Jeon ? demanda madame Kim.
– Qui d'autre, souffla le brun en s'éloignant vers la cuisine.
Familier de l'endroit, il alluma la cafetière et attendit que le breuvage sombre ne coule de l'appareil jusqu'au mug que sa mère avait sorti pour lui. Une fois servi, Taehyung se retourna et découvrit le regard insistant de ses parents qui l'avaient bien évidemment suivi.
– Tu vas rester ici ?
L'hybride acquiesça avant de boire une gorgée, sa queue battant nerveusement l'air.
– Je suppose qu'Hoseok est toujours là ? questionna-t-il.
– En effet. Mais il travaille à la mairie de Harbin. Un contact de son père.
Harbin était la plus grande ville de la province. Située plus au sud, elle accueillait la majeure partie de Hei, le reste n'étant que nature sauvage et villages esseulés.
– Je vois.
Un silence pesant s'établit. Taehyung prit une nouvelle gorgée de café.
– On pourrait inviter Jungkook à manger, non ? S'il est seul, je veux dire.
À cette proposition, Taehyung se crispa immédiatement. Et tandis qu'il allait refuser, il entendit la sonnette retentir. Aussitôt, les parents Kim se dévisagèrent, sourcils froncés. Il n'était alors que huit heures trente. Qui pouvait bien venir jusqu'à leur territoire reculé de si bonne heure un vendredi ?
– Je vais ouvrir.
Puis, mettant à exécution ses paroles, la mère de Taehyung se dirigea vers l'entrée. Aussitôt, l'hybride se concentra pour faire disparaître ses oreilles et sa queue. L'effort lui coûta, sous l'œil averti de son père qui n'avait pas bougé.
– Jungkook ?!
À cet appel, les oreilles de l'hybride ressortirent automatiquement, comme stimulées par cette présence. L'odeur de son ancien ami assaillit ses narines sensibles, odeur qu'il se mourrait de redécouvrir, parce qu'il n'avait pas pris le temps de la flairer suffisamment la veille.
– Tae... ? souffla soudain son père, visiblement inquiet en observant, horrifié, le visage de son fils prendre des attributs félins.
L'hybride déglutit, se reprenant. Il retourna à sa forme complètement humaine et se redressa, un peu nerveux.
Des pas résonnèrent ensuite, et Taehyung – au même titre que son paternel – comprit que sa mère avait invité Jungkook à pénétrer les lieux. Ainsi, les deux individus apparurent soudainement dans la cuisine.
La silhouette du plus jeune ne cessait de s'incliner vers l'avant, visiblement gêné de s'inviter de la sorte. Taehyung, lui, profita de cet instant pour le détailler. Jungkook portait un pantalon noir en cargo décoré d'une chaîne ainsi qu'un t-shirt rose oversize. Ses cheveux de suie resplendissaient comme une nuit sans étoile, ou les profondeurs de l'Amour.
– Comment vas-tu ?
– Ça va, souffla Jungkook à voix basse en se relevant.
Alors, son visage se révéla enfin dans son intégralité et Taehyung fronça aussitôt les sourcils, alerté. Il avait remarqué des détails équivoques, des détails qui lui serrèrent le cœur. Jungkook avait une mine fatiguée et les yeux rouges, comme s'il avait pleuré toute la nuit, chose fortement probable au vu des évènements d'hier. Il semblait un peu éteint. Toujours empreint de politesse, ses prunelles s'arrêtèrent successivement sur le père de Taehyung, devant lequel il s'inclina une nouvelle fois, puis l'hybride lui-même. Et là, il n'esquissa plus le moindre geste, comme s'il ne s'attendait pas à le trouver ici.
– Je... commença Jungkook en écarquillant les yeux, et Taehyung capta les emballements de son cœur.
– Salut, dit-il d'une voix calme et grave qui se voulait apaisante.
Comment pouvait-il faire preuve d'autant de douceur après avoir littéralement effrayé son cadet la veille ? Taehyung ne se comprenait pas.
Et à cet instant, il détestait voir Jungkook ici, devant ses parents qu'il observait respectueusement, avec une dévotion évidente. L'hybride sentit une drôle de chaleur se répandre en lui.
– Viens t'installer, Jungkook. J'ai fait du thé, invita sa mère.
Aussitôt, le jeune homme s'inclina vers l'avant en signe de remerciement, puis il s'assit sur une chaise en face de Taehyung. Monsieur Kim s'approcha du jeune invité, il glissa une main sur sa nuque, parcourant les mèches ébène en souriant, puis s'installa à ses côtés sans dire un mot. Loin de passer inaperçu aux yeux du jeune hybride, ce geste provoqua en lui une vive colère. Ainsi, à défaut de lui rugir dessus, Taehyung fusilla son père du regard.
Bon sang, cette caresse n'avait rien d'une provocation, il était tout à fait normal que monsieur Kim signifie un minimum d'affection au jeune Jeon qui semblait faible et désemparé à cet instant. Un souvenir ressurgit soudain dans sa mémoire tortueuse : Taehyung revit le petit Jungkook de quatre ans pleurer seul dans la cour de récréation, il se revit lui-même défendre à Hoseok, Yuan et Tao d'aller le consoler.
C'était comme si...
– C'est une tisane aux baies de sureau.
...comme si Taehyung ne le voulait que pour lui.
Mais si enfant il avait détesté que des humains s'approchent du jeune enfant, ici l'enjeu était différent. C'était un autre tigre mâle qui avait touché Jungkook. L'hybride serra les dents. C'est quand il releva les yeux qu'il sentit son son cœur manquer un battement. Jungkook le fixait étrangement.
– Tout va bien ?
À cet instant, l'aîné comprit que sa lutte intérieure, celle de ne pas se transformer en tigre et de chasser ses parents pour strier les vêtements de Jungkook de ses griffes, devait se voir sur son visage. Et remarquer le noiraud ainsi, aussi inquiet, aussi tourné vers lui, lui fit crisper les mains. S'il n'avait pas une telle force psychologique, sans doute aurait-il déjà craqué.
Bon sang, quelle idée de se présenter à un humain – à cet humain ! – après huit ans d'errance animale. Sentant une chaleur anormale autour de ses yeux, le jeune Kim baissa aussitôt la tête. Ses pupilles devaient certainement briller d'un éclat mordoré.
La situation étant véritablement critique, Taehyung fut soudainement soulagé d'entendre son père prendre les devants pour lui sauver la mise.
– Mon fils est fatigué, Jungkook, tu l'excuseras de se retirer ? Vous aurez certainement l'occasion de vous revoir et de discuter.
– Oh...! Oui, oui bien sûr, désolé, c'est ma faute, j'arrive à l'improviste et je-
Bon sang, cette attitude ne l'aidait pas, elle empirait tout, parce que Taehyung sentait clairement la déception dans la voix de son cadet ou la façon dont ses mains remuaient, membres posés sur la table qu'il fixait, la tête toujours basse.
– Jungkook, coupa madame Kim. Ne t'inquiète pas. Taehyung étudie à Tokyo et il est rentré tard hier soir. Le voyage l'a fatigué, c'est tout.
Entendre les autres parler de lui comme s'il n'était pas là le résolut à s'exprimer enfin, d'une voix basse.
– Je vous laisse. À plus tard, Jungkook.
Et sans attendre, l'hybride se releva.
Le contrecoup de sa transformation humaine lui revenait en pleine face. Ainsi, une fois parvenu dans sa chambre, il se transforma complètement sans prendre le temps d'ôter ses habits, désormais en lambeaux, et se jeta sur son oreiller pour le mordre et le griffer, à défaut de mordre et de griffer quelqu'un d'autre. Une fois soulagé, l'animal se laissa ensuite tomber sur son lit, il redevint humain et fondit en larmes.
