L'amour après la guerre

Paulette

- Hey miss ! Do you dance ?

Je laissai échapper un soupir emphatique, avant de passer mon chemin, la tête haute. Cet amerloque devait être le dixième à vouloir m'entraîner dans cette frénésie grotesque. Ils étaient des centaines, voire des milliers à venir squatter les rues de Paris tous les jours, soi-disant que notre esprit déjanté et notre savoir-faire festif les attiraient. Je n'étais pas assez bête pour croire qu'un étranger ferait tout ce voyage juste pour venir danser ! Certes, on leur devait beaucoup, car si après des années d'horreur la France avait gagné la guerre - c'était uniquement grâce à l'Amérique, mais je savais bien qu'en échange d'une relance économique les États-uniens ne pourraient s'empêcher d'imposer leur coutume. Ça avait commencé par le jazz, une sorte de musique entraînante et relaxante et après, ce serait quoi ?

Pour ma part, je n'avais pas vraiment le cœur à festoyer. J'étais parvenue à panser mes plaies, celles causées par une absence plus douloureuse que la mort avant d'apprendre que celui pour lequel je priais tous les soirs était de retour au pays. Alors entre l'exaltation et l'appréhension, je ne savais plus où donner de la tête.

Jean, c'était son nom. Mon amour de jeunesse pour lequel j'aurais donné ma vie. Heureusement, la guerre n'avait pas pris la sienne. Mais à quel prix ? Cette dure épreuve avait endurci son cœur et ces années de privations avaient fortement impacté mon instinct féministe. Je n'étais plus cette adolescente fragile qui avait éclaté en sanglots dans la gare.

Je m'arrêtai devant la brasserie : " Les amours " où j'hésitais à entrer. Plusieurs hommes trinquaient joyeusement en compagnie de quelques demoiselles à la coupe de garçon. Elles avaient gardées leur chapeau. Eh bien ?! Elles semblaient presque baver devant ces costaud, anciens soldats revenus sain et sauf du front.

De mon côté, je n'en avais absolument rien à faire. Non, moi, je n'avais d'yeux que pour un seul et d'ailleurs, je le cherchais de vue. Ce fut assis au comptoir plus loin que je le trouvais. Il faisait tourner sa bière entre ses doigts comme si l'ennui l'empêchait de boire. Alors que je m'approchais, je remarquais que la serveuse lui faisait la discussion. Sa silhouette parfaite et ses longs cheveux blonds faisaient tache face à l'homme robuste d'un mètre 90. Il avait le teint bronzé. Ses bras musclés étaient recouverts de cicatrices. De dos, je ne pouvais apercevoir que ses bras et sa chevelure noire. Je levais les yeux aux ciels, sûrement jalouse.

Alors je m'approchai et me tins à sa droite.

- Chaleureuse ambiance, dis-je d'un ton doux.

Jean se contenta de pousser sa bière vers moi en guise de salutation. Il me semblait qu'il baissa la tête.

- Merci, je ne bois pas.

- Pff ! Tout le monde boit ! lança la serveuse. Tu ne peux pas te mettre au jour de tout le monde.

- Je ne suis pas un mouton de Panurge.

- Mouton de...

Celle-ci réprima un " hmph " altier. Puis sous mes yeux embrasés, elle posa sa main sur celle de Jean. Le poing de celui-ci se rétracta.

- Allons je n'ai pas raison, Jean ? (puis me décochant un regard noir) En plus, tu ne manques pas de toupet, nous étions en train de parler.

- Ah bon ? De loin, on aurait dit que tu étais la seule à pialler.

- Achète-toi des verres, idiote.

- Eh bien, qu'est-ce qui t'arrives ? Les serveuses ne sont pas censées être polies avec la clientèle.

- Si bien sûr mais toi tu n'es pas là clientèle, tu es un para...

Elle n'eut pas le temps de continuer car Jean cracha sur le comptoir au grand dam de la jeune femme, choquée. Elle recula, dégoûtée.

- Oh Jean !

Le Jean en question vint placer sa bière bien en face d'elle en se levant.

- Je te paye, ma boisson pour m'excuser, dit-il d'un ton lasse en s'éloignant. Tandis qu'il s'avançait vers la porte, les autres hommes le saluèrent en déclarant joyeusement : « La guerre est finie ! »

Je le regardais partir un peu vexée avant de m'en aller, moi aussi. À la sortie de la brasserie, je le trouvais debout en silence à droite. Est-ce qu'il m'avait attendu ?

- Tu...

- Eh Jean ! cria un homme en passant avec sa voiture. Il paraît qu'à Montparnasse les gens sont encore plus déjantés que ce coin-là de Paris. Tu veux venir avec nous ?!

- Désolé Henri, je dois raccompagner Paulette.

Mon cœur fit un bond silencieux. Je souriai à Henry que je ne connaissais pas.

- Oui, je comprends ! Ah bientôt !

