L'affaire Détroit 5/5
V
Putain, il faut faire vite.
Posté devant le commissariat, je surveille les allées et venues des passants d'un air sombre. Déjà une heure que je ronge mon frein en attendant qu'elle sorte, mais cette enflure ne semble pas décidée. Si encore elle n'était pas en service, je pourrais bricoler quelque chose, mais tant qu'elle est entre ces murs, planquée derrière son insigne et ses grands airs, difficile de la confronter sans risquer qu'on m'embarque pour insubordination.
Je ne peux pas me planter, et il est trop tard pour reculer. Les résultats du labo ont confirmé que la salive retrouvée sur la Lucky portait bien son ADN, fiché au service de sécurité de la police, comme tous les membres de la maison. C'est l'ultime preuve dont j'avais besoin. La plus tangible, celle qui convaincra n'importe quel juge de la culpabilité d'Elaine Norton.
Mes considérations volent en éclats lorsque la flic traverse soudain mon champ de vision. Les traits fermés, les foulées nerveuses. Ni une ni deux, je me décolle du mur et l'intercepte alors qu'elle s'engage sur la première marche des escaliers.
— Pour une chef d'unité, vous manquez un peu de pragmatisme, lancé-je de but en blanc. C'est la clope qui vous a vendue.
Une lueur de stupéfaction traverse son regard alors qu'elle entrouvre légèrement la bouche. Ébahie, elle me jette une œillade en biais, fronce les sourcils puis fait mine de reprendre son chemin. Concentré sur ses gestes, je la laisse faire et lui emboîte le pas. Pas la peine de déclencher un esclandre. Même s'il lui prenait l'envie de fuir, ses hauts talons et ma meilleure condition physique joueraient en sa défaveur. Elle ne m'échappera pas.
— Comment ça, "la clope" ? grogne-t-elle alors que nous parvenons en bas des marches. De quoi vous parlez, lieutenant ?
— De la Lucky Strike retrouvée près du cadavre de Connor.
Cette fois, elle ne prend pas la peine de dissimuler son effarement. Ça ne dure pourtant qu'un temps. Très vite, ses petits yeux fouineurs reprennent leur lueur suspicieuse.
— Quel rapport avec moi ? articule-t-elle froidement.
Sans déconner.
Conscient de sa posture défensive, je savoure une trop brève seconde l'improbable renversement de situation avant de susurrer, intraitable :
— Dois-je vraiment vous demander de sortir votre paquet de cigarettes, Chef ?
Je la sens prête à s'offusquer, mais contre toute attente, elle lâche un soupir sonore et obtempère.
Tandis que ses mains fouillent dans son sac à main, une bouffée d'excitation vient menacer le contrôle exercé sur ses gestes raidis par l'aigreur. S'agirait pas qu'elle sorte son flingue. Le ferait-elle ? Non, elle n'aurait pas ce cran. Ou peut-être que...
Sans crier gare, j'arrache brutalement le sac des mains de Norton, occulte son hoquetement indigné, sors enfin ce putain de paquet de clopes.
Des Winston.
— Vous m'expliquez ? crache-t-elle, rouge d'exaspération.
— Vous aviez un paquet de Lucky Strike, il y a deux jours, marmonné-je, songeur. Et la veille aussi, sur le port.
— J'avais laissé mon paquet à la maison, répond-elle en haussant dédaigneusement les épaules. Scarlet m'a prêté le sien. Qu'est-ce que...
— Scarlet ? répété-je, consterné.
— Et bien oui, Scarlet, confirme-t-elle avec un agacement manifeste. Dites-moi, Archer, vous n'êtes pas en train d'insinuer que j'ai assassiné Edgar Connor, par hasard ?
Déstabilisé, je lorgne la teigne récupérer d'un geste sec son bien.
— Non, bien mieux que ça, vous l'avez carrément affirmé, poursuit-elle, le regard mauvais.
— Je comprends pas...
— À l'évidence, vous ne comprenez rien, en effet. Pourquoi cette lubie des cigarettes, nom de Dieu ?!
Méfiant, j'envisage sa gueule renfrognée, à la recherche du moindre signe indicateur de duperie.
— Le mégot à moitié consumé retrouvé près du cadavre était une Lucky Strike. Et on a retrouvé votre ADN dessus.
— Vous vous foutez de moi ?!
— J'allais vous poser la même question.
— Lieutenant, vous dépassez les bornes ! rugit-elle soudainement. À quel moment vous avez décidé que cette putain de clope révèlerait des traces de mon ADN ?! Vous êtes conscient qu'une banale analyse suffira à...
— Le labo l'a confirmé en fin d'après-midi.
— Pardon ?
— J'ai pris la liberté de demander une expertise là-dessus. Parce que la simple marque de cigarette, c'était un peu léger. Votre mésentente avec Connor aussi. Le fait que Jimmy Woods et vous avez un passif houleux, moins. Le fait que vous vous entêtez à vouloir l'inculper sans réfléchir à aucune autre possibilité, pareil. Un sacré faisceau d'indices, mais rien de probant pour un juge...