« Qu'est-ce qui m'arrive ? »
Et bien sûr, il ne redescendit plus.
𓃮
Jungkook s'en alla une heure plus tard. Dès son départ, le père de Taehyung monta le voir. Il trouva son fils allongé sur son lit, vêtu de son peignoir, les yeux dans le vide.
– Jungkook t'embrasse.
À ces mots, Taehyung esquissa un rictus méprisant, empli d'amertume.
– Il m'embrasse, ah oui ? souffla-t-il ironiquement. Et toi, il t'a embrassé ?
Le silence fut pesant. Et Taehyung regretta ses mots, il regretta ce caprice, cet élan inexplicable.
– Qu'est ce qui t'arrive ?
Alors, il sentit un poids sur le lit, son père venait de s'asseoir, le contemplant de loin comme on observe un animal malade, ce qu'il était en réalité, en quelque sorte. Vient le jour où tout devient trop lourd. C'est une lourdeur qu'on ne sait plus traîner derrière soi, une lourdeur qu'on ne peut plus ignorer.
– Tu te souviens de ce que tu m'as dit quand j'avais sept ans ? murmura-t-il d'une voix atone.
Le silence lui répondit, seul, lui répondit, mais c'était un silence attentif.
– De ne jamais aimer un humain.
Monsieur Kim glissa ses yeux sur l'oreiller déchiqueté qui se trouvait sur le sol, juste aux pieds du lit. Peut-être qu'il comprit alors, enfin, ce qui se jouait là.
Fronçant les sourcils, il dévisagea plus attentivement les traits tirés de son fils.
– Je ne te l'ai pas interdit, Taehyung. J'ai dit que je ne te le souhaitais pas.
Entendre cet avertissement, parce que c'en était pourtant un, bien sûr que c'était était un, lui planta un couteau en plein cœur. Et cette douleur le fit soudain redevenir ce petit garçon de six ans, fragile et peu confiant, ou cet adolescent qui se sentait encore abandonné par l'amour de sa vie.
– Papa...
Une larme roula tout le long sur sa joue.
– Papa, c'est arrivé... Il... Jungkook...
Il ne suffit de rien de plus pour que monsieur Kim comprenne. À cet instant, il fit ce que tout père ferait, prenant son fils dans ses bras, le serrant fort contre lui.
Et que dire ?
𓃮
Quinze jours filèrent. Durant ce temps, Jungkook ne vint plus rendre visite aux Kim, de même qu'il ne se présenta pas une fois au village. Taehyung, lui, au contraire, réapparut chez ses connaissances, adoptant la couverture de l'étudiant revenu pour ses vacances. Ainsi, il essaya de se réhabituer à son corps d'humain, plus fragile et exposé. Si sa maîtrise peina à revenir les premiers jours, elle était désormais pleinement retrouvée. Par moments, cependant, il était pris d'un élan, un besoin vital et inarrêtable, celui de redevenir ce tigre souverain de l'Amour, parce que ces berges lui appartenaient et qu'il comptait bien les garder pour lui. Dans ces instants de faiblesse, il retournait près de la maison sur pilotis.
La plupart du temps, malgré la présence du pick-up, visiblement inutilisé depuis son apparition, les lieux semblaient déserts, et Taehyung attendait des heures sans voir Jungkook venir. Ces moments étaient les pires, parce que l'hybride s'inquiétait. À d'autres reprises, quand il venait, l'aîné sentait l'odeur de Jungkook flotter dans l'air, et alors, il trouvait sa silhouette sur la terrasse arrière de la maison. Allongé sur un flanc, tout au bord de l'esplanade boisée, il semblait n'attendre qu'une chose : qu'on le pousse dans ces eaux dangereuses et profondes. Son visage flirtait avec le vide, les yeux fermés, abandonné ; il ne semblait rien craindre. Et si Taehyung n'entendait pas son cœur battre lentement, il l'aurait certainement cru mort, endormi pour l'éternité.
Le soir, lors des dîners – très carnivores – des Kim, la mère de Taehyung adorait se perdre dans toutes sortes de théories grotesques sur la raison de ce retour (un passé criminel ? une chasse au trésor ?). Il fallait dire que Jungkook s'était montré vague quant à ses motivations. Selon ses dires, il revenait vivre ici pour un temps indéterminé, seul et loin de ses géniteurs, établis désormais au Guatemala. Taehyung comprenait cette décision. À quoi bon rester avec eux de toute façon ? Les parents de Jungkook étaient des esprits libres qui n'avaient jamais le temps pour personne sinon eux et leur soif d'aventure. Sans doute leur fils en avait-il été lassé.
À ce débat cependant, monsieur Kim jamais ne prit part, conservant cette mine sombre qu'il arborait depuis le retour de Jungkook et de cette confession aussi inattendue qu'impromptue de son fils.
S'ils n'en avaient jamais reparlé, Taehyung sentait régulièrement son père le dévisager d'un air préoccupé. Mais aucun d'eux ne semblait prêt à revenir sur la question.
Quand il n'allait pas traîner près de la maison sur pilotis, l'hybride se rendait chez Hoseok, avec qui il avait repris contact. Retrouver l'énergie intarissable de son aîné soulagea son cœur torturé. Alors ils parlaient, de tout ce dont Taehyung s'était privé ici, les mariages des uns, le départ des autres, la construction et la destruction de ce monde que les hommes ne cessent de renverser pour relever. Et dans cette vague d'informations par centaines, dans cette joie de se retrouver, Taehyung ne pensait qu'à Jungkook.
𓃮
Un jour de juin, Taehyung prit soudain conscience que Jungkook était là depuis maintenant un mois et que personne n'avait la moindre nouvelle de lui. Alors ce matin-là, il ne résista plus et se rendit à la maison sur pilotis.
Cette fois-ci cependant, il décida de ne pas se transformer car il avait l'intention de parler à son cadet et cela lui fit soudain tout drôle, de se présenter ainsi en ces lieux qui savaient tout. Le temps était clair, bien que peu resplendissant, rendant grâce à la fadeur éternelle de Hei, qui semblait affecter une partie de cette région pourtant si bariolée. Après avoir enjambé la clôture basse des Jeon, Taehyung traversa le jardin, il grimpa le petit escalier menant jusqu'à la porte d'entrée puis frappa sans attendre sur le battant de cette dernière. Un silence calme lui répondit, troublé par les doux remous de l'Amour, juste en dessous de la maison. Puis, au bout de quelques secondes, la porte s'ouvrit sur Jungkook, qui s'appuya dans l'encadrement, les cheveux désordonnés, les yeux plissés de sommeil. Il ne portait qu'un t-shirt jaune et un sous-vêtement.
Taehyung manqua de rougir à cette vision inattendue.
– Merde, tu dormais ? souffla-t-il.
Jungkook glissa une main sur ses traits tirés en faisant la moue, comme s'il avait du mal à émerger. L'hybride le trouva adorable, et sans pouvoir s'en empêcher, il se souvint de tous ces réveils passés à lécher le visage de son cadet pour l'aider à se réveiller, parce qu'il n'avait jamais été du matin.
– Non, enfin si, mais c'est pas grave, marmonna le noiraud en s'écartant du passage pour le laisser entrer.
Taehyung pénétra donc les lieux en s'inclinant légèrement vers son cadet qui s'effaçait déjà dans la pénombre intérieure, puisque les volets étaient toujours tirés.
– Tu viens pour quoi ? questionna l'hôte des lieux tandis que son aîné refermait la porte.
Une petite lumière, qui provenait de la cuisine, située sur l'aile droite de la maison, éclairait maigrement les deux garçons. Assez désarçonné par les manières très directes de Jungkook, Taehyung haussa les sourcils avant de répondre avec hésitation.
– Rien de spécial. Ça va faire un mois qu'on ne s'est pas revus et la dernière fois, on s'est à peine parlé alors...
