[Thriller]_«Le fils de l'inspecteur»

- Hola, hijo !

- Bonjour, p'pa.

Emilio posa sa guitare et s'avachit dans le canapé blanc, le cellulaire collé à l'oreille.

- Tout se passe bien ?

- Comme d'hab'.

- L'eau est bonne ?

- Pas de blablas inutiles : qui a gagné ?

- Hé hé... Égalité ! Cinq partout !

Emilio poussa un soupir d'exaspération et serra le poing.

- Et Guillermo a mis trois buts !

- Ça, c'est mon homme, ça ! Juan, t'entends ? Guillermo a marqué trois fois sur cinq !!

Juan, occupé à couper des poivrons dans la cuisine derrière, leva ses deux pouces en l'air. Emilio écouta pendant cinq minutes la voix grésillée de son père récapituler le match de football de la veille, qui opposait l'équipe du Mexique et celle d'Argentine. Il sut, au son de sa voix, que son père était en train de lui lire un article sur l'événement. N'ayant jamais eu le moindre intérêt pour n'importe quel sport, il n'avait évidemment pas regardé le match. Mais il tenait à ce que son fils, caché au milieu du Pacifique, soit à jour dans ses passions.

- Hum, papá ? Tu sais, le concert, jeudi ? Tu m'as dit que t'y réfléchirais, donc...

- Exact. Mais personne n'a encore été arrêté. Toutes les caméras de surveillance des quartiers localisés ont été bousillées, forcément, la police n'a pas de pistes.

- Donc... On peut considérer que c'est terminé ? tenta Emilio.

Malgré la mauvaise communication, il entendit son père soupirer.

- Milo, corazón...

- Ça va, j'ai compris...

- Je sais que ta vie te manque... Je te promets que ce sera bientôt fini...

- Tu dis ça depuis un mois...

- Je sais, perdon... Tu sais que je fais ça uniquement pour te protéger...

- Sí...

- Carlos est informé du moindre progrès dans l'enquête. Dès qu'il y aura du nouveau, tu le sauras, promis.

Devant l'impuissance de son père, Emilio préféra changer de sujet et lui demanda s'il avait aussi réfléchi à sa suggestion d'inviter ses copains. Son père lui assura qu'il mettait tout en place pour qu'ils viennent ce week-end lui tenir compagnie. Puis ils discutèrent brièvement de la météo.

- Je dois y retourner, Milo. Je te rappelle ce soir. Te quiero, corazón.

- Moi aussi.

Ils raccrochèrent. Emilio soupira de plus belle. Il examina le téléphone à clapet noir, aussi large qu'un talkie-walkie. C'était un modèle intraçable, conçu pour les missions militaires. Il n'y avait qu'un seul contact enregistré, celui de la ligne privée et sécurisée de son père, inspecteur fédéral. Aucun autre numéro ne pouvait être appelé avec.

Deux semaines. Deux semaines qu'Emilio était confiné sur ce splendide catamaran, l'Aurora Boreal, au beau milieu du Pacifique, sans pouvoir regagner la terre ferme.

Il y a un mois, son redoutable inspecteur de père avait intercepté un camion rempli de cocaïne juste avant la frontière. Les conducteurs, armés, avaient été descendus par la police et la marchandise, saisie. Il y en avait pour des millions de pesos. Des empreintes avaient été miraculeusement prélevées et une infime partie du cartel avait pu être arrêtée. Seulement, depuis, l'inspecteur avait reçu des menaces, très sérieuses, concernant son fils, Emilio. D'abord des mails, avec des photos volées de son fils, en ville ou à l'entraînement, des appels récitant l'emploi du temps de ce dernier, puis des lettres anonymes directement envoyées chez lui. En guise d'avertissement ultime, Emilio avait échappé de peu à un attentat dans le métro.

