Hubris





mythologie — taekook
⇢ contenu pour adulte : violence et sexe.


Point de vocabulaire :

Hubris : concept de l'Antiquité grecque selon lequel chaque être de ce monde avait une place particulière dans l'univers, attribuée par les divinités païennes. S'écarter de cette place est l'hubris, une grave erreur, punie par les dieux.

Humeurs : théorie de médecine antique selon laquelle les êtres humains sont composés de quatre « humeurs », autrement dit des liquides (sang, lymphe, bile jaune et bile noire). Ces humeurs sont équilibrées différemment chez chaque individu. C'est ainsi qu'on expliquait des traits de caractère : les colériques avaient plus de bile jaune, les chaleureux, plus de sang, les mélancoliques, plus de bile noire, les flegmatiques, plus de lymphe.

Champ d'Asphodèle : familièrement parlant, le lieu le plus « neutre » pour les morts (ni connoté Enfer, ni connoté Paradis).

Tartare : là où les âmes défuntes vont souffrir, un endroit comparable à l'Enfer.


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Ce n'était qu'un guerrier.

Aux confins des mémoires, sa silhouette se fondait avec celle des autres, ces inconnues grouillantes comme des fourmis, celles qui s'étaient sacrifiées. Son nom n'apparaîtrait pas dans les poésies épiques qu'on chanterait de longs siècles. Sûrement, même, qu'il n'aurait pas d'épitaphe.

Malheureusement pour lui, Jeongguk était de ceux dont le corps se fondrait sur la terre chaude, dont l'âme se perdrait dans les montagnes de l'Éolie.

Le néant serait son seul et unique baiser.

Son visage, lui, n'aurait cependant jamais trépassé. Parce que Jeongguk n'avait rien de commun pour les Grecs. Ici, il était exotique, il était l'Oriental, celui qui combattait la tête nue.

Ce qui venait de se produire, en revanche, était bien trop ordinaire et courant dans ce monde.

Il venait de mourir, rejoignant l'éther.



– Je ne comprends pas.

Vêtu d'une toge grise affreusement rêche, Jeongguk déglutit, terrassé par la présence du dieu des âmes défuntes, Hadès lui-même. Il était avachi sur un immense trône fait de marbre noir et d'os humains, des morceaux brisés de squelettes qui disparaissaient dans la pierre immuable. Il fallait reconnaître que l'association de ces matériaux offrait un spectacle saisissant, celui d'une sépulture à la fois infrangible et fugace.

La vaste salle aux colonnes démesurées, plongée dans une subtile nébulosité, oppressait le jeune soldat. Les murs de pierre froide étaient recouverts de tentures rougeâtres qui représentaient des scènes accablantes. Supplices et trépas s'y confondaient, pour assouvir la soif éternelle et solitaire du roi des Enfers.

– Tu as été demandé, répondit le dieu.

Hadès n'était pas beau, comme il n'était pas laid. Sa grande figure sombre au regard sévère, quoique non cruel, avait tout d'une statue, à peine mouvante. En vérité, le monde souterrain ne l'habillait que trop bien, car il émanait de lui une lumière à la fois vive et bien éteinte.

Le noiraud se fit alors la réflexion qu'à l'image de l'au-delà, Hadès inspirait les mêmes sentiments : un mélange de terreur, de soulagement et de curiosité.

Sa posture, sa prestance et cet environnement le dessinaient comme l'être divin que le monde d'au-dessus s'évertuait à honorer. Car quiconque oubliait Hadès, s'oubliait lui-même.

Jeongguk fut tiré de ses pensées par l'arrivée d'une femme, absolument magnifique, dans la salle. Elle n'avait fait aucun bruit, surgissant d'un arc brisé, mais sa simple venue troubla l'atmosphère. L'air se fit encore plus lourd.

– Hadès, merci, dit-elle, et sa voix caressa les murs.

Son timbre était grave et sirupeux, il émettait des vibrations qui semblaient sortir de la terre et des cieux, comme si son essence avait quelque chose de plus précieux que ce palais tout entier, que la vie, que la mort.

Tandis qu'elle souriait légèrement, son corps élancé s'approcha dans un silence spectral. Elle avait la figure décorée de grands yeux noirs et d'une bouche rouge sang, encadrée de longs cheveux ébène qui coulaient dans son dos comme de la suie sur sa toge bleu nuit, chamarrée de gemmes et d'ornements étoilés. De fines boucles d'oreilles en forme de gamma ressortaient contre ses mèches. Mais ce qui interpella davantage le soldat fut son bras droit : il était recouvert d'un châle pourpre, dont le tissu brillait étrangement en même temps qu'il se moulait contre le membre de la déesse, à la manière d'une armure évanescente.

Jeongguk ressentit une profonde fascination pour ce voile.

– Nyx, salua Hadès.

La désignée adressa un simple signe de tête au roi des Enfers, qui ne sembla pas s'offusquer de ses manières quelque peu supérieures. Curieux, Jeongguk chercha les yeux de sorgue de l'arrivante qui glissaient sur l'endroit sans grand intérêt, trahissant une certaine lassitude.

Et comme si les lieux n'avaient plus rien à lui offrir, la déesse dévisagea soudain la haute silhouette du soldat. Jamais Jeongguk ne s'était senti épié de la sorte, piqué par ce regard térébrant.

– C'est bien lui, dit-elle.

Sa voix jetait des ombres sous les paupières du mort, à présent refermées.

– Oui, confirma Hadès. Il n'a rien.

Happée par le visage abandonné du noiraud, Nyx remua légèrement la bouche, puis souffla :

– Il est presque beau.
– Sûrement.

La déesse ignora Hadès, qui, à nouveau, ne broncha pas. Elle ne cessait de dévisager le garçon, ses yeux brûlant d'un éclat brumeux.

– Soldat ! Sais-tu qui je suis ? exigea-t-elle soudain.

Jeongguk rouvrit les yeux et planta son regard sec dans celui de la femme, impassible.

– Déesse de la Nuit, née du Chaos, avec Érèbe, le dieu des Ténèbres, déclara-t-il d'une voix sépulcrale, légèrement désincarnée.

La peur provoquait cet effet sur lui. Elle le rendait plus éteint qu'il ne l'était réellement à cet instant.

– Comment as-tu traversé le Styx, Jeongguk ? questionna-t-elle avec douceur.

Le jeune homme écarquilla ses grands orbes bruns. Elle connaissait son prénom. Et maintenant qu'il y repensait... il n'avait rien payé. Il était directement arrivé dans cette salle magistrale et vide, sans comprendre. Puis il avait attendu, attendu, sous le regard curieux et sans émotion du dieu des Morts.

Selon les croyances du peuple grec, toutes les âmes qui rejoignaient l'au-delà étaient dans l'obligation bien réelle de payer leur passage du Styx. Pour cela, à l'enterrement des morts, on déposait sous leur langue une drachme, soit une pièce de monnaie froide faite en airain, en argent ou en or.

Ceux qui étaient privés des honneurs de la mise en terre, abandonnés pour ne plus former qu'un tas de chair poussiéreuse et putrescente, attendraient éternellement sur la rive du Styx, âmes condamnées à errer pour le reste du temps, mirant dans cette eau noire une terre qu'elles ne fouleraient probablement jamais.

Pour être honnête, Jeongguk doutait sérieusement d'avoir une sépulture parmi les hommes.

– J-je... Je ne sais pas... Je ne pensais pas que-
– Tu as attiré l'attention de l'un de mes enfants, coupa la déesse. Penses-tu savoir de qui ?

Ce changement de sujet, quelque peu abrupt, décontenança le jeune guerrier, qui sentit soudain son cœur s'emballer.

Nyx était une des plus anciennes divinités de ce monde, elle avait engendré tant d'êtres, créatures ténébreuses, fascinantes et implacables. Jeongguk n'était pas certain de connaître toute la descendance de cette incroyable figure, cela relèverait presque du miracle. On se disputait même l'affiliation de certains de ses enfants, qu'elle avait engendrée tantôt seule, tantôt avec d'autres divinités.

Son silence parla pour lui. Il ne savait pas, ne savait rien.

– Némésis, déclara-t-elle alors, sans la moindre émotion.

Némésis.

Cette déesse condamnait tous ceux qui commettaient l'hubris, cette folle bêtise de se prendre pour plus haut que soi, de ne plus se croire humain pour s'ériger au rang de divinité. Némésis était la justice de l'ombre, elle chassait le crime impuni. Beaucoup craignaient cette gardienne de la nuit, connue pour sa rancune envers les charognards, ceux qui se disputaient une place dans ce monde éclaboussé de sève vermeille.

Jeongguk savait une chose : les châtiments de Némésis étaient pires que le Tartare lui-même. Jamais le noiraud n'aurait pensé susciter les foudres de cette déesse, froide et sévère. Qu'avait-il bien pu faire de son vivant ?

Il se pensait demeurer à jamais dans le champ d'Asphodèle.

Peut-être que son excédent de bile jaune, qui lui valait d'affreuses colères, l'avait rendu punissable aux yeux de la déesse, connue pour sa morale impitoyable. Il savait que la rage irraisonnée était adorée par certains dieux, mais haïe par d'autres. Or Jeongguk avait la rage.

– La déesse de la Vengeance... murmura-t-il.

Nyx esquissa un léger sourire et fouilla le regard du noiraud.

– Son nom te fait peur ? demanda-t-elle.
– Il serait fou de ne pas le craindre.
– C'est vrai, tous mes fils et mes filles sont à craindre.

Jeongguk ne put qu'acquiescer mentalement. Il y avait Hypnos, Thanatos, Éris... La liste était longue. Ces divinités s'apparentaient à de terribles noctambules calfeutrés dans les affres de la nuit. La seule d'entre elle qui lui paraissait peu menaçante était Elpis, déesse de l'Espoir selon ses maigres souvenirs.

La nuit n'était peut-être pas que symbole de souffrance, de haine et d'affliction.

– Némésis t'attend dans ses appartements. Suis-moi.

Déglutissant, le jeune soldat acquiesça. Il s'inclina le plus respectueusement possible devant Hadès – mieux valait ne pas offenser le roi des Enfers – avant de suivre la déesse de la Nuit, qui fuyait dans une petite embrasure.

– Nous empruntons une autre porte ? demanda Jeongguk l'air timoré en la suivant.
– Plus discrète oui, confirma Nyx.

Le noiraud acquiesça silencieusement dans son dos et s'appliqua à suivre les pas de la déesse. Il se tenait à distance correcte d'elle, son regard noyé dans sa chevelure charbonneuse qui se balançait légèrement au rythme de sa démarche indolente. Un silence froid les encercla mais fut éventré par l'écho de leurs pas sur la pierre sèche. Jeongguk observa les longues allées recouvertes des mêmes tapisseries que les murs de la salle du trône d'Hadès. Il ne fut guère surpris de ce décor.

Une chose qui l'étonna cependant fut le calme absolu des lieux.

– J'imaginais ce palais moins désert.

Nyx l'ignora un moment avant de ricaner.