Sans rien répondre et faisant fi du regard appuyé de son aîné, Jungkook acquiesça doucement avant d'émettre un bâillement et de se diriger vers le grand salon qui donnait sur la terrasse arrière. Comprenant cette invitation tacite, l'hybride le suivit sans attendre. Dans sa progression, il ne put s'empêcher de détailler la silhouette plus jeune qui se grattait présentement la nuque.
Jungkook avait bien grandi. Ses épaules s'étaient un peu élargies et ses omoplates ressortaient légèrement sous le vêtement qu'il portait. Mais ce qui attirait surtout le regard de Taehyung était ses cuisses, à la peau nue, si claire et brillante. Elles semblaient le narguer comme une chair tendre, défiant seulement l'hybride d'y planter ses crocs. Ou peut-être qu'il le pourrait plus haut, puisque ces courbes-ci n'avaient rien à envier aux autres... Reprenant ses esprits, ce dernier se morigéna intérieurement. Qu'est-ce qui lui prenait ?
Tout à coup, Jungkook se retourna brutalement, il capta le regard appuyé sur ses fesses, fronça vaguement les sourcils, puis reprit ce qu'il s'apprêtait à dire comme si de rien n'était.
– Tu es venu comment ?
– À pied.
Aussitôt, le noiraud haussa les sourcils.
– Vraiment ?
Taehyung haussa les épaules.
– Ça se fait bien.
– C'est pourtant à plus d'une heure de marche.
En effet. Mais ce que Taehyung s'abstint de préciser, c'est que sa condition lui conférait de sérieux avantages du point de vue athlétique.
– J'ai l'habitude de marcher.
Cette réponse, tout aussi laconique et peu développée que les autres, sembla convaincre le cadet qui prit une moue entendue et n'insista pas davantage. Comme il faisait très sombre ici, et qu'ils se voyaient à peine, Jungkook s'éloigna vers la grande fenêtre principale, celle qui était ouverte lors de son retour, afin d'en relever les volets. Dans le noir, Taehyung perçut son corps se crisper légèrement – peut-être l'effet du souvenir douloureux de ces retrouvailles avec le tigre. Et soudain, la lumière du jour éclata dans la pièce comme un joyau, rehaussant la pâleur des jambes nues de Jungkook, qui venait d'ouvrir la fenêtre, tirant les rideaux de manière à laisser entrer une petite brise dans la pièce. Puis il se retourna vers son aîné, les mains sur les hanches. Ce mouvement l'exposa comme une proie sur laquelle Taehyung aurait pu se jeter la tête la première.
– Je t'aurais bien proposé quelque chose à boire ou à manger, mais je n'ai que de la nourriture en boîte, et un frigo rempli de viande rouge.
À ces mots, Taehyung ne put s'empêcher de tiquer légèrement, se remémorant malgré lui les petites réserves de gibier qu'il avait commencé à faire ici.
– Ah... murmura-t-il en tentant de camoufler son malaise.
Jungkook soupira avant de s'avancer dans la pièce.
– Je pense que la maison était squattée par quelqu'un, ou peut-être qu'ils étaient deux... J'ai trouvé quelques habits, aussi dans mon ancienne chambre...
Ne sachant trop comment réagir face à ces paroles, le jeune invité hocha simplement la tête d'un air faussement intrigué.
– Enfin, l'essentiel, c'est que rien n'ait été volé ou détruit, termina Jungkook. Installe-toi, je t'en prie.
Et sans attendre que l'hybride s'exécute, il se jeta à plat ventre sur le canapé, une action soudaine et enfantine, action qui attira le regard de Taehyung puisqu'elle avait exposé l'arrière-train charnu de son cadet, recouvert bien évidemment par son sous-vêtement. Jungkook demeura un instant figé, semblant reprendre ses esprits (en vérité, Taehyung savait qu'il essayait de bien se réveiller), et le jeune Kim décida de prendre place sur un fauteuil un osier aux multiples coussins. En se rendant jusqu'ici le matin même, il ne pensait pas devoir lutter avec son instinct de la sorte. Il avait l'impression que le corps de Jungkook ne faisait que le provoquer.
– Comment tu vas ? demanda-t-il pour se détourner de ses pensées indécentes, les yeux rivés sur la silhouette toujours allongée sur le ventre.
Jungkook se tourna sur un flanc, son t-shirt révéla un ventre plat aux abdominaux saillants, une taille étroite et le début d'un chemin de côtes osseuses. Ses traits, s'ils étaient devenus plus fermes, conservaient une part de douceur, d'autant plus à cet instant où il oscillait entre l'éveil et la torpeur.
– Ça va, souffla-t-il en fermant les yeux.
Un sourire se déposa sur ses lèvres, sourire que Taehyung trouva à la fois lénifiant et mélancolique. Le silence s'invita soudain, soufflant des répliques auxquelles l'un et l'autre se refusaient, parce qu'ils ne voulaient ni mensonges, ni vérité.
– Tu dis que tu as l'habitude de marcher. Tu connais bien les environs ? demanda soudain le cadet en se redressant sur un coude, sa main venant soutenir sa figure.
Taehyung l'observa un moment, puis il accepta la vérité, juste un instant.
– Comme ma poche.
À cette affirmation, d'une assurance sans faille, Jungkook arbora une mine profondément surprise.
– Mais je croyais que tu étais à Tokyo pour tes études ?
– Ça ne m'empêche pas de connaître cet endroit. J'y vis depuis ma naissance.
Sans répondre, le noiraud acquiesça, son regard plongé sur les rideaux couleur crème qui oscillaient derrière la silhouette de son aîné.
– Pourquoi cette question ? demanda l'aîné.
Alors, peut-être pour l'imiter, le noiraud choisit la vérité lui aussi. Il se laissa tomber sur le dos et releva une jambe, exposant la chair de sa cuisse, charnue, et son profil aux courbes magnétiques, le bout de son nez, à la courbe si particulière, les lèvres roses, la surface des yeux.
– Je suis venu chercher quelqu'un.
Une tension sembla s'éveiller soudain, parce que cette confession n'avait pas été faite sur un ton léger.
– Qui ?
Jungkook ne dit plus rien durant un long moment, et Taehyung comprit qu'il ne répondrait pas à cette question.
– Je sais qu'il vit dehors, quelque part. Ça va faire trois semaines que je parcours ces terres et...
Taehyung fronça les sourcils. Était-ce donc la raison de toutes ces absences ? Le cherchait-il, lui, le tigre qui l'avait pourtant agressé, quand ce dernier venait justement l'espionner ici ? Savait-il seulement dans quoi il mettait les pieds ?
Aussitôt une colère se mit à gronder en lui, il voulait crier sur son cadet pour avoir l'audace de braver le danger de la sorte, d'aller parcourir ce territoire sauvage et dangereuse pour y trouver un animal aussi menaçant. Était-il fou ?
– La forêt ? coupa l'hybride, légèrement colérique.
Son émotion fut aussitôt captée par le cadet qui tourna son visage vers lui et le détailla du regard.
– Quoi ? provoqua-t-il, neutre.
– Jungkook, tu te rends compte du danger ? Sais-tu seulement quel genre d'animal tu peux croiser dehors ?
À ces mots, une lumière stria brièvement les orbes bruns qui le contemplaient toujours. C'était une étoile filante au milieu de cet océan de bonté et de douceur, un océan décharné pourtant, solitaire et triste.
– Crois-moi, j'en suis très conscient, murmura-t-il.
Taehyung ricana, parce qu'il savait parfaitement ce qu'avait son cadet en tête.
– Je ne parle pas du tigre.
À l'instant même où ces mots furent proférés, il les regretta profondément, maudissant son impulsivité.
Et l'effet sur Jungkook fut immédiat : il se redressa aussitôt, en position assise, sur les genoux, les yeux écarquillés, toute expression lasse évadée de sa figure.
