L'histoire-fragment
L'histoire-fragment
Cette histoire est hors de toute temporalité, elle échappe à la logique et se faufile entre cohérence et raison.
Histoire incomplète, étrange, poétique, parfois horrifique. Sans intérêt particulier, elle existe simplement.
Comment nommer une histoire qui parle de paquebot maudit, de compétition de pliage de linge, d'un ascenseur digne d'un film d'horreur, le tout saupoudré d'une héroïne sans nom ?
Il y a bien un mot qui correspondrait...
Rêve.
Mais il n'est pas nécessaire. Ici, les noms ne sont pas nécessaires.
Notre héroïne est comme cette histoire. Une existence brute.
Elle n'a pas de prénom. Pas de physique particulier. On ne distingue que ses cheveux bruns, sa peau blanche. Des vêtements ? Elle en a. Lesquels ? De quelles couleurs ? Impossible de le savoir.
Notre héroïne est à la fois très reconnaissable et complètement floue, se définissant uniquement par un âge, aux alentours de quinze ans, ses cheveux mi-longs. Elle n'a ni passé, ni avenir. Simplement un présent. Elle se définit uniquement par son existence immédiate. Et cette définition suffit.
A l'opposé, les paysages sont clairs. Étonnamment précis. Le ciel d'un bleu pur retrouve son reflet dans l'océan calme. Les voiliers dans le port tanguent doucement, bousculés par le ressac tranquille de la mer . Le port, petit et lumineux, se situe dans une enclave, coincé entre deux falaises de pierre claire. Ces falaises, ces falaises sont magnifiques, chaque rocher, chaque buisson de bruyère les embellissent, les rendent parfaites, à l'instar du ciel et de la mer, à l'instar des petites barques colorées.
Tout est idyllique, jusqu'aux maisons aux toits rouges, idyllique comme un rêve. La perfection qui reste simple, qui ne surenchérit pas, qui ne tombe pas dans l'excès. Une perfection sublimée par une touche d'imperfection.
Et notre héroïne déambule, elle déambule sur les hautes falaises de pierre claire, entre les maisons aux toits rouges. Marchant sur une allée de pierre, claire comme les falaises mais d'une teinte sensiblement différente. Elle n'a pas de but, son existence n'a pas de but après tout. Elle déambule et c'est tout ce que l'on sait car c'est tout ce que l'on a à savoir. Tout comme il faut savoir la beauté de ces buissons couleur émeraude, tout comme il faut savoir la légère chaleur de la journée ensoleillée, tout comme il faut savoir la position du soleil derrière sa tête et qui caresse ses cheveux.
Et tandis qu'elle déambule, car il n'y a pas d'autre mot qui convienne mieux pour décrire sa promenade paisible, en contrebas deux hommes s'activent dans l'eau fraîche. L'un d'entre eux tient entre ses bras, calée sous ses aisselles, une planche de mousse l'aidant à le faire flotter. Bien que l'endroit soit si tranquille, un tel havre de paix, que l'idée même que l'on puisse se noyer ici semble bien saugrenue. L'autre homme est plus à l'aise, peut-être a-t-il, lui, compris l'innocence absolue du lieu. Il semble enseigner à l'autre, d'une voix calme, sur le ton d'une douce confidence. Sans doute narre-t-il à l'homme qui tient sa planche comment nager sans crainte.
Peu importe.
Peu importe aussi comment ou pourquoi la protagoniste voit cette scène alors que les falaises sont bien trop élevées.
Puis, une vague.
Grande, sinistre aussi un peu. Fracas contre le bois coloré des barques. Écume. Panique.
L'innocence absolue n'est pas infinie. Un torrent d'eau vient de la noyer.
Et le possible apprenti nageur, qui se prend la déferlante de plein fouet, perd pied alors qu'il n'avait déjà plus pied.
L'angoisse puissante de se faire tirer vers le fond par le courant l'étreint. Il suffoque. L'héroïne suffoque avec lui, partage sa peur. Le goût salé de la noyade lui écorche la gorge et s'infiltre dans ses poumons. Ses jambes s'effondrent lourdement sur le sol caillouteux qui entaille ses genoux. Pourtant, en cet instant, c'est le frottement du sable qui écorche sa peau.
Et c'est un concert sous marin de gesticulations désespérées. Tentatives de regagner la surface ou tentative de faire fuir ce froid glaçant qui s'agrippe à ses membres gourds ? Car pire que l'eau, pire que le manque d'air, il y a le froid. Il y a ce froid. Terrible. Quel froid.
Pourvu qu'il en finisse.