L'inspecteur, paniqué, avait fait preuve de sang-froid : il avait d'abord fait suivre son fils partout où il allait par des collègues moins haut gradés. Ils avaient été mystérieusement retrouvés morts chez eux. Emilio avait été ensuite envoyé à l'autre bout du pays, chez une tante, à la campagne, puis au cœur de Mexico, puis dans une pension... Rien à faire : l'inspecteur finissait toujours par recevoir une vidéo anonyme dans laquelle son fils était suivi par un groupe d'hommes aux visages camouflés par des capuches.

Faute de ne pouvoir envoyer son Emilio dans l'espace, l'Aurora Boreal était sa dernière idée.

Cela faisait donc deux semaines qu'Emilio était à bord et que les menaces avaient cessé. Mais ils ne pouvaient prendre le risque de le ramener sur terre tant que l'enquête n'était pas terminée.

Son père l'appelait tous les jours, parfois plusieurs fois. Et un jour sur deux, un aéroglisseur passait s'assurer que tout allait bien et les réapprovisionner.

Emilio n'était pas seul à bord : son père avait constitué une équipe d'hommes loyaux. Il y avait Fernando, le capitaine du bateau, qui savait absolument tout faire et connaissait mieux l'Aurora Boreal qu'un médecin légiste ne connaissait le corps humain, Juan, un chef privé habitué à naviguer, et Carlos, un garde du corps.

Emilio avait tout ici : du soleil toute la journée, la mer, ses jeux vidéos, sa guitare, ses livres de cours... Il avait même un lecteur DVD portable et un vieil iPod... Il passait ses soirées à faire des puzzles et à jouer à des nouveaux jeux de cartes que les trois hommes, très différents, lui apprenaient...

Mais, après deux semaines, il en avait marre.

Les réseaux sociaux lui manquaient. Et les matchs de foot en direct aussi. Internet lui manquait ! Il n'y en avait pas à bord, pour éviter toute géolocalisation. Être un jeune homme de dix-huit ans et ne pas se servir d'internet, quelle torture !

Il était dans une vraie cage dorée.

Les menaces des cartels étaient courantes chez eux, c'était ça de saisir des kilos de cocaïne ! Il estimait que son père dramatisait. Qu'est-ce que cette cargaison avait de plus qu'une autre ? Les hommes arrêtés l'avaient déjà été plusieurs fois, ça ne changeait rien à leurs organisations criminelles... Depuis deux semaines, leurs ennemis avaient dû trouver d'autres chats à fouetter ! La drogue, malheureusement, au Mexique, circulait autant que les armes à feu aux Etats-Unis et les frites en Belgique !

Il se leva et rejoignit le pont. Il n'y avait que l'océan à l'horizon. Emilio enleva sa chemise (deux semaines qu'il ne s'habillait qu'avec des maillots de bain) et s'approcha du bord. Il fit un signe de tête à Carlos, qui fumait à l'avant. Puis il plongea dans l'eau azur.

Au moins, Emilio pouvait se baigner quand il voulait, bien que l'herbe des terrains de foot lui manquait. Il fit deux fois le tour du catamaran en brasse, essaya d'éclabousser Carlos et s'éloigna un peu pour observer l'Aurora Boreal dans toute sa splendeur. Il se mit sur le dos et ferma les yeux. Il profita du silence et du soleil.

Soudain, il se sentit empoigner par la cheville et, avant même qu'il put redresser la tête, enfoncer dans l'eau !

Quelque chose le coulait ! Quelqu'un l'enfonçait dans les profondeurs !

Emilio tenta de se débattre : il ouvrit les yeux, n'aperçut que la lumière à la surface et les referma. Le sel de l'eau l'irritait.

La prise à sa cheville le relâcha. Il battit aveuglément des pieds et essaya de s'éloigner. Peut-être n'était-ce qu'un poisson...

Une main se referma autour de son bras et le fit redescendre plus profondément ! 

Emilio hurla de peur dans l'eau. Il y avait bien quelqu'un ! 

Le jeune homme donna des coups dans les sens pour repousser son attaquant. Ce dernier était équipé d'un matériel de plongée professionnel. Il observait sa victime. Emilio retenta de regagner la surface, d'avertir Carlos, mais le plongeur lui attrapa le poignet et le menotta. Sans lui laisser le temps de comprendre, il le tira à lui, le fit se retourner et lui attacha l'autre main derrière le dos. Il lia ensuite la chaînette des menottes à sa ceinture de plongée avec un mousqueton. Le jeune homme se retrouva attaché à l'individu. Il voulut lui mettre un coup de tête mais il suffoquait.