– Tu l'as déjà vu ?
L'aîné soupira bruyamment en se prenant l'arête du nez. Il se sentait soudainement dépassé par les évènements.
– Écoute-
– Non, attends, dis-moi, hyung.
Et comme s'il était possédé par une nouvelle émotion, l'euphorie, sans doute, à en croire son expression, le plus jeune se leva pour se jeter aux pieds de son aîné dont le cœur avait trébuché pour un simple « hyung ».
– S'il te plaît, dis-moi ! Dis-moi quand tu l'as vu pour la dernière fois ? Où était-il ?
Taehyung dévisagea Jungkook. Ce dernier le fixait, les yeux pleins d'espoir, un début de sourire sur les lèvres, parce qu'il semblait rêver. Les éclats rougeâtres du soleil caressaient ses cils qui battaient régulièrement, puis l'arrondi de sa joue tournée vers l'extérieur. Taehyung se retint de prendre ce visage en coupe pour en embrasser le front, le nez, les lèvres.
– Tu ne peux pas l'approcher, Jungkook.
– Dis-moi juste si-
– Jungkook !
Aussitôt la magie fut rompue et le plus jeune reprit cette expression soudainement lointaine, distante.
– D'accord.
Il se releva ensuite, sans un mot, puis quitta la pièce. Dès qu'il fut seul, Taehyung se retint de feuler pour extérioriser sa contrariété. Il connaissait Jungkook, il savait que son cadet n'allait pas abandonner son projet, désormais évident.
Dix minutes filèrent ainsi. Taehyung se leva, il traversa les rideaux qui flottaient dans la brise puis respira l'air extérieur, enfin sur la grande terrasse. L'Amour lui faisait face, comme une horde de sujets devant son roi. Et tandis qu'il s'enivrait de cette sensation, il reconnut le parfum de Jungkook, juste derrière lui, un parfum qui le rendit fou de désir pour lui.
– Je vais y aller, annonça l'hôte.
Taehyung se retourna.
Vêtu d'un pantalon cargo, gris cette fois-ci, et d'un grand t-shirt rouge, le noiraud semblait attendre.
– Tu vas sérieusement te balader en pleine forêt avec du rouge ?
𓃮
Ce qui devait arriver arriva, bien évidemment : Taehyung accompagna Jungkook à chacune de ses expéditions.
Car comment laisser son cadet naviguer entre ces innombrables dangers, des dangers qui n'avaient rien à voir avec lui mais qu'il connaissait très bien ? Rester loin de Jungkook était désormais impossible pour lui, impensable. Ainsi, depuis qu'il accompagnait son cadet, Taehyung lui évita deux attaques de serpents qu'il n'avait même pas remarqués sur le sol, la piqûre d'un phasme venimeux et enfin, son irruption malvenue sur le territoire d'un jaguar non loin d'ici. L'hybride connaissait bien la bête pour s'y être frotté. S'il avait remporté plus d'un affrontement avec lui, le fauve était redoutable, menaçant quiconque viendrait sur ses terres. Au fur et à mesure qu'il observait Jungkook progresser dans cette nature, Taehyung en vint à se demander comment il avait pu éviter tous ces prédateurs durant un mois, sans la moindre aide extérieure.
Au bout de deux semaines à voir leur enfant aller et venir de chez eux, les parents de Taehyung comprirent avec qui ce dernier passait tout son temps. Et si cette nouvelle ravit la mère, parce qu'elle voyait là une tentative de socialisation, elle semblait consterner le père qui n'émit pourtant pas la moindre remarque. À vrai dire, Taehyung se fichait bien de son jugement, de ses peurs, ses colères ou peu importe ses sentiments.
Comme durant sa jeunesse, il voulait vivre cette relation au jour le jour.
Et tandis qu'ils marchaient durant des heures entre les arbres, Taehyung et Jungkook se révélèrent l'un à l'autre. Ils riaient sous la canopée luxuriante, se complaisaient dans une nature à la fois silencieuse et bruyante, à la fois déserte et pleine de vie, pleine d'eux. Pas une fois cependant, Jungkook ne fit mention de l'objet de sa recherche. Cette réserve évidente intrigua l'hybride plus d'une fois. S'il tentait des approches pour que le noiraud s'ouvre à lui, ce dernier jamais ne le faisait vraiment. Il aurait pourtant voulu savoir comment Jungkook raconterait cette histoire à un étranger. Que dirait-il de ce tigre ? De ce qu'il représentait pour lui ? En aurait-il les larmes aux yeux ? Ou au contraire, en parlerait-il de manière détachée, comme on évoque un petit chat avec qui on jouait enfant, un chat qui nous rend simplement nostalgique ?
Alors, il comprit que peut-être, Jungkook avait cette intention secrète de n'en parler jamais à personne. De mourir avec ce souvenir.
Et c'était beau.
𓃮
Un matin qu'il se rendait à la maison sur pilotis, Taehyung trouva l'endroit vide. La porte de la terrasse arrière, que Jungkook avait pris l'habitude de laisser ouverte pour lui, chaque matin, était également scellée. Intrigué, l'hybride huma l'air ; le jeune propriétaire des lieux n'était pas ici. Le pick-up, lui, n'avait toujours pas bougé.
Dubitatif quant aux raisons de cette absence, le jeune homme rebroussa chemin jusqu'à l'entrée de la maison. Il appela tout de même Jungkook, une fois, deux fois, savait-on jamais. Mais comme il s'y attendait, aucune réponse ne lui parvint.
Parfois, le cœur nous dicte quelque chose. Ou peut-être que ce n'est pas le cœur, peut-être que c'est l'âme, notre âme ou une autre. Toujours est-il que Taehyung sentit un poids grandir dans sa poitrine pour se faire de plus en plus lourd.
– Jungkook, murmura-t-il dans le vent chaud de l'été.
L'Amour baisa ses pieds, parce qu'inconsciemment, il s'était rapproché de l'eau pour observer mystérieusement l'une des rives opposées, une rive qu'il avait toujours interdite à Jungkook, parce que sur ces terres vivait...
– Jungkook !! hurla-t-il alors.
Sans attendre il courut, sans même penser à se transformer, alors que ça relevait pourtant de son instinct d'hybride, mais ses pensées étaient si orientées vers son cadet, accablées par lui, seulement lui, qu'il ne pouvait rien faire sinon courir, courir, et crier, crier, crier...
– Jung...Jungkook !!
Et il savait que ça ne servait à rien, savait que le noiraud ne pouvait probablement pas l'entendre, mais c'était plus fort que lui, ça lui ravageait la tête de se dire que Jungkook ne l'avait pas écouté, malgré toutes ses alertes.
En pénétrant sur le territoire de son ennemi, Taehyung manqua de rugir car il avait reconnu l'odeur de son cadet. Ainsi, Jungkook était bel est bien venu, seul, et malgré toutes ses alertes et ses supplications.
– Pourquoi tu as fait ça, Jungkook, Jungkook, Jungkook...
L'angoisse lui tordait les entrailles, elle faisait monter une immense vague de panique, la sensation qu'il allait s'effondrer, parce qu'il redoutait désormais ce qu'il allait sans doute voir. Pas ça, tout, mais jamais ça.
Soudain, coupant court à sa détresse qui le privait de tous ses sens, un cri retentit, un peu étouffé, car trop loin, mais clair. Son cœur s'arrêta. Il avait reconnu ce timbre de voix. Alors, sans perdre une seule seconde, Taehyung sauta dans la direction d'où provenait le hurlement, il courut jusqu'à en perdre haleine, reconnaissant peu à peu l'endroit vers lequel il se dirigeait. C'était une sorte de terrasse en pierre au milieu de laquelle filait un petit bras de l'Amour pour tomber jusqu'au fleuve sous la forme d'une cascade vertigineuse.