– Ainsi, tu me regardes dans les yeux et tu me parles. Viens marcher à mon niveau si tu veux que je te réponde, Jeongguk.

Le noiraud rougit légèrement. Il n'aurait peut-être pas dû s'exprimer. Pourtant, après une lutte intérieure relativement longue, Jeongguk accéléra le pas pour se poster aux côtés de Nyx, lui jetant même un coup d'œil hésitant.

Mais la déesse demeura silencieuse jusqu'à la sortie du palais. Puis, alors qu'ils descendaient un escalier trapu, assorti d'une rampe aux entrelacs de granit noir, elle expira.

– Je dois t'avouer que je n'aime guère cet endroit. Nous avons emprunté l'aile la moins fréquentée, et la moins belle j'en suis navrée. Je préfère éviter les quelques résidents de ces lieux.
– Pourquoi ?

Ils atteignirent le jardin dans lequel Coré, devenue Perséphone, passait la moitié de l'année. L'endroit était désert, puisque les hommes vivaient la saison estivale, et que l'enfant était allée retrouver sa mère, Déméter, pour semer le monde de couleurs, de fleurs et de rires bleus comme le ciel.

Quand Nyx lui répondit, Jeongguk quitta ses pensées nébuleuses.

– Leurs flatteries et leurs regards mielleux m'exaspèrent. En tant que divinité plus ancienne que ce monde lui-même, j'ai un droit sur Hadès, et je suis respectée ici, crainte même.

Le jeune soldat déglutit légèrement.

– Vraiment ? Et q-quel est ce droit ?

Nyx lui lança un regard à la dérobée, qui trahit comme une profonde hésitation, sans doute celle de lui confier pareille chose.

– Je peux lui retirer toutes les âmes que je veux. Mêmes celles condamnées au Tartare.

Jeongguk fronça les sourcils, profondément troublé par cette révélation.

Ils cheminèrent longtemps, aux abords d'autres jardins et d'une immense forêt sombre. Le paysage ici n'était que ténèbres et nuit, mais Jeongguk observait à peine ce qui l'entourait. En vérité, son regard ne cessait d'aller et venir sur le châle qui recouvrait le bras de la déesse. Quand Nyx le remarqua elle eut une étrange réaction : elle remonta le tissu sur sa peau, et le couvrit de son bras gauche, aussi pâle qu'une lune nouvelle.

– Je sais, souffla-t-elle sans cesser de regarder devant elle.

Jeongguk se mit à dévisager son profil droit et fier, impénétrable. Que signifiaient ces mots ? Lui-même ne comprenait rien, cette accélération de son rythme cardiaque, son souffle légèrement saccadé, ces petites fourmis dans la tête.

Pour un simple tissu.

– Ne le touche pas. Jamais sans ma permission, avertit-elle d'un ton autoritaire.

Cet ordre avait quelque chose de glaçant. La voix de la déesse exigeait de lui une totale obéissance. Afin de la rassurer, il acquiesça, bien que ses yeux voguèrent encore trop régulièrement sur le châle. Si sa propriétaire le remarqua, elle ne dit plus rien.

Pourtant, il lui semblait que ce voile pourpre, aux reflets éphémères, flamboyait davantage sous l'emprise de son regard. Jeongguk voulait s'en recouvrir la tête, à la manière de ces vierges qui priaient leur déesse mère, offertes sur le sol de ces temples adorés. Il voulait se mettre nu, laisser le délicat tissu caresser sa peau jusqu'à connaître la transe, baigné de rayons lunaires.

Ces pensées emprisonnèrent son esprit tout le reste du chemin, si bien que, quand ils arrivèrent, le jeune soldat émergea avec difficulté.

Nyx et lui se tenaient en bas d'une haute tour de pierre, assez large. Sur le toit, Jeongguk cru voir une personne, bâtonnet découpé sur l'horizon clair et noir, recouvert, vraisemblablement, d'un habit rouge.

Alors, un escalier dissimulé jaillit du mur, il enroula le bâtiment de ses marches égales. Rendu coi par l'ingéniosité de ce mécanisme, Jeongguk, trop impressionné, fut incapable de se mouvoir.

– Je te conseille de te dépêcher. Némésis n'aime pas les rêveurs, taquina Nyx en s'avançant la première.

Alors, le noiraud la suivit sans tarder.

La montée ne fut laborieuse ni pour l'un, ni pour l'autre. Étonnamment, Nyx ne sembla guère éreintée de l'effort. Elle devait être plus résistante qu'il n'y paraissait.

Parvenus tout en haut, la déesse et le soldat découvrirent non pas une, mais deux présences. Il y avait un jeune homme et une femme. Cette dernière, vêtue de blanc, était allongée sur un petit canapé vert empire, visiblement écrasée par la fatigue. Quand Nyx s'avança, elle releva ses paupières, se redressa et un peu de vie s'invita sur son visage diaphane. Jeongguk, figé sur la dernière marche de l'escalier, ne put la dévisager plus longtemps.

Car il se sentait appelé par un autre regard, plus pesant, plus mercuriel. Ce regard s'était abattu sur lui.

C'était l'homme qui l'observait. Il était vêtu d'une longue toge rouge sang qui était retenue par une ceinture noire épaisse passée autour des hanches. Ses bras nus et hâlés révélaient des muscles fins, terminés de longs doigts élégants. Le noiraud observa les bâtons de chair aux ongles propres avant de remonter sur la figure légèrement goguenarde de l'individu.

Et jamais Jeongguk n'avait vu de plus beau visage que celui-ci.

Ces traits méritaient d'être gravés dans le marbre, gravés dans la terre et sur la glace.

Les cheveux bruns un peu longs et ondulants, encadraient une figure parfaite, au teint de miel, les paupières semblaient huileuses mais ce furent les yeux qui capturèrent ceux de Jeongguk. Des puits de noir, une obsidienne incandescente, qui jetait comme de la soie ténébreuse tout autour de lui. Même ses grains de beauté le rendaient supérieur. Le soldat scruta celui qui était visible juste sous sa narine gauche et l'autre posé sur le bord de sa lèvre inférieure.

Il eut l'impression d'être, lui aussi, dévisagé par cet inconnu.

Leurs regards ne parvenaient pas à se défaire l'un de l'autre.

– Sortez, susurra l'homme sans quitter Jeongguk du regard.

Le soldat haleta de surprise. Cette voix coulait comme un nectar, elle était basse, grondante à l'image d'un orage qui se prépare, une tempête vorace mais discrète.

Qui était-il pour ordonner cela à Nyx ? S'agissait-il de son frère, Érèbe, dieu des Ténèbres ? Le noiraud ne le sut guère puisque les deux visées acceptèrent leur sort : elles disparurent simplement dans une embrasure recouverte d'un voile sombre, à l'intérieur du bâtiment. C'était si étrange. Elles s'étaient pliées de bon cœur aux exigences de ce jeune homme.

– Ôte-moi cet affreux tissu.

Cet ordre tira Jeongguk de ses pensées et lui provoqua une sorte d'ahanement. Surpris, il papillonna des yeux. Ce regard, cette présence, l'intégralité de l'être qui lui faisait face le drainait de son énergie. Le noiraud déglutit, les tempes battantes. À cet instant, son courage de guerrier n'était rien de moins qu'une indésirable réminiscence.

– Qu'est-ce que tu attends ? insista l'être qui ne cessait de l'observer.

Jeongguk eut envie de dire non, qu'il ne voyait pas l'intérêt de se déshabiller devant cet individu, ce dieu, sûrement, ce maître des lieux qui le fixait de ses orbes despotiques.

– Qui êtes-vous ?

Alors le brun eut une étrange réaction, une réaction qui plongea Jeongguk dans des embruns de fable.

Il avait juste plissé les yeux, et ses lèvres se serrèrent violemment. Ces mouvements, en apparence discrets et mesurés, contrastèrent avec la violence qui émana de son regard. Alors, Jeongguk se sentit terrassé par une colère qui n'était pas la sienne.

– Je t'ai demandé, auprès de Nyx.
– Elle m'a seulement parlé de Némésis, souffla Jeongguk confus.
– Alors tu n'as pas besoin que je te réponde. Maintenant déshabille-toi.

Le noiraud ne comprenait plus rien. Cherchant une ancre, n'importe quoi qui l'aiderait à s'établir, son regard plongea intuitivement sur le sol de pierres.

C'est ainsi qu'il remarqua un tapis d'une splendeur mirifique. Les couleurs y étaient ternes et criardes mais leur association provoqua quelque chose d'intime à l'intérieur du noiraud, noyé dans un gris de perle usé, un bleu persan et du jaune orpiment. Sans comprendre ou maîtriser son esprit, il se vit allongé sur le dos, à même ce tapis, perdu dans les tréfonds du plaisir, le corps en sueur, ses paupières alourdies par l'orgasme, sa voix chatouillant les nuages.

Jeongguk s'empourpra.

Comme il s'était défait du regard écrasant de l'homme brun, il observa ensuite les lieux. Là, sous les étoiles, en plein air, Jeongguk eut l'impression de se trouver dans un salon assez minimaliste, simplement parsemé de quelques voilures, ce tapis mystérieux et d'un riche mobilier quoique pas très encombrant.

Son regard remonta sur un pied de table, d'un bois de châtaigne. Un miroir reposait sur cet autel de fortune. En détaillant l'objet, le noiraud remarqua que son cadre était incrusté de narcisses en diamants.

Des narcisses.

Le miroir.

– V-vous êtes... Némésis ?

La déesse ne se séparait jamais de cet artefact par lequel elle révélait aux autres leur véritable visage.

– Mais... Némésis est une déesse, poursuivit le soldat, ses yeux naviguant dans l'espace sans trouver la moindre attache.

Jeongguk déglutit soudainement avant de revenir au visage sévère de l'individu, toujours muet. Alors, à contrecœur, il décida d'obéir, plus que conscient de sa position de faiblesse.

Ses mains hésitèrent un instant, puis s'emparèrent du tissu, large et râpeux contre sa peau, pour l'ôter. Son corps nu se révéla dans une opalescence mystique de pleine lune.

Il avait froid. Et ce monde de nuit s'offrait à lui, du haut de cette tour.

Némésis, si c'était elle, ou lui peu importe, s'approcha, puis tourna autour du jeune soldat.

Alors, Jeongguk sentit ce regard noir à même son épiderme, cette écorce légèrement ambrée par le soleil, après des heures à fouler les herbes hautes des montagnes de l'Éolie, celles à courir entre les arbres et les feuilles, à se faire fouetter par le vent tandis qu'il combattait.

Il ressentait chaque parcelle de son être à l'extrême. Il ressentait la finesse de ses chevilles, le tendre de ses mollets blancs, parsemés de quelques poils noirs et fins, la charpente généreuse de ses cuisses, le galbe de ses fesses, musclées et rondes, le relâchement de son sexe, qui reposait sous les poils ébène un peu bouclés, les os de ses hanches, visibles, légèrement ressortis, puis le cerceau de sa taille, ce fin cerceau au-dessus duquel cheminaient les côtes en striures délicates vers le torse. Il ressentait la chair de son ventre, son nombril qui tirait comme des sensations étranges à l'intérieur de lui, l'armature de ses épaules, et ses bras qui dévalaient sa silhouette élancée comme des épées au repos.