Les barques basculent et se brisent sous la pression de l'eau qui déferle. Marée d'écume qui éclabousse le pont des bateaux. Pas l'écume pure qui se déposait doucement sur le bord de la plage ou cognait contre les pontons. Celle-ci est plus... souillée.
Et soudain, perçant la tranquillité idyllique, la tranquillité parfaite de son imperfection, le son d'une alarme retentit de hauts hauts-parleurs, en hauts des plus hautes hauteurs de ces hautes falaises. Et une voix, forte et désincarnée, puissante et artificielle, déchire l'air de son intonation. Déchire l'atmosphère d'un avertissement vibrant.
Quelque chose arrive. Les hauts-parleurs préviennent et hurlent. Quelque chose arrive. Quelque chose de grand. Quelque chose arrive de l'océan, se prépare à rentrer dans le port calme.
Quelque chose de terrifiant. Pire encore que cette vague, funeste messagère mais bien piètre, bien frustre, en comparaison.
Et l'air vibrant de l'avertissement désincarné, se déchire encore plus et change. Revire complètement, disparaît et se transforme. Il se charge d'obscurité inquiétante. D'épais nuages noirs et gris, comme autant de moutons porteurs de malheur, se rassemblent en troupeau autour de l'enclave. Ils enserrent le ciel, l'oppressent et l'accaparent. Un vent froid, terrible, au moins aussi glacial que les profondeurs aquatiques, se glisse entre les feuillages, donne une allure pitoyable aux buissons verdoyants qui paraissent plus ternes. Et les feuilles mortes et flétries dès l'instant où elles quittèrent leurs branches furent happées par ce vent.
Et l'océan, et l'océan, se secoue et convulse. Gronde et s'abat en vagues menaçantes et frénétiques. Les fonds marins s'assombrissent. La mer tranquille est submergée, engloutie sous les vagues hargneuses qui frappent et frappent contre les coques de bois des voiliers colorés. Et les embarcations bousculées toujours plus violemment se ruent de chaque côté, s'agitent et s'entrechoquent. Terrifiées car la mer est devenue terrifiante, et sombre, et froide. Elles veulent se libérer des amarres qui les entravent et se jeter loin de ce port rêvé qui tourne au cauchemar. Mais les amarres les ancrent fermement aux pontons de bois, leurs interdisant une quelconque fuite salvatrice...
Et notre héroïne, sur les hauteurs de pierre claire qui se mouillent d'un embrun de mauvais augure, court. Elle court car les hauts-parleurs lui disent de courir. Ils crient de s'échapper, de se cacher, de se terrer loin, loin de ce qui arrive. Et le troupeau de moutons du malheurs gronde et déverse des trombes d'eau froide et triste. Comme des milliers de larmes du ciel. Alors elle court encore plus vite, frénétiquement, ses jambes s'activent, s'élancent et se replient aussi vite et fort qu'elles le peuvent. Son souffle s'accélère et se mélange au souffle du vent. Cependant tandis que celui du vent ne cesse de gagner en intensité, le sien devient rauque et court.
Alors elle rentre, trempée des larmes célestes, dans une des maisons aux toits rouges. Elle claque la porte vermeille derrière elle, et s'égouttant sur le paillasson, elle se tient les mains sur les genoux à prendre de grandes goulées d'air. D'un air devenu bien lourd, bien lourd... Enfin, elle lève la tête, une tête curieuse, vers l'intérieur de la maison au toit rouge, à la porte vermeille et à la façade beige, elle s'avance dans le couloir silencieux. Laissant des traces d'humidité sur le parquet de bois, jusqu'à arriver devant une immense véranda. Une trop grande véranda même, qui laisse bien trop paraître le tumulte extérieur. Le son des hauts-parleurs, celui de la pluie, et de la mer en bas sont étouffés par les murs. L'endroit est rassurant mais cette véranda, elle, est inquiétante. Elle est trop grande, trop grande, le spectacle de chaos qu'elle dévoile est trop dérangeant, effrayant, la véranda instille un bien trop grand sentiment d'insécurité. Le panorama est bien trop grand, tout comme la véranda, le point de vue est trop immense pour que l'impression d'être minuscule et misérable ne s'ancre profondément, viscéralement, dans le cœur de notre protagoniste.
Et il y a, il y a, une personne qui se tient devant la véranda, à regarder dehors, à affronter cette impression dérangeante et effrayante d'être moins que rien devant un chaos de nuages sombres, de vent sifflant, de mer déchaînée et d'alertes qui s'alarment en hurlant. Cette personne lui fait instantanément penser à sa professeure de science économique et sociale. Ce qui n'a pas de sens puisqu'elle n'a pas de professeure de science économique et sociale, puisqu'elle n'a rien. Non, ce n'est pas sa professeure, même si les traits de son visage lui sont familiers, même si des souvenirs de cours souvent un peu ennuyants frôlent son esprit. C'est bien une professeure de science économique et sociale, mais pas la sienne. Celle de qui alors ? Ce n'est même pas vraiment la professeure de science économique et sociale...