Quand il parvint près des lieux, l'hybride reconnut aussitôt la silhouette de son cadet, qui se tenait presqu'entièrement allongé sur un rocher, les mains devant la tête, devant le jaguar qui régnait sur ces terres. L'animal au pelage sombre montrait les dents en grondant sourdement, le corps tendu et penché vers l'avant.
Toujours sur le sol, recroquevillé, Jungkook, lui, respirait mal, il avait l'air tout simplement terrifié, son pantalon était déchiré, trempé, sans doute l'effet d'un coup de patte du jaguar, ou une blessure infligée lors de sa tentative, certaine, de fuir, à travers l'eau peut-être. Mais c'était mal penser, parce que les jaguars étaient d'excellents nageurs.
Sous le coup de l'adrénaline, Taehyung perdit comme le contrôle de sa raison, c'était comme si son corps prenait le relais sur tout, comme s'il ne pouvait plus supporter la paralysie mentale de son propriétaire. Et quand il n'y a que colère, quand on ne voit rien d'autre sinon ce besoin absolument viscéral de protéger l'être aimé, on ne pense à rien puisque l'instinct prend le pas.
Jungkook tourna légèrement la tête vers Taehyung, comme s'il avait senti sa présence. Le visage luisant de sueur, il était blanc comme la neige, et si ses traits étaient marqués par la terreur, ils devinrent encore plus horrifiés en découvrant son ami. Il sembla alors qu'il voulait parler mais son état semblait si tétanisé qu'il ne parvint même pas à ouvrir la bouche. Ses membres tremblaient si violemment qu'on aurait dit qu'il allait s'évanouir d'une minute à l'autre.
Cette vision d'horreur eut raison de toute la retenue dont faisait preuve Taehyung. Car avant même de comprendre réellement ce qui se produisait, l'hybride se transforma. Il avait eu comme la sensation que son corps tout entier venait d'exploser pour se fondre dans la peau du redoutable félin qui régnait sur cette terre et sur ces eaux.
Le jaguar, au corps plus trapu, n'était cependant pas à sous-estimer. S'il semblait moins impressionnant que le tigre qui se tenait à présent devant lui, l'animal possédait un coup de patte mortel et une agilité assez remarquable.
Son attention vira du côté du félin cependant. Bien qu'il se tînt sur la réserve, Taehyung perçut nettement les épaules fortes, se contracter, signe que l'animal se préparait à attaquer. Taehyung bondit le premier sur lui, sortant les griffes. Réactif, le jaguar s'écarta brutalement de son passage, si bien que l'hybride faillit tomber dans les eaux tumultueuses qui filaient droit vers la cascade un peu plus loin. Heureusement, ce dernier utilisa suffisamment de force pour s'arrêter et faire volte-face. Là, il découvrit son adversaire en train de l'imiter quelques secondes plus tôt, car c'était lui qui se jetait désormais sur lui. Taehyung accepta l'attaque et préféra la prendre de pleine face pour l'affronter plutôt que l'éviter. De toute manière sa fureur était telle qu'il sentait son corps tout entier le supplier de ravager l'animal pour le transformer en charpie.
Il revoyait encore l'expression de Jungkook, réentendait son cri déchirant.
Jungkook.
Rien que ce nom, lui volait toute raison.
Alors s'important peu du spectacle qu'il infligeait à son cadet, il déchira la chaire en mille morceaux, avec ses griffes, taillada la fourrure tachée de sang, il mordit tout ce qui lui tombait sous les crocs, enfonçant ses canines puissantes dans ce corps qui s'affaissait de plus en plus et se mourrait. Cet acte de sauvagerie avait duré deux minutes, et pour Taehyung, cela lui sembla long, interminable.
Quand l'animal fut définitivement mort, l'hybride le lança dans l'eau derrière lui, le laissant dégringoler plusieurs mètres en bas. Il finirait probablement dévoré par les animaux qui se repaissaient des cadavres.
Puis, une fois débarrassé de cette menace, le tigre tourna son museau ensanglantée vers Jungkook. Ce dernier se tenait agenouillé au bord de l'eau, vomissant ses entrailles en même temps qu'il pleurait. Quand il eut terminé, il se rinça la bouche, les mains tremblantes, jeta un regard larmoyant au tigre, puis s'effondra sur la roche, les paupières lourdes.
Taehyung le vit alors sombrer dans l'inconscience.
Il voulait hurler et pleurer, effacer cet instant. La colère et le désespoir habitaient son être tout entier, mais rien ne sortit de sa gueule sinon un petit cri de douleur.
Tout venait de se déliter.
𓃮
– Il sait.
Attablée dans la cuisine à décarcasser le gibier d'un sanglier chassé trois jours plus tôt, la mère de Taehyung trouva son fils dans l'entrée, vêtu de haillons, le corps en sang.
– Oh mon Dieu !
Aussitôt, elle abandonna sa tâche et appela son mari, resté là-haut. Ce dernier, lorsqu'il entendit son épouse, dévala l'escalier pour découvrir le spectacle révulsant du jeune hybride.
– Qu'est-ce que-
– Jungkook sait ce que je suis. Je me suis transformé devant lui.
Après que le noiraud se soit évanoui, Taehyung l'avait maladroitement hissé sur son dos, puis il était retourné jusqu'à la maison sur pilotis. Une fois là-bas, il s'était ensuite retransformé, son corps nu à l'abri des regards puisque les lieux étaient déserts et que Jungkook ne s'était toujours pas réveillé. Il l'avait alors fouillé jusqu'à trouver la clef de la maison, puis s'était permis d'introduire les lieux. Le cœur de son cadet battait toujours et sa respiration semblait calme. Alors, l'hybride avait simplement récupéré des habits à lui pour se revêtir, habits en piteux état mais c'était toujours ça, avant de fuir.
Et maintenant qu'il se tenait là, devant ses parents horrifiés, il prit conscience de la gravité de ce qui venait de se produire.
Taehyung vit sa mère blanchir avant de s'asseoir, faible, sur un fauteuil dans le salon.
– Quoi ? souffla-t-elle en le dévisageant, glacée.
– Il-
– Ça suffit, coupa monsieur Kim.
Il termina de descendre les marches et s'approcha de son fils qu'il examina les sourcils froncés.
– Il est mort ?
– Non.
À cette réponse, l'homme soupira lourdement.
– Où est-il ?
– Chez lui, évanoui. Il devrait se réveiller d'ici quelques heures.
Le silence fut pesant. Mais monsieur Kim, lui, faisait déjà les cent pas dans l'entrée entre sa femme et son fils qui le fixaient, stoïque pour l'un, bouleversée pour l'autre.
– Il faut qu'on s'en aille.
Taehyung cligna des yeux. Son père venait de s'arrêter, fixant sombrement un cadre dans lequel reposait une photographie d'eux trois, prise quand Taehyung n'avait que trois ans.
– Quoi ? souffla le jeune hybride.
– On part. Même si le village ne croira pas Jungkook, ça nous fera une rumeur sur le dos, et c'est déjà trop pour nous.
Alors c'était ça l'effet que ça faisait ? La sensation d'avoir tout gâché en l'espace de quelques secondes ? Quelques secondes de trop ?
– Papa... Il...
– Préparons nos affaires cette semaine. Nous dirons que nous repartons en Corée pour retrouver un parent malade. Il fau-
– Papa, il allait mourir !
Interrompu par ce cri duquel transparaissait une douleur qui ne pouvait être ignorée, le père de Taehyung ne dit plus rien.
– Il y avait le jaguar, le noir, sur les terres de l'est, et il allait le tuer, papa. Je ne pouvais pas, je jure que je ne pouvais pas...