Baigné par ces sensations, le soldat nota à peine l'aspect propre de sa peau.

Quand il baissa les yeux sur lui-même, il ne décela aucun vestige de blessures, juste quelques cicatrices entre les lignes de ses côtes et sur ses bras. Sa peau, elle, brillait légèrement, comme si elle était incrustée d'émail : le résultat de la longue marche qu'il avait accomplie avec Nyx.

– Je n'ai plus aucune blessure... souffla-t-il.
– Tu as été guéri. On t'a donné du nectar, puis tu as traversé le Styx... Le nectar fait parfois dérailler l'esprit, alors peut-être que tes souvenirs sont flous.

Némésis continua de tourner tout autour de lui, il semblait si fasciné que Jeongguk eut envie de fermer les yeux, embarrassé. Puis il sentit un souffle chaud contre sa nuque, une main passer sur son ventre nu, un torse recouvert effleurer son dos...

Némésis était juste derrière lui. Jeongguk sentit les mèches du dieu caresser sa joue.

– Tu as pris des couleurs... souffla le dieu dans son oreille, ses doigts caressant le nombril du noiraud qui frémit légèrement.

Et cette voix, juste contre lui, coulante comme un sirop, intime, suave à l'image d'une mer des tropiques, marquait son âme au fer. Jeongguk eut envie de s'abandonner à cet être qui appuyait désormais ses lippes contre son lobe sensible.

Ce dieu le connaissait-il ? Autrefois, il lui semblait en effet que son teint était blanc, si blanc, comme ces fleurs délicates, ces buissons de lys près desquels il noyait ses narines, le pistil à la teinture safran étalé sur ses joues, ses paupières et ses cheveux.

Quand il rentrait, sa mère riait de lui en l'appelant ma petite fleur brouillonne.

– Qui... qui êtes-vous ? formula Jeongguk.

Et le dieu sembla comprendre. Derrière cette question, le noiraud exigeait plus qu'un nom.

– Je traîne aux abords du crime et du mensonge...

Les mots glissèrent autour d'eux, tels les effluves d'un parfum capiteux. Ils soulevèrent les entrailles de Jeongguk, appuyèrent sur sa raison pour lui soutirer un souffle précipité.

– Je laisse mes victimes s'étreindre dans la nonchalance...

À mesure que Némésis parlait, le noiraud s'enivrait un peu plus, abdiquant, les sens troubles et flous, indistincts, dans un brouillard languissant. Sa tête se relâcha, tomba en arrière, sur l'épaule du dieu qui raffermit sa prise autour de sa taille dénudée.

–...quand je m'empare de ce qu'elles ont de plus cher.

Il sentait à peine les bras de l'autre ceindre son buste plus fort, plus fort encore, tel un fauve qui retient sa proie contre lui.

– Leur innocence, termina Némésis, collant soudain son nez contre les mèches noires de celui qu'il étreignait.
– Que... exhala le noiraud, ses yeux noyés dans l'infiniment noir de cet envers de terre.
– Je suis la Vengeance, celle qui dévore l'hubris.

Et Jeongguk sentit, encore une fois, son corps être manipulé, se relâcher pour s'abandonner, se laisser tomber comme une frêle poupée de chiffon. Il n'avait plus de force, l'énergie avait déserté de lui. Alors les mains de Némésis s'affirmèrent encore sur son corps, elles glissèrent comme des ronces.

Puis Jeongguk sentit une main glisser en arrière, puis un pouce appuyer sur un point dans le bas de son dos, juste entre ses reins, au-dessus de ses fesses. Il massa, creusa presque la chair, râpant l'épiderme de ses ongles, comme s'il cherchait quelque chose.

Une sensation déferla alors en lui.

Puis, tout s'arracha, tout s'effaça.

– Taehyung...

Il ne savait même pas pourquoi il avait dit ce nom.



Jeongguk se réveilla dans une pièce vide, sur un lit à baldaquin dont les voiles étaient tirés. Ils semblaient faits d'une matière fluide et légère, luisante comme une étoile liquéfiée. Son regard brumeux fut hypnotisé par le tissu qui se balançait au gré d'une brise. Sans doute y avait-il une fenêtre non loin de là qui portait les souffles d'Éole jusqu'à sa couche.

Le jeune soldat crut reconnaître alors une silhouette, celle de la jeune femme qui accompagnait Némésis en haut de la tour.

Mais il n'eut guère le temps de lui parler ou d'étirer les voiles pour vérifier qu'il s'agissait bien d'elle.

Il sombra dans l'inconscience.



Les jours, ou les nuits, puisqu'il n'y avait pas de soleil ici, se succédèrent dans un étrange désordre.

Jeongguk avait perdu toute notion du temps. Il avait l'impression de rêver de Némésis et de cette fille, qui lui glissaient parfois entre les lèvres un liquide épais, peut-être du nectar, cette boisson des dieux qui les rendaient immortels. Les humains en mourraient habituellement, puisque leur corps n'était pas faits pour supporter un tel breuvage. Il en était de même pour l'ambroisie, poison des hommes, festin des dieux.

Une nuit, son réveil fut moins nébuleux et il trouva la force de se lever. Jeongguk s'adossa à la tête de lit, entre les coussins, et remarqua qu'il était vêtu d'une tunique noire. Des fines chaînes d'or parsemées de petits diamants et rubis enserraient son buste et sa taille en colimaçon, comme un petit serpent de métal enroulé tout autour. Plaqué contre les traits de sa silhouette, le vêtement révélait une taille qu'il avait toujours trouvée trop menue. Quant à ses bras, ils étaient découverts, révélant le teint passé des dorures laissées par le soleil. Les cuisses de Jeongguk, elles, n'étaient recouvertes que de moitié car le vêtement se portait court. Enfin, il s'étonna de sentir ses pieds emprisonnés par des sandales au cuir noir et épais, ses lacets remontant sur ses chevilles autrefois brisées par le combat.

Quand il eut terminé de se découvrir ainsi vêtu, il remarqua la présence de cette femme, à nouveau. Cette fois-ci, elle se tenait debout, contre le mur. Les voiles du lit avaient été tirés, laissant le noiraud découvrir la pièce, sombrement décorée. Elle ne comptait qu'un fauteuil rouge, une armoire et une commode. Plus loin, une fenêtre en arc brisé s'ouvrait sur un souffle de vent délicat.

Jeongguk reporta son attention sur la jeune fille. Elle reposait désormais sur le fauteuil. Comme il n'avait pas pris le temps de bien l'observer la dernière fois, en haut de la tour, le noiraud la dévisagea.

Vêtue d'une toge blanche, elle portait ses longs cheveux roux foncé en tresses lourdes qui encadraient son visage d'albâtre. Ses yeux caramel faisaient se rencontrer l'or et le bois, un alliage fascinant. Cette femme était magnifique.

– Enfin, tu te réveilles, souffla-t-elle.
– Je...

Jeongguk toussota, sa voix était rauque. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas parlé.

– Tu as dormi pendant plus d'une semaine. Les effets du nectar sans doute...

Sa voix était douce, tendre et délicate comme les pétales d'une rose.

– Alors c'était bien du nectar...

La femme laissa échapper un doux ricanement, qui sonnait comme un petit pépiement.

– Tu te trouves dans la demeure d'un dieu, que pensais-tu boire d'autre ici ?

Le soldat rougit de sa bévue.

– Qui êtes-vous... ?

Sa question sembla refroidir la jeune femme qui s'emmura dans un silence de marbre. Jeongguk n'osa guère insister, conscient de son statut, bien inférieur au sien. Il ignorait déjà la raison pour laquelle Némésis le retenait ici, alors il ne souhaitait pas commettre de nouvel acte qui puisse lui porter préjudice.

Après s'être finalement levé, le soldat s'approcha de la fenêtre dépourvue de rideaux. Il devait se trouver presque tout en haut de la tour, car il avait une vue dégagée sur une immense contrée sombre, aux forêts innombrables et à la voûte nocturne bien lumineuse, tachetée d'étoiles cristallines...

– Les terres infernales ? osa-t-il.
– Oui, répondit la femme.

Jeongguk remarqua qu'au loin, l'horizon était balayé de crépuscule, cette lumière qui salue la fin du coucher du soleil.

– Je m'appelle Églé, dit enfin la femme.

Jeongguk fouilla dans sa mémoire, mais ce nom ne lui disait rien. Était-elle une divinité mineure ?

– Je suis une Héspéride.

Le noiraud fronça les sourcils, son regard délaissa le paysage pour cette femme. Alors, il eut comme un vague flash de lumière. C'était une nymphe, mais pas n'importe laquelle.

– Une gardienne... les jardins... les...

Les mots ne venaient pas.

Puis il fut pris d'une atroce migraine.

– Ma tête...

Il tomba sur le sol.



La prochaine fois qu'il se réveilla, Jeongguk sentit une présence sur le lit. Il s'agissait de Némésis. Les voiles tirés les enfermaient dans une bulle protectrice. Le dieu de la Vengeance, allongé sur le flanc droit, son coude contre le matelas, retenait sa tête de sa main droite. Les yeux légèrement plissés, il examinait silencieusement le noiraud. Sa toge rouge lui seyait à merveille. Elle coulait comme un sang sur sa peau.

Jeongguk, allongé sur le flanc gauche, se réinstalla plus confortablement sur l'oreiller et Némésis suivit le mouvement en s'abandonnant sur l'autre coussin. Leurs visages se firent ainsi face. C'était la deuxième fois que le noiraud découvrait cette figure, et il ne put s'empêcher de la trouver plus sublime encore. Cette beauté avait quelque chose d'inlassable.

– Je n'arrive pas à croire que vous soyez un homme, confia Jeongguk dans le silence en le dévorant du regard.
– Beaucoup de divinités sont dans mon cas, répondit l'autre.

Il avait l'air froid, mais Jeongguk comprit que ce n'était qu'une barrière. Derrière ces yeux noirs vivait un monde. Il en fut certain à la vue du fugace éclat de son regard.

– Thanatos, que vous honorez comme mon frère, est en réalité ma sœur, confia Némésis.
– Mais les récits... Ils vous décrivent comme une femme ailée...
– J'ai des ailes.

Jeongguk écarquilla légèrement les yeux.

– Je ne les montre pas toujours.

Némésis semblait être quelqu'un qui prenait son temps pour s'exprimer. Il avait cette voix profonde, cette attitude calme et mesurée, qui flirtait toutefois avec le bord du précipice, comme s'il pouvait basculer dans la folie d'un instant à l'autre. Aux yeux de Jeongguk, ces êtres étaient les plus effrayants parce qu'imprévisibles.

– Pour ce qui est des récits... les hommes préfèrent m'imaginer comme une femme, alors je les laisse.
– Pourquoi ?
– Cela m'importe peu.

Jeongguk médita ces paroles. Cette réponse détachée l'avait surpris.