Ce n'est pas important malgré tout.
Sa professeure de science économique et sociale qui n'est pas sa professeure de science économique et sociale se retourne vers notre protagoniste qui s'est introduite dans sa demeure. Et immédiatement l'intruse s'excuse d'être rentrée dans cette maison au toit rouge qui n'est pas sa maison. Peu importe, l'important c'est d'être en sécurité.
Les deux restent là, dans cette véranda aux dimensions exagérées. Elles restent là un bon moment, ou peut-être n'était-ce qu'une fraction de seconde ? Ce n'est pas un point crucial. Elles restent là un temps, et dans ce temps, la pluie cesse.
Et dans un immense et épouvantable grondement, un tout aussi immense et épouvantable navire s'engouffre dans l'enclave. Sa coque, épaisse mais rouillée, racle les deux côtés des falaises, et crisse dans un bruit strident intolérable. Le métal semble proche de se rompre... à moins que ce soit la roche qui menace de céder ? Le navire aux dimensions gargantuesques avance péniblement, des miasmes sombres en émanent. Pèse sur lui une aura de malédiction capable de repousser le plus téméraire des aventuriers. Le ciel s'est encore assombrit, juste au-dessus du bateau il ne devient plus que ténèbres. Et la coque crisse, et racle. Ce navire, ce bateau, ce vieux paquebot dégingandé, paraît sur le point de se rompre, de tomber en un tas de pièces parsemées de peinture écaillée, dans les fonds marins. Dans le froid. Qu'il puisse avancer malgré son état de délabrement total, tient du miracle.
Un miracle non pas descendu du Ciel mais remonté des profondeurs de l'Enfer.
L'image de ce paquebot sans aucun doute maudit mille fois se grave dans la prunelle abasourdie de l'héroïne. Sa rétine s'imprime de l'image implacable du paquebot fracassé revenu tout droit des morts. Et ses rotules tremblent d'appréhension. Et ses genoux, ses coudes, ses mains, ses dents, s'entrechoquent pour exprimer un sentiment viscéral.
Plus encore que la panique d'être engloutie par les flots.
La peur.
Et l'on toque à la porte, l'on toque à la porte et c'est à l'héroïne d'aller ouvrir. Car c'est pour elle que ces coups retentissent contre le bois peint de rouge de la porte. C'est elle que l'on vient chercher. Et c'est un homme qui l'attend derrière l'ouverture.
Un homme, mais pas l'un des nageurs. Qui sait ce qu'il est advenu d'eux d'ailleurs ? Il vient chercher la jeune fille pour lui dire de le suivre vers le bas de la falaise. Vers le port où le paquebot prend toute la place, écrasant sans vergogne les petites embarcations de couleur. Rouge, vert, jaune, bleu, et le noir qui écrase tout.
Et l'héroïne accepte de le suivre. Pourtant, cela va à l'encontre de sa raison et de ses rotules qui cognaient il n'y a pas si longtemps. Mais elle accepte et le suit. En silence, sans parler. Les hauts-parleurs eux aussi se sont tues, tout comme le vent qui a disparu. Seul le bruit de leur pas sur le sol caillouteux et les débris de branches retentit. Ce silence surnaturel est étouffant.
Où est passé l'oxygène ?
Aurait-il fuit, laissant place à un air vicié au goût de désespoir ?
Ils arrivent enfin devant un abris de métal qui protège quelque ascenseurs des intempéries. La lumière y est bien chiche. L'endroit a tout l'air d'avoir été abandonné. Ils n'étaient pas là avant ces ascenseurs branlants, elle n'était pas là avant cette lumière chiche. Ce n'est pas possible. Un endroit abandonné et si uniformément gris ne pouvait pas exister avant, puisque que tout était idyllique. Sans savoir que les pas de l'héroïne ralentissent imperceptiblement, perdent une assurance dont ils manquaient déjà cruellement, l'homme appuie sur le bouton d'un ascenseur qui s'ouvre dans un fracas de métal grinçant. Il y entre. Étrangement, malgré le suffisamment grand espace, ils savent qu'ils ne pourront pas rentrer à deux dans l'ascenseur. Ce n'est pas possible. C'en est même impensable. Alors elle s'avance vers un autre ascenseur. Un malaise de plus en plus fort s'empare d'elle à mesure qu'elle entend le roulement des poulies qui s'activent puis le fracas de la porte de métal qui s'ouvre.