Alors, sans parvenir à anticiper le contrecoup, l'hybride fondit en larmes, il s'effondra sur le sol et de son corps plus aucun bruit ne s'échappa. Ses membres tressautaient juste de temps à autre, signe de ses sanglots silencieux.
Cette misère exposée brisa le cœur de monsieur Kim qui se retint de prendre son enfant entre ses bras. Mais quand il fit un pas vers lui, Taehyung releva soudain le visage, l'expression froide, quoique toujours lamentée.
– Il ne dira rien.
Son père soupira.
– Peut-être qu'il ne dira rien aujourd'hui, mais il parlera, un jour ou l'autre.
Les yeux rivés sur le sol, Taehyung secoua la tête, contrant ces paroles auxquelles il ne croyait pas. Il sentit alors le corps de son géniteur s'abaisser pour se mettre à sa hauteur, accroupi. Quand il attrapa enfin le regard de nuit duquel s'échappaient encore quelques larmes, il soupira avant de lui caresser la joue.
– Taehyung... Je ne t'en veux pas. Je comprends, et vraiment, je ne t'en veux pas. Mais nous ne pouvons pas lui faire confiance. On ne peut pas faire confiance aux humains.
Tout n'était que douleur.
– Je l'aime.
– Je sais.
De cet échange, madame Kim n'en dit rien. L'acablement se répandait en elle comme un venin, le venin de la connaissance.
Venin qui avait piqué Jungkook.
𓃮
Le lendemain, les Kim commencèrent déjà à tout ranger. Allongé sur son lit, paralysé, dépassé par ces évènements, Taehyung, les entendait déambuler dans toute la maison, rassemblant, triant, jetant et ordonnant leurs affaires pour ce nouveau départ auxquels ils s'étaient résolus.
Au fur et à mesure du temps, et à l'image de sa propre demeure, l'hybride se sentit de plus en plus vide, toutes ses émotions s'endormaient, elles devenaient fades, à l'image de Hei. C'était comme quand Jungkook était parti, huit ans plus tôt. D'ailleurs, cela faisait maintenant deux jours qu'il avait sauvé son cadet mais ce dernier ne s'était pas présenté chez les Kim. À cette pensée, l'hybride manqua de ricaner. À quoi s'attendait-il au juste ?
Le troisième jour, ses parents lui annoncèrent, alors qu'il reposait toujours amorphe sur sa couche, tel un malade alité, qu'ils partiraient dans deux jours. Taehyung ne réagit même pas, les laissant s'en aller, les yeux noyés sur le plâtre du plafond qu'il dévisageait en continu. Mais la nuit même, une énergie affleura peu à peu, dans son cœur, dans ses membres, dans son corps.
Il n'allait pas disparaître comme ça, lui.
C'est donc résolu et bien déterminé qu'il se rendit jusqu'à la maison sur pilotis, dans l'obscurité, pour voir Jungkook. À mesure qu'il s'approchait de la bâtisse, Taehyung sentit les battements de son cœur accélérer, son ventre se tordre, sous le coup de la nervosité et ses jambes se tendre de plus en plus. Mais il n'avait plus rien à perdre. Il n'en pouvait plus de réfléchir dans le vide, dans le néant, n'en pouvait plus d'être loin de son cadet.
Dès qu'il arriva, le vent lui porta l'odeur de Jungkook, éveillé. Il se trouvait sur la terrasse arrière, allongé sur le bois, vêtu d'un short et d'un grand pull que Taehyung reconnut comme le sien. C'était l'un des vêtements qu'il avait laissés là avant de s'enfuir le premier soir qu'il avait vu Jungkook. Les éclats de la lune, particulièrement brillante ce soir-là, bénissaient la partie gauche du corps échoué là. Il semblait irréelle.
– Jungkook, souffla-t-il alors, debout sur la terrasse.
Tout à coup, le plus jeune se releva, écarquillant les yeux tandis qu'il dévisageait silencieusement la silhouette familière, incapable de proférer le moindre mot.
– Jungkook, je... Pardon, reprit Taehyung en murmurant.
Les flots se brisaient délicatement sous leurs pas, contre les pilotis de la maison. Au ralenti, le noiraud se releva, comme s'il faisait attention à ses gestes, et cette prudence brisa quelque chose de plus dans le cœur de Taehyung. Avait-il peur de lui ?
– Tu sais qui je suis, n'est-ce pas ?
Le silence lui répondit, ou simplement ces yeux, comparables à une galaxie entière, des yeux terriblement attentifs cependant.
– Je suis un hybride. Le tigre, c'est moi.
Il inspira douloureusement, sentant l'émotion se tarir, parce que parler, à cet instant, était plus important. Trop de fois déjà, il s'était imaginé ce moment, dans un rêve, ou un cauchemar.
– La première fois que je t'ai vu, petit à l'école, je... J'ai eu... envie d'être ton ami.
Ça sonnait si vide et creux quand ce qu'il racontait était aussi précieux que cet endroit, béni chaque jour par un soleil écarlate. C'était son secret.
– Je te trouvais joli. Et fascinant. Mais j'étais trop timide pour venir te parler, alors j'ai voulu te voir, juste te voir ailleurs qu'à l'école, sous ma forme animale. Mais tu allais manger ces baies et elles étaient toxiques...
Les larmes lui montèrent aux yeux.
– Je ne sais pas si à partir de ce moment mon sort était vraiment scellé, mais... Je suis tombé pour toi. Pour ton être tout entier.
À ces mots, Jungkook ferma les yeux, et une larme glissa sur sa joue, joue opaline que la lune baisait comme une mère tendre.
– Tu étais une merveille, Jungkook. Ma merveille.
Il se reprit alors, un sourire triste sur la figure.
– Tu seras toujours une merveille...
Alors, comme si c'était déjà trop, le cadet expira douloureusement :
– Taehyung...
– Laisse-moi terminer. S'il te plaît.
« Laisse-moi terminer, parce que je n'en peux plus, parce que c'est la fin et que je ne t'oublierai jamais », voulait-il dire.
– Je t'aime. Je t'aime depuis trop longtemps. Et même quand tu es parti d'ici je n'ai cessé de t'aimer.
Ému, Taehyung, n'osait même pas regarder le noiraud qui devait certainement chercher un moyen de le fuir, ou de le tuer, ou de le dénoncer...
– Je pense que ça ne s'arrêtera jamais.
Un long silence ponctua ses mots avant que son cadet ne souffle quelque chose.
– Mais quand ils t'aiment, c'est pour la vie.
Taehyung leva les yeux. Jungkook le contemplait les yeux brillants.
– Pardon ?
Le noiraud inspira douloureusement puis s'exprima d'une voix tremblante, pleine d'émotions débordantes.
– Tu m'as dit ça à quatre ans, quand tu m'as vu dessiner... te dessiner. « Quand ils t'aiment, c'est pour la vie. »
Il se souvenait de ce moment, de chaque moment, en vérité. Il se souvenait des mots et des sourires, des promenades, des confessions. Mais tout allait définitivement disparaître, cette fois.
– Mes parents et moi allons partir.
Un silence accueillit son annonce.
– Q-quoi ? souffla finalement le cadet, stupéfait.
Taehyung recula légèrement, comme s'il ne pouvait en dire plus.
– Il faut qu'on quitte les lieux. On ne peut plus... On ne peut pas courir le risque que tu... révèles tout.
– Tes parents aussi... ?
À ce début de question, l'hybride en comprit la suite.
– Oui, eux aussi.
Jungkook resta silencieux, un long moment, si bien que l'hybride se demanda s'il allait devoir s'en aller. Quand il sembla s'y résolut, le cœur meurtri, préparant d'autres mots pour signifier son départ, le noiraud murmura :
– Je ne dirai rien.
Ses yeux s'humidifièrent, puis il fit un pas vers son aîné.
– Taehyung, s'il te plaît, ne me dis pas ça...