– S'il vous plaît, s'abandonna-t-il soudain, ses yeux s'inondant de lamentations. Qu'est-ce que j'ai fait... ? Dites-moi... Je n'en peux plus de rester ici sans savoir.

Ce n'était peut-être pas la chose à dire, car Némésis, à ces mots, se referma.

– Parle-moi de ta vie, sur Terre, dit-il plutôt.

Le noiraud écarquilla ses grands yeux bruns avant d'expirer, l'air soudain vague, perdu sur le torse du dieu qui ne cessait de le fixer.

– J'étais un soldat... Je vivais dans les montagnes de l'Éolie, non loin de l'océan. J'ai été adopté par une famille de Grecs qui voulait d'un fils. J'aurais dû mourir, je crois, je viens de l'Orient. Mon visage...
– Oui, ton visage, souffla Némésis en écho.

Et Jeongguk releva la tête pour se perdre dans ses yeux. Il s'interrompit.

– Où combattais-tu ? relança le dieu.
– Je ne sais plus, je... tout est flou, je n'ai plus beaucoup de souvenirs. Je crois que je n'aimais que la mort et... la discorde.

Un long frisson traversa son échine et ses yeux se voilèrent soudain.

Jeongguk rêvait d'une épopée coruscante, une de celles où il serait glorifié. C'était bien le dessein de tous les combattants, non ? La nuit n'existait pas qu'au dehors, elle ravageait sa tête et ses mots.

Était-ce son amour du chaos et de la guerre qui l'avait porté jusqu'ici, dans cette tour ?

– Je voulais juste qu'on chante mon nom, souffla-t-il enfin, ses paupières recouvrant ses pupilles brillantes.

Némésis durcit son regard.

– Lève ta tunique.

Cet ordre, rouvrit les yeux du noiraud.

– Je...
– Au-dessus de la taille.

Jeongguk battit des cils. Encore cette volonté de le voir nu... ? Il se plia plus rapidement à la demande cette fois-ci, remontant docilement le vêtement jusqu'aux chaînes qui lui ceinturait le haut du corps. Sans pouvoir s'en empêcher, le noiraud rougit légèrement en dévoilant son sexe et ses fesses, cette partie vulnérable et charnue de son anatomie. Mais le dieu posa à peine son regard sur ces zones-là. Il s'approcha puis posa sa main gauche sur le creux de son dos, le point qu'il avait touché la première fois.

Jeongguk sentit alors quelque chose d'étrange, à même sa peau, comme un petit objet incrusté... Le fait que Némésis le touche à cet endroit appela quelque chose de brut à l'intérieur de lui.

– Je-

Il ferma violemment les yeux et expira d'un coup bref, surpris par une vague déferlante d'émotions.

– Touche.

Alors, sans réfléchir, Jeongguk lança sa main droite en arrière, qui vint étreindre celle du dieu. Ce geste lui parut si intime, leurs doigts entrelacés tandis que la pulpe des siens caressait ce qui lui semblait être une pierre polie. Ce qu'il ne voyait pas était pourtant sublime. Un rubis se fondait sur sa peau, juste entre ses reins.

– Qu'est-ce que c'est... ?
– Ma pierre, sur toi, soupira le dieu, comme en transe.

Sa pierre...? Jeongguk se souvint d'un éclat flamboyant. Il ne fut guère étonné de ce souvenir, un regard sombre qui rougeoyait dans le noir. La Vengeance se salissait parfois les mains, faisait couler le sang en striures carmines, et Jeongguk trouvait cela délectable.

Toute cette haine. Ce carnage. Il s'imaginait un champ de bataille, recouvert de cadavres décharnés, aux entrailles écoulées sur le sol, des flaques sanguinolentes, des bras arrachés.

Il effleurait cette synesthésie avec l'adoration d'un initié.

– Aaaaah, je... Némésis...

Comment cette pierre pouvait-elle stimuler ses sens à ce point ? Némésis avait à peine appuyé dessus et depuis, Jeongguk se sentait à fleur de peau. Ses entrailles brûlaient. Ses cuisses durcirent comme un roc et son sexe se tendit. Nerveusement, le noiraud resserra ses jambes. Son souffle se précipita par saccades au dehors de sa bouche puis ses yeux se fermèrent.

– Tu es si beau ainsi... Tu ne sais plus rien...

Jeongguk répondit instinctivement, tout offert à Némésis.

– Qu'est-qu'est-ce que... vous faites...?

À cette vision, le dieu s'approcha, il ne pouvait résister à la tentation de se coller contre le corps du soldat, abandonné au plaisir émergent qu'il lui procurait.

Ainsi, il poussa légèrement Jeongguk, de manière à l'allonger sur le dos, releva sa propre tunique, et s'assit sur les hanches dénudées du noiraud. Comme le soldat, il était nu sous ses vêtements, aussi Jeongguk aperçut, ou reconnut peut-être, ce sexe adoré qui effleura le sien. Le noiraud laissa échapper un gémissement mi-surpris, mi-séduit, joues écarlates, yeux vitreux.

Némésis se pencha alors en avant, posa son avant-bras gauche sur la couche et engouffra son index et son majeur dans la bouche tant désirée et entrouverte de l'autre pour caresser sa langue. Naturellement, Jeongguk referma ses lèvres sur les doigts, il les recouvrit de son muscle rose et humide, s'excita dans des vocalises discrètes qui vibrèrent à l'intérieur de sa bouche.

Quand les doigts quittèrent sa cavité, ils s'abattirent ensuite sur ses lippes pour les humidifier, les rendre toutes brillantes comme un fruit confit.

– Mais je te reconnais là, susurra Némésis en remuant contre le noiraud.

Jeongguk fut incapable de répondre, il ondula simplement des hanches en rythme, ses fesses contractées contre le lit, ses mains courant sous la toge du dieu, sur la chair de ses cuisses.

– T-Taehyung...

Et ce nom...

– Ne m'appelle pas comme ça, susurra le dieu près de sa bouche, les yeux à demi-clos alors qu'il ondulait encore.

Alors Jeongguk revint à lui-même.

Némésis était si près de lui, son souffle percutait son visage. Il était splendide, à fixer ses lèvres, repasser ses doigts dessus comme on caresse une fleur ou un animal, à danser sur son corps, au-dessus de lui, frottant son sexe chaud contre le sien.

Mais ce qui fascina le noiraud fut la couleur de ses yeux. On aurait dit que du rouge s'invitait dans le noir de jais de ces pupilles célestes.

– Vous...

Jeongguk n'eut guère le temps de poursuivre : le dieu le coupa d'un baiser, il appuya si fort contre ses lèvres que ça lui faisait mal, comme s'il se laissait enfin déborder de passion, de colère, de haine... de vengeance. Quand il s'éloigna, ce fut juste pour claquer un bisou sur la bouche, puis un deuxième, un troisième, un quatrième. Et peut-être qu'il en eut assez, puisque sa langue céda au péché : elle vint caresser ces lèvres humectées de salive étalée.

Leurs fronts s'embrassèrent, leurs nez s'entrechoquèrent, leurs paupières s'agitèrent.

Jeongguk gémit de plaisir, sûrement parce que le bout de son pénis avait frotté trop fort contre son abdomen, écrasé par le sexe du dieu et son bas-ventre. Némésis, lui, enfourna sa langue à l'intérieur de cette bouche qui venait de s'ouvrir pour lui. À cette intrusion, le noiraud crut défaillir, ou mourir, si ce n'était pas déjà le cas. Il voulait disparaître dans le plaisir, n'exister nulle part si ce n'est ici, dans cette pièce, dans ce lit, avec cet être d'une sensualité à fleur de peau.

Et le noiraud avait si chaud, il eut l'impression que sa chair brûlait, la sueur recouvrit son corps, elle coula sur son épiderme qui voulait fusionner avec cet autre.

C'était si bon, de ressentir ainsi Némésis... Son bas-ventre était en feu, il devenait de plus en plus incontrôlable, expirant plus bruyamment, ondulant plus vivement contre le corps du dieu. Ses mains finirent par s'agripper à la nuque de son vis-à-vis. Il ne voulait pas se détacher de lui. Jamais.

C'était si bon. Leurs langues ne cessaient de s'enrouler l'une autour de l'autre, affamées de s'étreindre, de recouvrir leurs lèvres devenues rouges et gonflées. Leurs mains, elles, couraient sur leur épiderme électrisé, emprisonnaient de leurs doigts la chair éveillée. Et quand ils enserrèrent leurs sexes, Jeongguk trouva qu'il y avait quelque chose de brut et d'incroyablement délicat dans leur façon de se mouvoir l'un contre l'autre.

Il était fou de Némésis.

– Jeongguk... susurra le dieu contre sa bouche.

Alors, sans qu'il ne la voit venir, la jouissance s'empara de lui, dans un éclair sémillant qui traversa son champ de vision. Jeongguk renversa sa tête en arrière, il vocalisa son plaisir en un gémissement étouffé par les lèvres du dieu, qui n'en avait de cesse de le dévorer. Un liquide chaud se mélangea au sien, sur son ventre, le poids du corps de Némésis s'alourdit, l'écrasant davantage, et Jeongguk s'enfonça dans le sommeil.

Il eut tout juste le temps de sentir son corps étreint puis recouvert d'un drap.

La nuit explosait dans sa tête en milliers de bris.



Le temps passa sans que Némésis ne se remontre.

Églé venait plus souvent. À chaque fois, elle ne disait rien, se contentait de le dévisager d'un air curieux et triste.

Nyx de son côté n'était plus qu'un vague souvenir. La déesse perçait parfois l'horizon noir, et Jeongguk la voyait, du haut de sa fenêtre, fouler le sol. Enfermé à double tour dans cette mystérieuse chambre, le soldat retenu avait l'impression que, bien souvent, elle cherchait à s'assurer de sa présence.

Les sensations ici étaient étranges, c'était comme si son nez, sa bouche, ses oreilles, ses yeux étaient drogués, pris dans un brouillard vénéneux.

Jeongguk supportait mieux le nectar, et il commença à se nourrir d'ambroisie. Le noiraud se souvenait que la nature de cette mixture faisait débat sur Terre. Les hommes se disputaient sans cesse à ce sujet. Certains la décrivaient comme une bouillie rouge, d'autres comme un velouté scintillant. Ces querelles, Jeongguk les adoraient. Il lui semblait aimer plus que tout la haine des autres s'exprimer en des regards et des gestes insensés. Tout ce qui était déraisonnable le repaissait comme une chair bien fraîche.

Et la nourriture d'ici avait quelque chose de différent, de plus léger et compact à la fois, plus lourd à l'intérieur de soi, comme si elle rassasiait autre chose.

Alors, Jeongguk se mit à croire que la nuit, cette demeure et ces aliments le transformaient, en une chose folle et sombre.

Quand il ne mangeait pas, ne dormait pas, n'avait pas de visite, Jeongguk dévisageait le crépuscule figé sur l'horizon. Un soir, des rayons de pleine lune firent surgir du lointain des gibbosités, des lames de couteau qui tailladaient le ciel. Des montagnes sans doute, formidables pics de granit, derrière lesquelles la lumière du jour éternellement déclinant se fondait. C'était comme si le temps s'était arrêté depuis des siècles et des siècles.