— Vous êtes complètement frappé, Archer ! Croyez bien que cette bouffonnerie...
Si je n'entends pas le fatras de menaces qu'elle me déverse sur la tronche, je ne peux cependant me défaire de ce visage empâté qui s'égosille face à moi. Elaine Norton, tassée, replète, psychorigide.
Frontale. Incapable de cacher son ressentiment, que ce soit envers la victime ou le flic qui enquête sur son assassinat. Qui ne se remet jamais en question.
Ça ne colle pas, putain...
Pour tromper la vigilance de Connor, fallait être vif, précis, dissimulateur. Rien qui ne corresponde à la cheffe de police. En revanche, évoluer dans un cercle suffisamment proche de Norton assurait au meurtrier une place de choix dans la surveillance de l'enquête.
Et qui de mieux placé pour subtiliser les codes informatiques de la cheffe et modifier le fichier...
Bordel.
Sans plus prêter attention à la harpie, je fuse vers le bâtiment. Véritable mine de renseignements, le service de sécurité du quatrième étage regroupe toutes les informations classées confidentielles, dont le fameux fichier comportant les relevés ADN des flics de Détroit. Si j'arrive à prouver qu'on a bien trafiqué la page de Norton, l'incarcération de Jimmy sera suspendue. Et j'aurai trouvé le meurtrier de Connor.
Gagné par l'adrénaline, j'avale quatre à quatre les marches des étages et agrippe mon arme avant de m'engouffrer dans la vaste pièce du service. Sombre, déserte, je ne distingue que le ronronnement des ordinateurs. Parfait. En l'absence du gugusse chargé de la surveillance, je devrais pouvoir chercher mes infos sans trop de problèmes. Évidemment, le serveur enregistrera mon passage, mais si je trouve ce que je cherche, mon intrusion sera relayée au second plan. Juste le temps de rentrer mes codes...
C'est bon !
Trépignant d'impatience, je tape le nom d'Elaine Norton dans l'espace de recherche, scrute la barre de chargement de la page, pince les lèvres en cliquant sur les dernières mises à jour effectuées...
Bingo.
Surpris par le cliquetis caractéristique du chien d'un revolver, mon sang se fige lorsque je lève les yeux. Et découvre l'assassin de Connor me tenir en joue, un petit sourire en coin.
— Tiens, tiens... On dirait bien que Roy Archer vient de percer un mystère.
— Scarlet...
Me traitant intérieurement de tous les noms, je coule un regard fugace sur mon propre flingue, de l'autre côté de la table de bureau, avant de remonter jauger celle qui se tient devant moi. Comment savait-elle que je serais là ? M'a-t-elle suivi, est-ce une coïncidence, a-t-elle été prévenue ?
Droite, fière, l'assistante me dédie une moue amusée. Elle sait très bien qu'elle est en position de force.
— C'est presque dommage que cette enquête s'arrête comme ça. Nos conversations du matin me manqueront...
Ne pas montrer mon stress. Gagner du temps. Rester maître de la situation.
— Scarlet, posez ce flingue. Soyez raisonnable, Gable et les autres vont débarquer d'un moment à l'autre et...
— Mmh, je ne vous crois pas, mon cher Roy, me coupe-t-elle avec un rictus glacial. À ce stade, le seul élément concret que vous détenez est l'inversion de mon nom et celui d'Elaine dans le fichier de sécurité. Et ce n'est pas une preuve suffisante pour rameuter les troupes, j'en ai peur... Mais soit : je vais compter jusqu'à trois, nous verrons si vos fiers toutous volent à votre secours. Un...
Merde. Elle serait capable de tirer en plein commissariat ? C'est une chose de tuer quelqu'un par-derrière, c'en est une autre de regarder sa victime dans le blanc des yeux avant de lui envoyer le coup fatal. Évidemment, Gable ne va pas débarquer. À ce stade, les seules chances qui me restent reposent sur le mec de la surveillance... Et Norton, si elle a pigé que le problème venait du fichier ADN.
Faut pas rêver.
— Pourquoi l'avoir tué ?
Derrière les lunettes, son regard se durcit. Impossible de reconnaître l'affable assistante de police, toujours accorte, toujours dévouée, dans cette enveloppe désormais dénuée de la moindre once de sympathie.
— Parce qu'à force d'avoir Norton dans le viseur et de fouiner sur elle, il allait finir par découvrir qui profitait véritablement des informations classées confidentielles pour dévier certaines enquêtes. Deux...
La menace m'effleure, mais ne m'atteint pas. Galvanisé par les infos qu'elle concède, j'en oublie toute considération rationnelle, me focalise uniquement sur mon but. Avancer, analyser, comprendre. Enquêter. Je ne sais faire que ça.
— Quoi, quelles enquêtes ? Vous avez commis d'autres crimes ? Scarlet, comment vous...
— Flic jusqu'au bout, hein ? ricane-t-elle comme on s'égayerait d'une énième pitrerie d'un chiot. C'est très touchant. Trois.
FIN
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