Le plongeur plaqua Emilio contre lui, lui agrippa le menton et lui enfonça un flexible dans la bouche avant de la couvrir. Emilio sentit une bulle d'air exploser dans son palais et, dans un souffle, expulsa toute l'eau de sa bouche. Le tuyau lui envoyait de l'oxygène. Il n'allait pas mourir ! Enfin, pas dans l'immédiat...

Il battit des jambes, sans succès. Il avait les mains attachées à la taille du plongeur et ce dernier, avec sa main sur sa bouche, plaquait sa tête sur son épaule.

Après une minute, l'étrange agresseur vérifia le pouls de sa victime et l'emmena, sous l'eau.

Impuissant, Emilio se laissa emporter. Il essaya d'ouvrir les yeux mais ne put rien voir. Il se concentra pour respirer calmement par la bouche. Les grandes palmes du plongeur lui permettait de nager vite. Comment avait-il su où le trouver ? Depuis combien de temps le surveillait-il, caché dans l'eau ?


Ils remontèrent enfin à la surface. Emilio recracha aussitôt le flexible. A peine eut-il le temps de lever la tête qu'une paire de mains le saisit sous les bras et le sortit de l'eau pour le laisser retomber en arrière sur une embarcation, les jambes sur le rebord. Emilio poussa un cri de surprise. Il se trouvait maintenant sur un canot de sauvetage rouge. A son bord, deux hommes : celui qui l'avait tiré de l'eau -un brun aux cheveux hirsutes et le regard camouflé par une paire de lunettes de soleil- et un aux cheveux aussi blancs que son short et sa chemise. Emilio pâlit en remarquant qu'ils avaient chacun un pistolet de gros calibre à la ceinture.

Les menottes lui meurtrissaient le dos. L'homme brun aux lunettes de soleil profita de sa position pour faire passer un serre-flex autour de ses chevilles et le serrer au maximum. Cela fait, il lui balança les jambes sur le côté. Emilio était maintenant entièrement dans le bateau, à la merci de ces trois hommes. Il s'assit difficilement et se frotta les yeux avec ses genoux. L'homme aux cheveux blancs se mit derrière lui et l'enveloppa dans une serviette bleue, avant de le traîner à l'avant du bateau. Il n'avait aucun moyen de s'échapper. S'il plongeait, attaché comme il était, il se noierait !

Le plongeur sortit enfin de l'eau et se mit debout pour se débarrasser de tout son matériel. Il n'adressa pas un seul regard à Emilio. Il échangea quelques mots avec ses complices, qu'Emilio n'entendit pas à cause de toute l'eau dans ses oreilles.

En secouant la tête comme un chien, il aperçut, au loin, un point blanc à l'horizon. L'Aurora Boreal. Quand l'équipage allait-il remarquer sa disparition ? Au moment où il eut l'idée de crier, l'homme derrière lui le bâillonna fermement avec un morceau d'étoffe. Il était perdu.

Le plongeur sortit une bière de nulle part et s'assit à côté du moteur, les bras étendus sur le rebord. L'homme à lunettes démarra le moteur et, en une seconde, Emilio fut emmené encore plus loin de l'Aurora Boreal.

Le trajet dura presque une demi-heure, durant laquelle Emilio n'osa bouger. Ses ravisseurs avaient l'air particulièrement détendus.


Ils accostèrent sur une plage déserte. Emilio n'eut pas le temps d'étudier les environs : le brun aux lunettes le jeta sur son épaule et le porta jusqu'à une Mercedes garée sur le rivage. Le conducteur ouvrit le coffre et le brun y fit glisser l'otage à l'intérieur. Le jeune homme retint ses larmes.

Le véhicule démarra, en route vers une nouvelle cage dorée pour le fils de l'inspecteur. 



fin

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