On aurait pu croire qu'ici, Jeongguk se languirait de cette monotonie, de l'absence de soleil et d'astres plus éblouissants que ces étoiles et cette lune changeante. En réalité, il faisait de cette nuit éternelle sa véritable nourriture. Plus que l'ambroisie, cela le rendait étrangement extatique, enfermé dans un monde sur lequel il se verrait bien régner.

La nuit éternelle.



Une nuit, Jeongguk engagea la conversation avec Églé. Comme à son habitude, la nymphe s'était installée sur le fauteuil rouge, près du lit.

– Je ne compte plus les nuits ici... Églé... dites-moi, je ne sais pas qui vous êtes, je ne sais pas pourquoi vous êtes ici...

Le soldat ne sut réellement ce qui aida la nymphe à s'ouvrir, mais elle accepta de le faire. Il entrevit dans ses yeux une fragilité certaine.

– Tu as oublié. Fut un temps, toi et Némésis...
– Nous étions amants ? compléta Jeongguk d'une voix hésitante.
– Oui.

Cela faisait sens. Les divinités s'éprenaient souvent de mortels, qu'elles désiraient à leurs côtés. Némésis devait l'avoir fait venir pour son plaisir personnel. Peut-être même qu'il connaissait cette tour... Et si le dieu l'avait déjà enlevé ? C'était monnaie courante dans ce monde.

– Pourquoi n'ai-je aucun souvenir ?
– Tu as été... puni. Les remembrances de ta vie passée sont retenues quelque part.

Jeongguk déglutit. Cette mémoire défaillante n'existait donc pas sans raison.

– Et Nyx ? Où vit-elle ?
– Ailleurs. Elle n'a pas de point fixe.

Le noiraud ne se sentit guère surpris. La déesse foulait souvent l'horizon en tous sens, comme une âme errante, ou une reine qui reconnaît ses propres terres.

– Tu gardais un jardin... C'est bien le rôle des Hespérides ?
– Oui, souffla la rousse en baissant les yeux.
– Alors pourquoi es-tu ici ? Tu ne devrais pas...
– Moi aussi je suis punie, Jeongguk... coupa la nymphe. On... on a fait quelque chose toi et moi... Quelque chose qui a dévasté la Terre et les Hommes, quelque chose qui a fait couler tant de sang... se lamenta-t-elle, ses yeux se gorgeant d'eau.
– Églé, tu...

Jeongguk se reprit aussitôt. Naturellement il l'avait tutoyé.

– Églé... qu'est-ce qu'on a fait ?

À ces mots, la nymphe se referma. Secoua la tête les yeux clos.

– Je ne peux pas, j'ai trop parlé, pardonne-moi.

Et elle s'enfuit.



Peut-être qu'une semaine fila ainsi. Némésis venait parfois, vérifier qu'il se nourrissait bien, qu'il se sentait bien. Derrière cette inquiétude polie se cachait cependant une véritable attente. Jeongguk ne savait pas si Églé avait avoué sa révélation au dieu de la Vengeance, mais il se garda d'aborder le sujet.

Il ne souhaitait pas porter préjudice à la nymphe, ou à lui-même.

Jeongguk se mit à croire que Némésis s'était entiché de lui, peut-être pour son goût de la guerre, son agilité au combat, sa jeunesse étourdissante... Mais s'il avait été puni, comme Églé le lui avait révélé, le noiraud se questionnait : il avait forcément commis un pas de côté.

Peut-être que l'hubris, tant redoutée, l'avait imbibé de l'intérieur, comme une fumée qui s'insinue lentement jusqu'à vous asphyxier. Empoisonné par l'orgueil.

Parfois il faisait des rêves. De mains ensanglantées, celles de Némésis, sur son ventre, de son souffle extatique, de ses lèvres sur sa gorge, de ses coups de butoir contre son corps tremblant, sur le tapis grisâtre du haut de la tour ; et c'était si merveilleux, de se faire baiser devant ce monde.

Mais surtout, il y avait ce nom qui revenait sans cesse, emprisonné dans des rires, des cris de guerre, des gémissements de plaisir, des douceurs de paroles... Taehyung, Taehyung, Taehyung.

Dans ces rêves, Jeongguk reconnaissait sa propre voix proférer ce nom jusqu'à n'en plus finir.



– Nous étions amants, n'est-ce pas ?

Cette nuit-là, Némésis contemplait l'éternel crépuscule, n'offrant que la vision de son dos au jeune soldat qui reposait assis sur le lit. Un voile du baldaquin sinuait timidement dans la brise nocturne, recouvrant le dieu d'un léger filtre opaque.

– Il se pourrait, répondit Némésis d'un ton neutre.

Mais Jeongguk savait que c'était vrai. Églé le lui avait confirmé elle-même. L'âme trémulante, poussée hors de son corps, le noiraud voulait en savoir plus.

– Je ne me souviens de rien.

Némésis laissa le silence régner un long moment, puis il le brisa d'un murmure :

– Tu étais... mien. Et j'étais tien aussi.

Jeongguk déglutit. Il n'en pouvait plus, voulait savoir. Alors il se confia, poignardant toutes ses barrières.

– Je ne cesse de rêver de ton nom je crois, l'autre...

Le dieu ne lui fit aucune remarque sur son tutoiement.

– Ce nom est un secret que toi seul, Nyx et Océan le titan connaissent, avoua-t-il tout bas. Je déteste t'entendre me vouvoyer si c'est pour m'appeler ainsi.

Jeongguk déglutit et entrevit là, l'invitation de Némésis à continuer de le tutoyer, et surtout, à l'appeler par son véritable nom.

– Quelle place ai-je quittée, Taehyung, dis-moi... Je t'en prie.

Le dos du dieu se contracta.

– Ta place ?
– Celle qui m'a été donnée à la naissance et que j'ai forcément quittée... pour être puni. Églé m'a dit-
– Par les dieux ! Elle ne sait pas se retenir ?! s'exclama Taehyung en se retournant.

Ses pupilles sombres irradiaient d'une colère froide mais pas moins effrayante. Jeongguk déglutit mais parvint à lui répondre, croisant le fer de ce regard devenu presque rouge.

– Et heureusement ! Je ne cesse de chercher, d'essayer de comprendre, mais personne ne me dit rien à part elle ! Et encore, elle se flagelle à la moindre confidence ! Je ne mérite pas la vérité, c'est ça ?!

À cette confidence, pleine de fureur, le visage de Taehyung s'apaisa légèrement. Mais Jeongguk s'enfonça dans ses propres mots, son regard s'égara sur le voile gondolé du baldaquin, échappé de son lien.

– Des nuits que je me nourris de vos mets, que je me noie dans cette vision du paysage, que j'attends la moindre visite, le moindre mot...

Tout à sa tirade, le noiraud n'avait pas remarqué que Taehyung s'approchait, sa silhouette vague, derrière le voile.

– Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, Némésis.

Jeongguk avait volontairement rétabli cette distance.

– Tu ne te souviens pas de ta mort n'est-ce pas ? Juste un combat qui finit en bain de sang ? Jeongguk, les dieux t'ont privé de moi, ils nous ont privés de toi...

À qui ce « nous » faisait référence ? Taehyung ? Nyx, Églé ? La liste était-elle plus longue ?

– Je t'ai attendu, je savais que tu reviendrais, ta nature t'a rattrapé...
– Ma... nature ?
– Je vais te montrer.

Alors, Taehyung s'approcha de la commode, sur laquelle reposait son miroir, incrusté des fameux narcisses. La fleur de Némésis.

Ce miroir, magnifique, était synonyme de condamnation.

– N-non, pas ça, il...
– Tu dois le voir. Tu veux comprendre ?

Le voulait-il vraiment ?

– Embrasse-moi d'abord, exigea-t-il avec un désespoir maîtrisé, ses yeux capturant ceux du dieu.

Alors, Taehyung s'approcha du soldat, l'observa se lever. Jeongguk écarta le voile qui s'étalait entre leurs silhouettes, puis s'avança légèrement. La vision de Taehyung, plus nette, plus réelle, le coupa dans son élan. Le noiraud parcourut la distance qui les séparait sans sourciller. Et quand ils ne furent plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre, le dieu posa son index sur cette bouche parfaite pour lui, purpurine comme un sang chaud, à peine déversé. Ses grands yeux noirs le fixaient comme jamais avant.

Alors, il approcha son visage, son nez frôlant celui du noiraud. Il huma l'odeur de son amant, celui qui était sien, cette fragrance qu'il n'avait de cesse de rechercher à ses heures endormies. Taehyung soupira contre les lèvres de Jeongguk, il avança sa langue juste pour la passer sur la lippe supérieure du noiraud, en poser le bout sur son arc de cupidon. Cette bouche était délicieuse. Il souffla légèrement par-dessus. La lèvre étincela, brilla comme une mer sous le soleil, puis sécha sous l'empreinte de l'air. Alors Taehyung posa un baiser chaste, ses mains encadrant ce visage si cher et doux, cette figure qu'il adorait. Il voulait imprimer le dessin de ses propres lèvres sur celles de Jeongguk, lui remémorer le goût de ses baisers.

Il s'écarta ensuite, observa le visage abandonné de cet être, le sien, et l'embrassa une nouvelle fois, inclinant légèrement son visage. Il aurait voulu dévorer et mordre cette soie, délicate comme un pétale, y faire couler le sang, mais son cœur brûlait d'une émotion trop douce pour sa fougue habituelle.

Envahi par un désir monstrueux, Jeongguk expira fortement contre sa bouche. Il voulait plus, beaucoup plus que cette délicatesse. Alors, il s'éloigna de son ancien amant, pour s'abattre sur lui comme une tempête. Le contact fut brutal, violent, animal. Le soldat se sentait presque dépossédé de lui-même, accablé par un instinct qu'il ne se reconnaissait pas. Ses mains glissèrent sur la nuque du dieu, parsemée de douces mèches brunes, pour la serrer, la griffer, l'approcher de lui. Et quand il sentit les mains de Taehyung enserrer sa taille pour l'étreindre, l'approcher de lui, le retenir, il sut.

Il était à sa place.

C'était si délcieux, de se sentir son propre torse écrasé contre Némésis, et de l'écraser soi-même. Jeongguk mordait, embrassait, léchait, et Taehyung lui répondait si bien, juste comme il fallait. Il frappait et vénérait cette chair, embrassait éperdument le grain de beauté juste sous sa bouche. Leurs bruits de succions et leurs soupirs enflammés se confondaient, embaumaient l'air autour d'eux pour les plonger au fond d'une chose terrible. Soudain, Taehyung glissa ses longs doigts en bas du dos de Jeongguk, ils appuyèrent entre les reins pour l'attirer plus près, signifier cette passion fracassante et incontrôlable.