Elle n'aime pas les ascenseurs. Elle les déteste même.
Cette aversion ne vient pas d'elle puisque les souvenirs d'ascenseurs décadents qui lui traversent l'esprit ne viennent pas d'elle non-plus. Mais elle est effrayée par les ascenseurs.
Elle franchit la limite entre le sol stable et digne de confiance et ce maudit engin. Ses tripes se soulèvent mais ses pieds sont déjà collés au sol de fer poussiéreux de la cage d'ascenseur. Avertissement sonore. Le bruit des poulies mal huilées. Et la descente commence. Coincée dans ce corps de métal froid qui parait soudainement beaucoup trop étroit, elle étouffe intérieurement. De la sueur perle de son front à mesure qu'il descend par à-coups secs et irréguliers. La lumière clignote et s'éteint plus qu'elle ne s'allume tandis que le voyant rouge renforce l'atmosphère de fin du monde de cette carcasse oppressante. Et la descente dure une éternité. Ah, qu'est-ce qu'elle dure ! Elle s'étire et s'allonge, et chaque seconde renforce l'angoisse qui enserre la gorge de l'héroïne. Si elle ne sort pas vite, son mental indéfini risque de s'effondrer comme un château de carte.
Heureusement, avant que la protagoniste de plus en plus claustrophobe ne craque, un tintement retentit mettant fin au supplice. Secousses. Et les portes en fer s'ouvrent brutalement. Elle se presse alors de ressortir et de prendre une large inspiration libérée.
Cependant, là non plus il n'y a plus d'oxygène. Juste une atmosphère étouffée.
L'ascenseur l'avait menée au pied de la falaise, tout prêt du paquebot inquiétant. De jeunes filles qui ont approximativement son âge, si tant est qu'elle ai bien un âge, se tiennent en ligne. Elles n'ont pas de visage, elles sont encore moins définies que l'héroïne. Des figurantes. Elle se dépêche de les rejoindre sans trop savoir pourquoi.
Elle regarde à ses pieds et y voit un tas de linges en tout genres, répandus en pagaille sur le sol. Puis, elle tourne simplement la tête et se perd dans ses pensées. Elle réfléchit longuement et longtemps.
A quoi ?
Elle même l'ignore, mais elle avait réfléchi si bien, avec tant de sérieux, qu'elle n'avait rien saisit de ce qu'était en train raconter l'homme.
Ainsi elle fronce fortement les sourcils de perplexité en voyants les filles près d'elle se mettre à saisirent le linge et à le plier le plus parfaitement possible. Et elle plisse plus fort les sourcils en voyant l'homme tenant un chronomètre dans sa main. Perdue, elle haussa mentalement les épaules et se mit elle aussi a activement plier le linge. Tant et si bien qu'elle fut la première à rendre une pile de tissus parfaitement pliés. Elle se retrouve félicitée sans même savoir pourquoi alors elle affiche un sourire pas convaincu mais ne dit rien.
Puis lorsque l'homme expliqua la deuxième tournée de pliage de linge elle comprit enfin pourquoi elle et les jeunes filles étaient ici, devant un paquebot maudit à arranger des torchons.
Le paquebot libérera la péninsule de son étreinte angoissante uniquement si on lui offrait une jeune fille comme épouse. Et il faut étrangement qu'elle sache plier du linge... Cela n'a pas vraiment de sens mais puisque c'est ainsi, elle s'en accommodât.
Un pli après l'autre, un vêtement après l'autre qui s'entasse.
Mais qui a donc bien remporté cette course absurde au trophée si deplaisant ?
L'héroïne ? Une figurante ?
Le paquebot du malheur s'en alla t-il, comme si de rien était, une fois qu'on lui offrit le sacrifice qu'il demandait ?
Le ciel, la mer, les falaises auraient-elles pu retrouver leur perfection et leur beauté idyllique même après avoir abandonné une âme à un monstre ?
On l'ignore.
L'histoire s'arrête là, dans le noir. Dans une multitude d'interrogations. Elle se termine sans conclusion.
Tout comme elle n'a pas besoin de nom, elle n'a pas besoin de fin.
Car ce n'était qu'une histoire faite pour exister ici et maintenant. Raconter tout ce qu'elle a à raconter comme elle souhaite le raconter et partir, s'envoler lorsqu'elle estime avoir fini ce qu'elle voulait accomplir. Ni plus ni moins.
Et puisque l'histoire a décidé de cesser.
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