Sa voix se brisa légèrement, alors il ferma subrepticement les yeux pour se reprendre.
– J'ai toujours su, senti, que le tigre... Enfin que toi, tu étais différent. Tu n'étais pas un tigre normal, tu étais mon tigre à moi. Et tu me comprenais, vraiment tu me comprenais...
– Jungkook...
Les yeux posés sur les flots juste derrière la silhouette de son aîné, le noiraud secoua la tête comme s'il refusait de croire cet instant.
– Je ne suis revenu que pour toi, Taehyung, juste toi. De ma vie je ne me suis jamais autant ouvert, je n'ai jamais connu ce degré d'intimité avec personne.
À cette confession, Jungkook s'approcha davantage de son aîné sans que ce dernier ne se dérobe. Ainsi, Taehyung laissa les longs doigts du plus jeune fins encadrer son visage fiévreux.
– Qu'est-ce que je peux faire pour te prouver que je ne dirai rien ? souffla Jungkook en parcourant ses traits du regard.
Mais Taehyung ferma simplement les yeux d'un air douloureux, refusant de répondre, faible devant cette proximité.
– S'il te plaît, ne t'en va pas. J'ai eu si peur pour toi... insista le cadet.
L'hybride sentit alors un front se poser contre le sien, un souffle chaud buter sur ses lèvres, des mains lui caresser les pommettes.
– Jungkook... On ne peut pas...
– Pourquoi ?
Et sans attendre, le cadet se blottit contre lui, l'enserrant fermement, coulant son corps contre celui de Taehyung. Ses doigts glissèrent des joues de l'aîné pour enserrer la nuque de ce dernier avant qu'une paire de lèvres ne viennent s'échouer contre son oreille droite.
– Tout était là, sous mes yeux, depuis le début, murmura Jungkook, provoquant un millier de frissons chez l'hybride.
Cet instant ressemblait au plus beau secret de toute leur existence.
– J'avais tellement de preuves, mais je n'arrivais même pas à le croire, à le penser seulement, hyung. Et maintenant, c'est comme si tout était clair, comme si je te voyais enfin.
Cédant à ces aveux qui avaient été confiés d'une voix tremblante, Taehyung enserra la taille qu'il trouva fine entre ses mains et rapprocha d'encore plus près le corps de son cadet. Puis, sans même pouvoir se retenir, il apposa ses lèvres sur l'une de ses joues, une joue tendre et douce, rougie par l'émotion.
– Je voudrais...
Après s'être interrompu, Taehyung sourit doucement. Les éclats lunaires au-dehors se réverbérèrent sur ses cils qui battaient doucement, ils soulignaient la perfection de son profil, le présentant comme l'être quasi-irréel qu'il était.
– Quoi ? souffla Jungkook, une expression d'abandon pur sur la figure.
Il était magnifique. Ses paupières se refermaient à demi sur ses orbes, toujours étoilés, comme la surface de l'Amour contre le ciel, et sa bouche l'appelait à la manière d'un bouton de fleur, ou un fruit qu'on voudrait goûter jusqu'à plus faim.
– Laisse-moi seulement t'embrasser, susurra Taehyung en jouant de son nez avec celui de son cadet.
Et tandis qu'il luttait pour ne pas se jeter sur ces lèvres tentatrices, tandis qu'il attendait un mot ou un regard, l'hybride sentit les doigts du noiraud se raffermir sur sa nuque, son souffle se faire plus rapide, habité par un puissant désir.
– Oh, Taehyung... expira-t-il faiblement.
Ce simple murmure eut complètement raison de l'aîné. Glissant ses mains sous l'épaisseur du pull pour sentir la peau, brûlante, de Jungkook, Taehyung fondit sur les croissants de chair, aussi doux qu'une mousse de forêt, fragiles et dévoués. Le contact l'électrisa tout entier, chargea tout son corps d'une énergie fulminante tandis que l'odeur de son cadet le berçait tout entier, le faisant se sentir enfin lui.
Il aurait voulu pleurer de joie, parce qu'il avait tant de fois rêvé de ce baiser, de cette bouche, de se visage tout près du sien.
Quand Jungkook bougea ses lèvres le premier, Taehyung laissa échapper un râle de satisfaction, ses mains se crispèrent sur le dessin des côtes qui serpentaient plus haut, tandis que son cadet se serrait plus fort contre lui, presque désespéré. Ses lippes se mouvaient de manière plus urgente, doucement ravagées par la folie. Leurs langues se rencontrèrent ensuite, en des effleurements tremblants d'abord, une union brisée par quelques baisers chastes. Taehyung mordit doucement la lèvre inférieure de Jungkook, qui inspira brutalement, puis engouffra son muscle rose à l'intérieur de cette bouche. Il se sentait possédé par le feu lui-même, ne pouvait plus s'arrêter. L'impact de ce simple baiser, chaste et amoureux, avait provoqué en eux un violent besoin de plus, comme un volcan endormi depuis trop longtemps.
Laissant libre cours à son envie et sans cesser de l'embrasser voracement, Taehyung guida son cadet pour le plaquer contre un mur de la maison. Il s'éloigna ensuite et dévisagea cette figure alanguie, noyée dans la sorgue, qui le fixait d'un air quémandeur, d'un air si fébrile qu'il voulait graver ces traits dans sa mémoire pour toujours. Ses lèvres, légèrement gonflées brillaient dans l'obscurité, un souffle trémulant s'en échappant maladroitement. Taehyung les baisa une fois, il dériva sur la tempe, ses doigts chassant soudain quelques mèches de cheveux. Puis il se recula de nouveau pour détailler le cadet, parce qu'il ne réalisait pas.
– Viens contre moi... gémit Jungkook.
Alors à nouveau, ils s'embrassèrent avec un désespoir évident, celui de ne plus se retrouver le lendemain, celui d'être arrachés l'un à l'autre à tout jamais. Leurs êtres se réduisaient à la simple fonction d'aimants dont l'unique but était de se rejoindre pour ne former plus qu'un.
Tout était magique, tout était trop. Ils en avaient le vertige. La nuit recevait leurs souffles, leurs murmures amoureux et les bruits de succions qui s'échappaient de leurs lèvres affamées l'une de l'autre.
Taehyung ne s'était même pas rendu compte que ses oreilles s'étaient transformées, émergeant sur le haut de son crâne, deux amas de fourrure douce sur lesquelles les doigts de Jungkook passaient et repassaient en même temps qu'ils se dévoraient les lèvres. Ces caresses provoquèrent en lui un effet dévastateur, elles éveillèrent une sauvagerie qu'il peinait à étouffer. Ainsi, sans se contrôler, l'hybride glissa ses mains dans le dos de son cadet, soulignant la cambrure affriolante de celui-ci, puis la courbe de ses fesses qu'il se souvenait avoir reluquées maintes fois, jusqu'à l'arrière de ses cuisses qu'il voulait mordre. Enserrant les bâtons de chair, l'aîné les empoigna soudainement avant de soulever Jungkook pour le coller contre lui. Ce dernier, qui avait saisi l'intention de son aîné, enroula fermement ses jambes autour de sa taille, ses mains s'appuyant plus fortement sur sa nuque.
– Ça va ? demanda-t-il essoufflé en rompant le baiser, son front contre la joue brûlante de l'hybride qui le soutenait contre le mur.
– Disons que tu fais ton poids, répondit Taehyung en humant les mèches de nuit légèrement ondulées.
Puis il apposa un baiser sur le nez de Jungkook qui s'était froncé, plein de contrariété. Mais l'hybride avait vu la lumière enjôleuse dans son regard, alors il se permit de ricaner tendrement, échangeant une œillade complice avec le noiraud qui lui embrassa le front.