– Tu seras mien, tu se... seras mien, souffla précipitamment le dieu, les lèvres écrasées sur celles du noiraud, ses paupières refermées presque entièrement sur ses orbes.
– Taehyung... Taehyung...

Quand il se retira, les deux garçons respiraient fort, enfoncés dans les limbes de leur attirance mutuelle. Taehyung fut le premier à se reprendre. Son regard scrutait encore le soldat avec envie, mais sa voix était neutre.

– Regarde-toi...

Alors, il brandit le miroir, qu'il avait saisi, et Jeongguk plongea dans un reflet étrangement familier. C'était lui ; pourtant, ses cheveux retombaient différemment sur son front, en mèches sombres qui obscurcissaient son regard. Son teint était blanc, d'un blanc lilial et nacré, à l'image d'un coquillage et ses lèvres corallines rehaussaient l'éclat de ses yeux bruns... ses yeux... Il avait les paupières décorées d'un long et fin trait noir qui rendait son regard hypnotique.

L'image s'effaça soudain pour l'emmener au cœur d'une scène qui lui sembla si théâtrale et majestueuse.

Il se vit, débout, fier, au milieu d'une marée humaine, vêtu de son plastron de cuir et d'airain. La moitié de son visage baignait dans le sang, un sang qui coulait de sa tête aux cheveux noirs comme une encre de chine.

– Battez-vous ! ordonnait-il dans un rire dément.

Un rire fou, si fou que Jeongguk ressentit comme une peur de lui-même, en même temps qu'il adora se voir ainsi.

– Hurlez !! Hurlez-moi !

Il criait comme une mère devant ses enfants.

Alors il comprit.

Il avait provoqué cette épaisse bataille, qui n'en finissait pas.

Les hommes s'écrasaient, s'éventraient, hurlaient leur haine. Leurs épées et leurs glaives se transperçaient, il y en avait en plein cœur, en plein ventre, déracinant les organes, perçant les poumons et arrachant des suffocations mélodieuses ; certains se faisaient dessus et vomissaient, d'autres succombèrent peut-être à la vision de leurs intestins arrachés, étalés sur le sol comme une affreuse chair noire.

Leurs humeurs se déversaient tout entières.

Jeongguk aperçut un homme se faire embrocher, un autre fut transpercé par une lame dentée, qui s'enfonça juste sous son menton et ressortit par le dessus de son crâne. D'autres agonisèrent, troués par des flèches innombrables. Un feu se propageait même, calcifiant les soldats demeurants. Ce monde brûlait, et les cendres étaient sublimes.

Des têtes parsemaient la terre et se fondaient en elle, piétinés par les sandales recouvertes de sang. C'était une bouillie monstrueuse que Jeongguk voulait avaler.

Et il riait, encore et encore, plongé dans une extase immense. C'était magnifique et terrifiant.

Mais cette extase disparut aussi vite qu'elle s'était invitée.

Jeongguk se vit percé par une épée.

Plantée dans son ventre, par-derrière.

Cette vision le figea brutalement, elle frappa son cœur de stupéfaction.

Son autre lui se tut alors, ses yeux s'écarquillèrent et du sang coula de sa bouche. Ses mains tremblantes s'emparèrent ensuite de la lame, sortie de ses entrailles. Mais soudain, elle s'ôta violemment de son corps, lui entaillant les doigts.

Alors, il retomba à genoux sur le sol jonché de morts, telle une marionnette désarticulée. L'os de son coude sortait de sa peau sous l'impact trop brutal de la chute.

Alors il se vit hurler de douleur et cette vision aurait pu le faire s'évanouir, mais la cruauté de cet acte le laissa comme figé. Parce qu'il vit soudain le visage de son assassin.

Quand le miroir lui renvoya son propre reflet, la vision effacée, Jeongguk revint à lui-même, il expira bruyamment, et l'objet glissa de ses mains tremblantes. Heureusement, Taehyung s'en empara avant que l'artefact ne se brise. Il le reposa sur la table de chevet près du lit, pendant que Jungkook fixait le vide d'un air absent le souffle court.

– J-je... Oh par les dieux... N-Nyx, c'était... c'était Nyx...
– Calme-toi... souffla Taehyung en le rattrapant, car Jeongguk tombait véritablement en lambeaux.
– C-comment... P-pourquoi...

Il avait froid, avait mal, avait peur. Taehyung enroula un de ses bras autour de la taille étroite du noiraud, passa l'autre dans le creux de ses genoux et le souleva pour le déposer sur la couche. Il observa Jeongguk s'allonger sur le flanc gauche et s'assit à ses côtés, sur le matelas.

– Calme-toi... intima-t-il.

Mais Jeongguk avait du mal à se concentrer sur ces paroles, il avait l'impression de se noyer sous une surface de mensonges oppressants.

– Elle m'a... m'a tué...

Il sentit les doigts fins de Némésis parcourir ses cheveux, en une caresse légère, comme pour l'aider à réguler sa respiration.

– Je l'ai fait parce que c'était nécessaire.

Cette voix, grave et suave, derrière lui, s'imposa dans la pièce avec la fermeté et la douceur qui caractérisaient sa propriétaire. Il s'agissait de Nyx. Jeongguk avait reconnu ce timbre si particulier sans même tourner la tête. Il vit cependant Taehyung se tendre, sans pour autant quitter le chevet du noiraud. Son regard onyx quitta celui de Jeongguk, certainement pour gratifier la déesse d'un de ses regards supérieurs. Et ses orbes se remplirent d'une émotion indéchiffrable, quelque chose alliant la reconnaissance, l'amour et la colère.

– Certains dieux de l'Olympe t'ont puni, Églé te l'a avoué, n'est-ce pas ? poursuivit la voix.

La respiration du noiraud se calma peu à peu, son esprit se concentrait sur les paroles de Nyx.

– Qui... qui... qui m'a puni... ?

Jeongguk se retourna sur le dos, pour voir la déesse, qui n'avait pas bougé d'un pouce. Elle portait son habituelle tunique bleu nuit, ses longues boucles d'oreilles pendaient de chaque côté de son visage à l'expression éminente, quoique bienveillante.

– Tu te souviens de ce que gardent les Hespérides, Jeongguk ?

Non. Il ne s'en souvenait pas, et c'était une telle torture de s'approcher de la solution, de l'effleurer sans pouvoir la saisir.

Nyx s'avança alors, elle s'assit sur le lit, de l'autre côté de son corps, à sa droite. Entouré de Némésis et de la déesse, Jeongguk se sentit comme chez lui. Presque à sa place.

Rien ne lui manquait.

Qui étaient-ils exactement pour lui... Pourquoi Nyx lui semblait si nécessaire... ?

– Des pommes d'or, dit-elle. Un jardin rempli de pommes d'or. Ce jardin est un lieu hautement sacré, il est protégé par Églé et ses deux sœurs.

Le cœur de Jeongguk s'arrêta.

Des pommes d'or.

– Tu commences à comprendre maintenant... ?
– Je... ne suis pas sûr.

Non, ça ne pouvait pas...

– Il y a longtemps... souffla soudain Taehyung, Nyx m'a fait divin.
– Taehyung... coupa la déesse dans un avertissement.
– S'il te plaît.

Jeongguk ne sut vraiment ce qu'il suppliait à Nyx de lui dire, mais il devina au silence de la déesse qu'elle acceptait cette confession de son fils.

– Nyx est venue me chercher dans le royaume d'Hadès. Elle n'était pas seule, il y avait Océan le titan avec elle. C'était il y a bien longtemps... si longtemps que j'ai l'impression de l'avoir rêvé...

Le regard du dieu se voila tandis que sa voix devint atone.

– Tous les deux disaient qu'ils voulaient faire de moi leur enfant. J'ai suivi Nyx. La nuit me fascinait, les ténèbres me fascinaient... Je n'étais pas fait pour la lumière et elle l'a su de suite. Toute ma vie d'humain... je n'étais que vengeance et haine de l'injustice. Cette soif que je traînais l'a appelée.

Jeongguk dévisagea Taehyung, troublé.

Alors il était humain avant... il y a très longtemps...

Et si...

– Je m'appelais Kim Taehyung, pauvre orphelin d'un pays d'Orient, jusqu'à devenir Némésis.

Le dieu reprit son souffle.

– Puis tu es arrivé. Tu étais... si farouche. Tu haïssais beaucoup de monde, tu avais peu d'amis, peu d'alliés, mais on te craignait, et tu étais tout simplement fascinant, à l'image d'un volcan prêt à entrer en éruption à chaque instant. Je crois que tu me détestais, tu me trouvais trop droit au fond.

Jeongguk avait des fourmis plein la tête, et il ne pouvait s'empêcher de boire ces paroles comme du nectar.

Ainsi donc, il n'était peut-être pas si humain, et cela ne l'étonnait même pas.

Sa respiration s'accéléra de nouveau, tandis qu'il réfléchissait à vive allure.

– Nyx est allée te chercher, dans ce pays si lointain... Tu étais comme une fleur exotique qu'on ramène de loin, une épice ou une étrangeté... Tu étais si beau. L'Olympe tout entier est tombé pour toi. Arès ne voulait que de toi. Mais tu n'aimais que Nyx, tu n'aimais que la nuit... Arès t'a laissé venir vivre ici... auprès de nous, auprès de ses enfants.

Nyx remua légèrement. Jeongguk tourna sa tête vers elle, il l'observa curieusement et pour la première fois, intercepta un regard si doux, si maternel, posé sur lui. Elle avança une main, caressa sa joue, si délicatement, comme s'il était un petit enfant, son petit enfant à elle.

Taehyung poursuivit son récit.

– Un jour, je t'ai révélé mon nom, mon véritable nom... Je ne sais pas vraiment pourquoi. Peut-être que tu as senti que c'était chose importante, puisque tu ne m'as plus jamais regardé de la même manière.

Le dieu s'interrompit. Puis une fine main, délicate et glaciale caressa soudain son bras.

– Jeongguk... appela Nyx.

Le noiraud tourna la tête vers la déesse. Alors, il remarqua qu'elle s'était défaite du voile rouge qui lui recouvrait le bras. Le tissu était posé sur le lit, à une distance respectable de lui.

– Tes souvenirs sont retenus dans cet objet.

Jeongguk ouvrit ses grands yeux sur l'objet qui l'avait hypnotisé ce jour-là dans le palais d'Hadès.

– Ce voile...
– C'était le tien, avant. Les dieux qui t'ont puni ont capturé tes souvenirs d'autrefois, ils les ont enfermés dans ce voile pour toi, quand tu t'arracherais toi-même de ta punition et que tu reviendrais.

La déesse ne fit aucun mouvement, laissant le voile briller dans la pénombre.

– Jeongguk... murmura-t-elle soudainement, le timbre un peu frêle.

Choqué par sa fragilité, le soldat la dévisageait sans la reconnaître. L'expression de son visage était si triste.

– Je t'en prie, crois-moi... Je t'ai rendu un fier service ce jour-là... J'ai mis fin à tes supplices. Nous ne pouvions plus supporter de te voir ainsi, esclave de cette condition, souffla-t-elle avec une colère violente et basse, comme une marée montante.