Le véhicule s'éloigna. Jean tourna la tête vers moi.

- Enfin, si tu veux, commenta-t-il apparemment indifférent.

- Oui !

Jean

Nous marchâmes en silence. Sur le chemin, nous croisons une troupe de théâtre et un peintre un peu trop extravagant à mon goût. À dire vrai, ce silence me pesait, mais comme Paulette ne disait rien, je n'étais pas incité non plus à sortir des banalités comme : " il fait beau aujourd'hui". Depuis mon retour, nous n'avions jamais abordé la question de la guerre et encore moins celle de nos sentiments. Nous le savions pourtant désormais. Elle m'avait confié les siens le jour même de mon départ et moi dans une lettre alors que je pensais mourir le soir.

J'arrêtai mon pas. Mon regard alla du banc placé près d'une fontaine à Paulette. Franchement, si je n'avais pas un horrible cache-oeil qui recouvrait une blessure douloureuse, je ne me serais pas retenu. Elle était juste, sublime. Sa taille était enfermée dans une jupe bleue (assortie à son haut) plus courte que les modes anciennes. Ses cheveux bruns cacao avaient été coupés en garçon et ses lèvres avaient la couleur des cerises. J'imaginais difficilement qu'avec ma carrure d'ours, mes épaules marquées et mon œil en moins, elle pouvait toujours m'aimer. Généralement, je faisais peur aux femmes. Cette serveuse était bien la seule à me trouver attirant. Néanmoins, ce n'était pas réciproque.

- On peut s'arrêter, si tu veux ! me proposa Paulette.

Même sa voix avait encore un effet sur mon pouls. Je m'immobilisai avant d'aller m'asseoir sur le banc. Paulette lâcha un soupir, peut-être résignée ? Je joignis mes mains entre mes cuisses. Qu'aurai-je pu lui dire !?

- Paulette, entamai-je. Tu as lu la lettre du 19 février 1916 ?

Elle ouvrit ses grands yeux bleus, étonnée.

- Oui bien sûr.

- Qu'en as-tu pensé ?

- Je euh... Je...

- Ce n'était certainement pas digne d'une déclaration d'amour. Mais je n'ai jamais eu une plume très attirante.

- Ah non, j'ai beaucoup aimé ! Et puis c'était mignon.

- Ah bon ?

Je soupirai avant de tortiller mes phalanges. Avec une main sur la nuque, je demandai :

- Tu...

- Est-ce que je peux regarder ton œil ?

Soudain, ma respiration s'arrêta. Non, surtout pas. C'était laid, il n'y avait rien à redire !

- Je...

Malgré toute la contenance dont je voulais faire preuve, mes lèvres commencèrent à trembler. Je luttais avec une force surhumaine pour ne pas cacher ma face là, tout de suite.

- Ce n'est pas une bonne idée, tranchai-je sans parvenir à dissimuler les trémolos de ma voix rauque.

- Et pourquoi donc ?

Je tournais la tête vers la gauche. J'avais désormais l'air d'un militaire engoncé dans une tenue trop serré.

- Ce n'est pas très beau à voir...

- Oui je pense bien. C'est une blessure.

Je reculai lorsque Paulette vint se placer en face de moi et se pencha en tendant la main.

- S'il te plaît, Paulette. N'insiste pas.

J'avais saisi sa main. Elle était chaude et si attirante.

- Si ce n'est pas à moi, à qui ? déclara-t-elle, les sourcils froncés.

Je la fixai, intriguée. Y avait-il des sous-entendus ?

- Très bien, mais si ça te repousse, tu peux t'en aller. Je ne t'en tiendrais pas rigueur.

Paulette sourit tristement. Alors dans un mouvement prudent, elle souleva le cache-oeil. Je la regardais avec une intensité nouvelle pour débusquer le moindre signe de dégoût. Mais à mon grand soulagement, je ne vis qu'un simple levé de sourcil. Elle se rassit à ma droite, et gloussa.

- Ça n'a rien de laid. C'est juste impressionnant.

Je baissai les sourcils.

- Alors tu m'aimes toujours ?

- Bien sûr ! Et toi ?

- Plus que tout !

Nous nous regardâmes. Et cette fois, le silence fut le bienvenu.

- Tu veux danser ? demandai-je finalement tandis qu'une troupe de musiciens prenait place à quelques mètres.

- Uniquement, si tu me demandes en mariage.

Je déglutis et rougissais, pris au dépourvu.

- Je.. Je n'ai pas de bague !

Paulette leva les épaules et croisa les bras. Alors malgré moi, je retirai mon cache-oeil et sans qu'elle ne s'y attende je l'attachais autour de son majeur.

- Elle fera office de bague pour le moment.

Paulette sourit. C'était le plus lumineux de tous. Elle se leva et me tendit la main. Je lui proposai plutôt mon bras et voilà que nous partions dans une danse folle.

Le vrai amour c'est celui qui subsiste même après la guerre.

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