Puis, dans un élan plein d'audace, Jungkook se frotta soudainement contre le corps de l'hybride, réfugiant son visage dans le cou de ce dernier tout en y déposant une lignée de baisers sur toute la mâchoire puis la gorge à sa portée.
– Arrête... souffla le plus âgé.
– Quoi... ? provoqua Jungkook sans cesser son traitement.
Taehyung ne trouva rien à répondre. En fait, il se faisait violence pour ne pas renverser Jungkook et le malmener comme il mourrait d'envie de le faire.
– Hyung...
Ces murmures brûlants le rendaient fou, incroyablement fou.
– Je vais te mordre, Kook... menaça-t-il, pourtant faible, ses doigts s'enfonçant dans la chair des cuisses.
À ces mots, le noiraud gémit légèrement en ondulant plus fort contre lui. Ses jambes s'étaient même crispées d'une excitation à peine dissimulée.
– Mords... Mords-moi... Tae...
Et parce que ces mots ne nécessitaient rien de plus, Taehyung lâcha le corps de son partenaire, il s'empara du pull qui recouvrait tout son torse pour le lui arracher, littéralement. À ce constat, Jungkook s'esclaffa doucement.
– Tu faisais toujours ça quand j'étais petit, c'était insupporta-
Mais l'hybride le fit taire d'un autre baiser, d'abord sur la bouche, une fois, deux fois, puis le menton, et la joue. Il dériva ensuite jusqu'à la clavicule, qu'il mordilla légèrement avant de passer sa langue dessus et d'embrasser la marque. La chaleur qui le consumait finissait son lent travail.
Affecté par tant d'attentions, le noiraud se laissa glisser contre le mur, entraînant Taehyung qui ne pouvait décoller ses lèvres de son visage et de son cou. Dans le mouvement, Jungkook le força à ôter sa chemise, suppliant de sentir l'épiderme de l'hybride contre la sienne.
Quand il s'allongea enfin sur le dos, enserrant de nouveau la nuque tendre, glissant vers les oreilles duveteuses, Jungkook sentit soudain une queue frôler son mollet. Taehyung, entre-temps, s'était mis à lui embrasser le torse, s'arrêtant sur l'un de ses boutons roses qu'il vénéra de ses lippes brûlantes. Enivré par le traitement de son aîné, faible sous le poids d'un désir grandissant, le noiraud gémit d'abord, rendu sensible par toutes les stimulations alentour : le corps de Taehyung, ses lèvres, la brise nocturne, la dureté du bois sous son corps... Ainsi, il mit un peu de temps à décaler sa figure, essoufflée. Son regard tomba sur une queue de tigre qui venait de s'enrouler autour de sa propre taille, comme un cordon.
– Qu'est-ce que... Taehyung...!
À cette exclamation, l'hybride releva les yeux vers son cadet qui s'était légèrement relevé et le fixait d'un air affolé. Lui-même ne s'était même pas rendu compte de...
– Pardon, c'est...
S'il adorait voir la taille, si fine, de son cadet enserrée ainsi, Taehyung n'allait certainement pas l'avouer. Persuadé que son cadet avait été révulsé par cette vision, il déserta son étreinte et commença à retirer sa queue, mais les doigts de son partenaire la saisirent pour l'arrêter, un geste qui tendit tout le corps de l'hybride.
– Non, c'est... C'est pas grave... souflla Jungkook.
Alors il se laissa retomber sur le dos, fixant son aîné, complètement échevelé, ressemblant là à un être damné.
– Embrasse-moi...
Aussitôt, les lèvres du plus vieux s'abattirent comme une tempête sur celles du noiraud, qui récolta joyeusement chaque preuve de passion débordante : une griffure sur sa cuisse et son cou, une morsure sur sa lippe, des râles, le frottement brutal de ce corps au-dessus du sien.
Tandis qu'ils continuait de s'embrasser, Taehyung abaissa le short de Jungkook et empoigna ses cuisses fermes. La prise fit pulser son membre et lui tira un léger feulement. Puis, profitant de son appui, au-dessus de ce corps blanc et complètement nu, désormais, il glissa plus bas, embrassant fugacement le creux de la hanche, arrachant un soupir désireux de son cadet, puis posa ses lèvres humides sur la cuisse. Il resta là figé, un instant, humant la peau de nacre qui brillait comme une voilure dans la pénombre. Sa langue la goûta, ses dents la mordillèrent légèrement avant qu'il ne termine par un baiser. Alors, abandonnant, toute retenue, il ouvrit la bouche.
– Pardon.
Et il mordit à pleine dents dans la chair.
– Ah, bordel ! cria Jungkook en se cambrant, visiblement surpris par la douleur.
Mais la main de Taehyung remonta aussitôt pour s'emparer du membre de son cadet, le flattant doucement, comme pour se faire pardonner.
– T-Tae...
Quand il fut satisfait, l'hybride lécha ensuite la morsure, il l'embrassa plusieurs fois, coulant ses lèvres sur l'épiderme meurtri tout en effectuant un mouvement de va et vient sur la hampe redressée de Jungkook qui gémissait déjà son plaisir. Taehyung sentit les jambes de son cadet s'enrouler autour de son corps.
– Reviens... Reviens, s'il te plaît.
Répondant à cette supplication, l'hybride retourna jusqu'aux lèvres délaissées tout ce temps, échangeant un nouveau baiser, baiser d'amour.
– Tu es...si beau... susurra-t-il en reprenant son souffle, son front transpirant contre celui de Jungkook qui avait présentement fermé les yeux.
Charmé par cette vision, l'hybride appuya son bassin contre le ventre de Jungkook, tout près de son nombril.
– Tae...
Il défit son pantalon en un temps record et ondula fermement contre son partenaire qui réclamait ses lèvres de nouveau. Leurs soupirs s'emmêlèrent, au même titre que leurs sensations et leurs intimités réunies. Aucun n'avait de repère, ils se sentaient progressivement grignotés par un désir qui électrifiait leurs peaux ruisselantes de sueur.
Soudain, la tête de Jungkook tomba vers l'arrière, complètement relâchée, tandis qu'il se cambra contre le corps de son aîné, cognant de son ventre le sien, et récoltant quelques traits brûlants. Aussitôt, Taehyung l'imita, se tendant brusquement, traversé par une décharge de plaisir qui le paralysa et tira une puissante expiration. Il se laissa ensuite écraser le noiraud de tout son poids, leurs respirations retrouvant un rythme plus calme.
Alors, les mains se firent plus douces et lentes, elles dévalèrent le visage de l'autre, un visage aimé, dévalèrent toutes les vallées pour se retrouver et s'enlacer sur le bois de la terrasse, juste au-dessus de l'Amour.
Ils auraient voulu que le temps s'arrête.
𓃮
Toute la nuit, ils demeurèrent là, dans cette nuit d'été, face au fleuve délicat qui se dentelait sous la lune. Ils attendraient silencieusement le petit matin, pour saluer l'astre de sang qui ne tarderait pas à s'éveiller. Ils attendraient la lumière, pour se dire qu'elle signerait le début plutôt que la fin de leur histoire.
À l'aube, Taehyung laissa son amant sur la terrasse, scellant d'un baiser sa promesse de le retrouver. Il revint une heure plus tard avec un tigre et un petit ocelot, et Jungkook alors, versa une larme de joie.
𓃮
On dit que sur l'Amour vivent deux amants qui se mêlent à l'eau. On dit que l'un d'eux est protégé par un tigre, dans le fleuve. On dit que quand le soleil se lève, il est plus rouge que la veille.
On dit qu'ils seront éternels, même après la mort.
Du moins, c'est l'Amour qui le dit.
Bon. Vous avez aimé ?
Non, Fofo, on a pas aimé, c'est un peu décevant mais bon, keep going.
Bisou, prenez bien soin de vous surtout, je vous aime (même si vous avez pas aimé mdr) ♡
Forlasas
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