Jeongguk acquiesça distraitement.

– Je veux que tu te couvres la tête avec cette nuit. Tu retrouveras tes souvenirs. Demain, nous irons à l'Olympe. Les dieux ont appris ta présence sur mes terres et celles d'Hadès.

Son cœur s'accéléra. L'Olympe... Jeongguk n'était pas sûr d'être prêt à affronter les douze divinités qui y siégeaient, notamment trois d'entre elles.

– Quand tu retrouveras tes souvenirs, sache que rien ne change pour moi. Je serai toujours là.



La silhouette de Nyx s'était évanouie dans une obscurité impénétrable. Elle avait déposé le voile sur la commode, luminescent habit. Ne restait plus que Taehyung. Le dieu de la Vengeance se leva soudain de la couche.

– Veux-tu que je te laisse ?
– Non, répondit le noiraud d'un ton franc. Reste près de moi. Parle-moi. Je ne veux pas me souvenir tout de suite.

Taehyung s'exécuta, il s'installa mieux sur le lit, s'accouda contre le matelas de manière à surplomber légèrement le jeune soldat.

– Je peux te demander quelque chose... ? osa le noiraud en fixant le dieu.
– Tu peux, souffla Taehyung en plissant les yeux, replaçant une mèche noire sur le front de Jeongguk.

Alors le noiraud sembla se relâcher, plus en confiance.

– Ta pierre... elle m'a aidé à supporter le nectar et l'ambroisie ?
– Pas vraiment. Ta condition de dieu t'a aidé à supporter la nourriture d'ici. Tu as juste mis du temps à te réhabituer. Ton rubis... Disons qu'il te relie à moi, comme je suis lié à toi.
– Tu portes une pierre, toi aussi ?
– Tous les dieux autrefois humains en ont une.

Le noiraud papillonna des yeux en étudiant ces paroles. Il voulait voir la pierre de Taehyung.

Ses pensées l'emmenèrent cependant du côté de la vision qui lui avait été imposée plus tôt.

– À ce moment... sur le champ de bataille, j'étais... J'étais...

Possédé. Atroce. Inhumain.

– Tu étais magnifique Jeongguk. Tu le seras toujours.

Ainsi Taehyung avait tout vu de la scène ? N'était-il pas horrifié ?

– Tu ne sais pas... pas ce que j'ai... j'ai fait...
– Si, si, je sais... ô bon sang... Jeongguk...

Alors Jeongguk remarqua, le regard fuyant, la force avec laquelle Némésis l'étreignait, l'abandon qui émanait de lui quand il colla son front contre le sien. Et il l'avait senti hésiter avant de proférer son nom, l'avait senti se retenir.

– Dis-le...

Parce qu'il l'avait deviné. Même si les souvenirs étaient encore prisonniers du voile, il avait compris, avait entendu, au fond de son propre cœur, ce nom résonner...

– Éris... Éris, Éris...

Alors, le soldat exhala violemment, il se sentit libéré d'un poids immense.

Éris.

Déesse de la Discorde.

Taehyung semblait désormais libéré, le simple fait d'avoir dit ce nom à voix haute, relâcha en lui un monstre affamé ; il défit habilement les fils d'or tout autour de son buste, remonta le tissu le long de son corps. Puis il allongea Jeongguk sur le flanc droit. Alors, le noiraud, tout à sa surprise, tout à ses pensées, noyé dans ce nom qui lui sonnait comme une lumière, se laissa baiser la cheville.

Éris.

Taehyung embrassait l'os ressorti au-dessus de son pied, le rebondi de son mollet, le versant de son genou, lécha toute sa cuisse ; il parvint ensuite sur la hanche, son tracé émergé de l'eau de sa peau, et ce léger creux au bord des fesses rondes. Taehyung égara sa langue humide sur la chair tendre de l'arrière-train, puis ce rubis, qui envoya une décharge traversante à l'intérieur du noiraud, avant de revenir sur la taille, monter, monter, escalader ce corps qu'il voulait faire sien, ce corps qui lui appartenait et auquel il appartenait depuis des lustres. Sa bouche salivait de ces côtes, de ces bras, de ces épaules fortes, de ce cou, du tracé de cette mâchoire, de la douceur de cette joue de soie, et ces paupières frémissantes, juste pour lui.

C'était comme si ses baisers épelaient la chair de cet autre, ce dieu si fascinant.

Jeongguk suffoquait, il se perdait dans les images immarcescibles de cette vision, celle du miroir, cette sublime bataille avant de connaître la mort... des mains de sa mère divine.

Il se vit sur un empire de sable et de sang, alangui par le plaisir, régner avec son Némésis.

– Oh Taehyung...
– Je te veux... avec tes souvenirs.

Soudain Némésis l'abandonna. Jeongguk geignit de surprise, laissé là entre les voiles qui dissimulaient à peine sa nudité, le tissu noir de sa tunique étalé près de lui. Il était comme un rêve qui attendrait qu'on l'effleure à peine pour peut-être se fondre dans l'obscurité, se fondre dans l'invisible, dans la nuit.

Et Taehyung était fou, il se mourrait de retrouver son amant en pleine possession de ses souvenirs, de ses moyens.

Il apporta le voile rouge.

Jeongguk s'en couvrit le visage.

Ce voile était si fin, il était légèrement opaque, laissait voir la figure d'Éris, cette déesse qui n'en était pas une, parce qu'Éris était, lui aussi, un dieu. Un mâle sublime à la fougue plus immense que tout ce que Taehyung connaissait.

Éris, si désirable sous ce voile rouge, la couleur de Némésis, se révélait enfin. À cette vision, Taehyung ne put se retenir de poser ses lèvres sur cette bouche, recouverte du voile.

Alors Jeongguk referma ses paupières.

Et il vit.

Son corps trembla.

Il gémit.

Quand il revint à lui-même, son regard était désormais habité, profond comme un puits, un tourbillon de brun.

– Taehyung.

La façon, un peu grave, dont il prononça ce nom émut le dieu, qui ne put s'empêcher de fondre sur le cou de son amant pour mordre, comme un animal... Sa tunique fut ôtée, son sexe dur effleura la cuisse musclée avant qu'il ne plaque Éris sur le ventre.

Pour le baiser.

Il crut mourir à la vision de ce dos, fort, cambré pour lui, du creux formé par ces omoplates, de cette pierre rouge, entre les reins, sa pierre, sa marque sur ce corps à lui, rien qu'à lui. Ce corps qui lui avait tant manqué. Juste le temps d'une année.

– Je vais te ravager... souffla Taehyung, ivre de cette image.
– Comme je t'ai ravagé, n'est-ce pas mon amour ? susurra Jeongguk contre la couche.

Si Taehyung ne pouvait pas le voir, il se douta que son amant souriait avec insolence.

Il posa une main sur la colonne vertébrale qu'il retraça, avant de se fondre contre lui. Jeongguk gémit son plaisir, lança son corps en arrière, pour venir à la rencontre de son amant. Il était pris dans un feu dévorant, ondulait sans se contrôler, laisser monter des soupirs enfiévrés, pendant que Taehyung remuait s'appuyait plus fort contre lui.

La sensation était si délicieuse que ce dernier perdit le contrôle de son corps, juste une seconde de trop.

Ses ailes se déployèrent brusquement. Elles se refermèrent comme un cocon sur Éris, abandonné sous lui. Et c'était si délectable de se cloîtrer avec son amant dans ces voilures naturelles.

La tête enfoncée dans la couche et le plaisir, Jeongguk se cambra davantage, sans même s'apercevoir de l'ombre qui s'était jeté sur lui. Mais quand il sentit quelques plumes caresser ses épaules nues, il comprit. Un frisson venait de dévaster son épiderme, brisant ses cordes vocales.

– Laisse... Laisse-moi me retourner... Je veux te voir ! ordonna-t-il d'un ton impérieux.

Alors, il sentit Taehyung défaire son emprise, se retirer de lui, de manière à le laisser chavirer sur le dos.

Et c'est ainsi que Jeongguk reconnut Némésis. Ses yeux rouges luisaient dans la nuit persistante au dehors, mais aussi celle qu'il venait de créer avec ces ailes, immenses boucliers de plumes. Elles étaient d'un noir si profond, si abyssal, que cette simple image lui arracha un gémissement de plaisir. Le noiraud vit aussi, sur le plexus solaire une obsidienne.

Il se souvenait maintenant, de cette folle nuit. Les deux amants s'étaient échangés leurs pierres, rubis pour lui, obsidienne pour Taehyung, comme un vœu d'amour.

– Tu es magnifique... Viens...

Alors Taehyung attrapa une cheville, fine cheville, qu'il souleva, pour la poser sur son épaule, avant de s'enfoncer d'un coup. Une plainte de douleur échappa au noiraud mais fut aussitôt noyée par un baiser langoureux. Les doigts du brun, glissèrent contre sa gorge, puis son torse, titillant un de ses tétons sensibles, puis son ventre, pour s'emparer de son sexe. Il honora la hampe de chair d'allées et venues, son pouce posé sur le gland.

– Tae...

Et quand Jeongguk renversa sa tête en arrière, le dieu de la Vengeance lui dévora la gorge. Le noiraud ne put garder ses yeux ouverts plus longtemps, il se sentait partir, s'écraser sous le poids d'un plaisir qui n'en finissait plus de croître. Leurs gémissements se rejoignaient, unis dans l'air chaud et lourd. Taehyung se repaissait de cette image délectable, celle de son amant étalé nu sous ses yeux, sa pomme d'Adam mouvante, signant le passage de ses cris de plaisir.

Quand Taehyung tomba sur le noiraud, leurs jambes s'emmêlèrent, leurs bouches se cherchèrent une dernière fois pour un baiser lascif, leurs cils caressèrent timidement leurs joues, leurs nez humèrent les odeurs mélangées, ce sexe et cette transpiration, ce eux, brutal et violent presque oublié. Un froissement d'aimés plus tard, ils somnolaient l'un contre l'autre.

Leur amour avait quelque chose de céleste et d'ineffable.



– Ainsi donc, te voici parmi nous.

Vêtu de sa toge noire et d'un long manteau tout aussi sombre, Jeongguk acquiesça lentement, dévisageant les douze dieux qui siégeaient dans la grande salle de l'Olympe. Nyx et Taehyung l'accompagnaient. Alors, à cet instant, il n'était pas un jeune soldat.

Il était Éris.

Son regard s'arrêta sur Héra, Aphrodite et Athéna. Les trois étaient en proie à une colère sourde et froide, mais se contenaient tout de même. L'épouse de Zeus était certainement la plus impressionnante. Assise à la droite du roi de l'Olympe, elle respirait bruyamment, comme un chien de chasse prêt à bondir.

Le noiraud tomba ensuite sur des visages moins hostiles, plus accueillants ; c'était un sentiment plein de réserve, puisque leur statut exigeait d'eux un certain détachement, mais Jeongguk sentit une joie bien réelle l'envelopper.

Il y avait Arès, bien sûr, qui le couvait d'un regard presque adorateur, profondément respectueux, et Jeongguk eut l'impression de retrouver un ami cher, puis Apollon, qui ne put s'empêcher de lui adresser un petit sourire. Et même si elle n'en laissa rien paraître, Déméter rayonnait d'une bienveillance plus qu'évidente. Près de la déesse des Terres fertiles se tenait Églé, la tête basse. Elle semblait faire des efforts pour passer la plus inaperçue possible.

Juste à la gauche de Déméter, Athéna fulminait en silence. Elle avait le corps crispé et son regard s'était fermé tandis qu'Aphrodite avait laissé une moue dédaigneuse enlaidir son visage si parfait.

– Il y a des choses qui ne semblent guère avoir changé, souffla Jeongguk.
– Cette provocation toujours... ! s'insurgea Héra.

Déesse du Mariage, Héra était certainement la pire. Jalouse, brisée par les multiples tromperies de son époux, elle représentait pour les hommes une valeur que le dieu du Ciel s'acharnait à détruire chaque jour.

Aphrodite roula des yeux et Jeongguk eut presque envie de rire.

Elles étaient ridicules.

– Éris, déclara Zeus d'une voix profonde.

Jeongguk reporta aussitôt son attention sur lui.

– Sais-tu pourquoi tu as été puni ?

Jeongguk ne répondit rien. Il jeta un coup d'œil à Églé, qui sembla se recroqueviller plus encore sur elle-même.

– Cette Hespéride a témoigné. Elle t'a laissé entrer dans le jardin sacré, t'a même aidé à choisir la pomme que tu as dérobée ! Est-ce vrai ?
– Oui, dit le noiraud. Mais elle n'a rien fait d'autre. Elle est innocente.

Mais Zeus poursuivit.

– Tu t'es alors rendu à la fête que donnaient Thétis et Pélée en l'honneur de leur union. Tu n'étais pas invité à ce mariage. Et tu as jeté, en plein milieu du banquet, cette pomme d'or... sur laquelle tu as gravé « à la plus belle »...

Le roi de l'Olympe fut interrompu par un ricanement : il s'agissait d'Arès, qui s'attira des regards colériques.

– Quoi ? Il faut tout de même reconnaître le coup de génie... justifia-t-il en étouffant un autre rire.
– On se passerait bien de tes commentaires Arès, claqua Athéna.

Jeongguk observa son ami dieu de la Guerre avec toute l'affection qu'il lui portait. Arès avait toujours été son allié, et il fut sincèrement ému de constater qu'il l'était encore aujourd'hui.

– Ce geste, reprit Zeus en les ignorant, a provoqué la guerre de Troie, puisque, tu le sais, c'est la reine de Sparte, Hélène, qui a remporté le prix, insufflant l'idée à Pâris de l'enlever. Ce simple événement nous a déchirés, nous les dieux, eux les hommes... La pomme de la discorde.

Alors, le noiraud sentit Taehyung se tendre à ses côtés. Ses ailes frémirent légèrement. Et Zeus asséna enfin :

– Cette discorde, que tu as semée parmi nous, cet équilibre de l'univers que tu as brisé... Éris, tu as bien failli nous détruire tous, le comprends-tu ? Plusieurs d'entre nous se sont inquiétés de tes effets sur notre monde.

Lorsqu'il sentit que le dieu du Ciel et de la Foudre avait terminé, Jeongguk inspira profondément. Il s'exprima ensuite d'une voix claire :

– Bien avant ma naissance, les dieux se déchiraient déjà entre eux. Ils n'ont pas eu besoin de moi pour le faire.

Hermès laissa filtrer un petit sourire.

– Cette pomme, que j'ai laissée, montre bien que la bêtise n'est pas qu'humaine... commença Jeongguk.

Comme il l'avait prédit, l'une des trois visées s'emporta.

– Fais attention à ce que tu... !
– Héra, laisse-le s'exprimer, coupa Poséidon.

Jeongguk déglutit légèrement : ce dieu, l'un des trois grands, l'avait toujours impressionné. Il fut secrètement soulagé de cette petite marque d'encouragement. Alors Jeongguk ancra son regard dans celui de Zeus, et il compta, du plus profond de son cœur, sur son sens de l'écoute.

– Vous parlez de discorde comme si elle perturbait l'ordre des choses, l'ordre de cet univers. Mais c'est faux.

Le souffla saccadé, le noiraud poursuivit.

– Vous rejetez certaines divinités. Des divinités mineures, comme les humains que Nyx a adopté. Mais nous ne sommes pas communs. Même sur Terre nous ne l'étions pas ! Cette attitude supérieure, vous l'étendez aux hommes. Beaucoup de mes frères et sœurs, en plus de moi-même, n'ont pas été invités à ce mariage. Nous sommes bien souvent craints, mais très peu priés. Parce que vous semez la haine sur nous !

Personne ne répondit, et Jeongguk poursuivit, rageur.

– J'ai volé cette pomme pour révéler à ces hommes qui vous adorent toute votre supériorité. Et je ne me suis pas trompé : vous n'avez eu besoin de personne, si ce n'est de ce pauvre fruit, pour vous déchirer comme des idiotes. « À la plus belle »... En écrivant ceci, je ne pensais à personne en particulier. Je voulais juste voir les cœurs les plus torves, avides de gloire et d'éternelle adoration ! assomma-t-il en fusillant du regard les trois coupables.
– Éris... commença Athéna, l'expression irascible.
– Tu m'as profondément déçue, toi, amie de la justice.

Némésis venait de parler.

Sa voix, si basse et glaciale, jeta un immense froid dans toute la salle et le dieu de la Vengeance s'attira les regards curieux des douze. Alors, comme s'il savait qu'il était désormais le centre de l'attention, il s'avança, remua légèrement de ses ailes, comme si un vent passait entre les plumes et qu'il les déployait.

– Je te pensais plus réfléchie, plus sage... Mais tu as préféré t'abaisser à te battre pour un titre de beauté qu'on aurait à peine gribouillé sur la peau d'un fruit...

Athéna s'empourpra. Éris ne l'avait jamais vue aussi mal à l'aise. Il était vrai qu'un tel égard de la part de cette déesse, connue pour sa sagesse légendaire, était surprenant.

– C'est donc cela ? scanda-t-il plus fort. Vous préférez être belles ?

Taehyung avait naturellement craché ce mot, comme s'il n'était qu'une ignominie de plus dans ce monde.

– C'est bien triste, conclut-il dans un souffle qui résonna dans toute la salle.

Le silence envahit tout l'espace. Étonnamment, Héra semblait s'être calmée, au même titre qu'Aphrodite. Jeongguk savait que les deux vouaient un respect inébranlable envers Némésis. Athéna cependant, demeurait enfoncée dans sa colère et ne démordait pas de ses coups d'œil assassins envers le noiraud, désormais en retrait.

Nyx parla enfin pour la première fois.

– Depuis toujours, ce monde a eu besoin d'ombre, comme de lumière. De nuit, comme de jour. Éris a toujours fait partie de cet équilibre. Cette guerre était nécessaire. N'est-ce pas ?

Jeongguk se tourna vers sa mère, légèrement étonné. Mais elle l'ignorait et fixait Zeus.

– Les discordes sonnent toujours la fin d'un cycle. D'un âge. Et cet ordre du temps est essentiel. Il convient de ne plus le troubler.

Silence.

– Plutôt que nous détruire entre nous, acceptons simplement que chacun ici, contribue à maintenir l'harmonie, parfois discutable je l'admets, de notre univers.

Déméter sourit. Échangea un regard complice avec Nyx.

– Nous devrions voter, conclut-elle simplement.



Le vote n'avait pas été long. Zeus s'était fait juge, de manière à ce qu'ils votent à onze, pour dégager une majorité.

Huit à trois voix.

Jeongguk s'en était allé, accompagné de Taehyung et de Nyx. Églé, elle, demeura près de Déméter. Elle irait sûrement rejoindre enfin son jardin.

– Je les plains, je crois...

Allongé sur le tapis gris perle chamarré de bleu et de jaune décolorés, sur le toit de la tour, Jeongguk sentit la main de son amant effleurer son torse. La clarté lunaire éclairait son visage qui avait légèrement perdu de ses couleurs, retrouvant presque son teint d'ivoire.

Les deux amants étaient entièrement nus, leurs jambes et leurs bras entremêlées, corps alanguis, remis l'un à l'autre.

Et les étoiles les regardaient comme on observe l'image époustouflante d'un désir éternel.

La nuit leur allait si bien.

– Pourquoi dis-tu cela ? souffla Taehyung, sa joue contre celle du noiraud, ses yeux contre le ciel.
– C'est leur vie... leur vie est si misérable.

Némésis ricana.

– Elle t'aime, n'est-ce pas ? demanda enfin Jeongguk.

Taehyung cessa aussitôt de rire. Il avait compris de qui parlait le noiraud.

– Oui. Mais je n'en ai que faire...
– Je sais.

La Discorde était bien souvent emportée, mais trop peu souvent stupide.

Les regards d'Athéna, sa haine tenace et injustifiée, ses mots féroces... C'était une évidence.

Alors, Jeongguk se releva pour se placer sur le bassin de Taehyung, le surplomber. Leurs yeux se réjouissaient de revoir dans ceux de l'autre cette étincelle, ce sentiment qu'ils partageaient depuis des siècles, ce fil qui ne s'était jamais étiolé.

Taehyung adora être recouvert par l'ombre de ce corps dénudé.

– Tu es à moi, souffla Jeongguk.
– Comme tu l'es. Ces femmes qui s'approchaient de toi sur Terre... gronda-t-il, la mine colérique.
– Oh... c'est étrange elles disparaissaient toutes...
– Je me suis occupé de ces idiotes. Hubris...

Alors Jeongguk ricana avant de se pencher, emmenant son souffle jusqu'aux lèvres de son amant.

– Hubris... répondit-il, son front contre celui de Taehyung.

Enfin, ils avaient cette sensation d'être à leur propre place tout en étant libre de leurs actes. Un effet de la nuit et leur passion mutuelle sûrement.

L'écho de leur voix offrit à l'envers de ce monde un rire grinçant.

– À l'ombre et aux décombres de l'aube qui ne vient jamais... commença Jeongguk.
– Dehors, tout est dévasté, ravagé...
–...par la Vengeance...
–...et la Discorde.

Et le voile d'Éris se jeta sur eux, les recouvrit comme on recouvre les morts.

Comme on les laisse s'en aller.


— • — ☾ — • —



Ça va pas trop perdu.es ? Cet OS est un peu indigeste mdrrrr...

Je dois vous avouer que j'adoooooore la mythologie et plus précisément l'étude des mythes. Ça me fascine tellement que ma prochaine fiction longue après Reflection touchera à ce genre d'univers... Je sais, c'est ultra spécial, et les gens n'aiment pas toujours, c'est pour ça que j'essaie d'écrire une autre histoire plus « facile » à aimer et qui sortira en même temps ! Trop hâte omg, bref, là n'est pas le sujet tais-toi Fofo.

Bisou sur vos fronts ♡


Forlasas

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