Un sourire qui liait les oreilles



Elle s'agenouilla devant l'androïde qui la regardait de ses grands yeux curieux. Sa tête robotisée penchée en avant, il observait la jeune fille saisir sa clé à molette et resserrer l'attache qui dépassait de son genoux. Son corps en était parsemé. Une multitude de boulons assemblaient ses pièces de métal, lui donnant un aspect semblable à Frankenstein.

– Tu vas vraiment lui faire descendre le Bois Choufaux pour sa première balade à vélo ? interrogea Dany.

– J'ai conçu Virgile pour qu'il s'adapte à toutes situations, rappela Ava de sa voix douce. Il apprend très vite. Il s'ennuierait si nous commencions sur du plat.

Dany s'approcha de sa cousine qui, toujours accroupie, fixait son robot de son regard empli de tendresse. Il peinait souvent à la comprendre avec ses idées saugrenues et ses réflexions étranges. Néanmoins, il appréciait de l'accompagner pour l'aider.

Bien que derrière son apparence calme se cachât une folie légère, elle menait toujours ses projets à terme. Virgile en était l'exemple-même. Les weekends passés dans l'atelier de leur grand-père étaient innombrables. Fouiller parmi les vielles ferrailles rouillées, les assembler, articuler tout un squelette, constituer un circuit sophistiqué...

Virgile était né.

Même si Dany n'y avait pas saisi grand-chose.

Ava se redressa, essuyant ses mains sales sur son pull beige couvert de sombres traces.

– Mais on est vraiment obligé de le faire sur la pente la plus raide du village ? insista Dany.

Son éternel sourire plaqué aux lèvres, Ava dut légèrement tendre les bras pour déposer un casque sur les courts cheveux noirs de l'humanoïde, sans accorder d'importance à la mine choquée de son cousin.

– Pourquoi est-ce que tu lui mets mon casque ? Sa tête est en acier inoxydable renforcé par ton truc de carbone bizarre !

– Du carbyne, Dany. Ça s'appelle du carbyne. Et pourrait-on arrêter de parler de lui comme s'il n'était pas là ?

Dany soupira, laissant son regard se porter sur le lointain. Le Bois Choufaux portait assez mal son nom. Il s'agissait d'un chemin sinueux au bitume cabossé, éventré par endroit, reliant leur village à la crête qui les séparait du hameau voisin. Il y avait bien quelques vieux arbres à son sommet mais le reste en était quasiment dénué. Sûrement le vestige d'un temps révolu.

– Je n'ai toujours pas compris quand je devrais freiner, annonça la voix saccadée de Virgile.

Raide dans son short de jean surmonté d'un sweat rouge vif, il attendait sans bouger. Il attendait souvent sans bouger. Ava l'avait pensé intuitif mais, pour un robot, ce n'était pas des plus simples.

– Tu le sauras, affirma-t-elle calmement.

Les sourcils de l'androïde se froncèrent. De loin, on l'aurait considéré comme n'importe quel humain normal. De leur tic à leur mimique en passant par leur carrure et leur allure, Ava l'avait conçu avec des traits juvéniles, une taille haute. Virgile dépassait son cousin d'une tête bien que Danny ait les épaules bien plus large que le robot, fin et élancé. Quand on s'approchait de plus près, on voyait les reflets métalliques de sa peau, la lueur magnétique de ses yeux.

Virgile ne comprenait pas comment il pourrait savoir une chose qui n'était pas déjà enregistrée dans sa base de données. Peut-être feraient-ils une pause pendant la descente pour qu'il puisse charger de nouvelles informations ?

– Tu pédales en avant pour avancer, en arrière pour t'arrêter et tu as aussi un frein à ta gauche, récapitula Ava. Bon, je pense qu'on peut y aller !

La jeune fille enfourcha sa bicyclette bleue dont le vernis étincelait, encourageant Virgile à faire de même avec le vélo que Dany tenait dans ses mains.

– Hein ? s'indigna ce dernier. Tu veux qu'il utilise Robert ?

– Pourquoi penses-tu que je t'ai appelé, si ce n'était pas pour ton vélo ? Le mien est beaucoup trop petit pour lui. J'ai bien essayé de monter la selle au maximum, mais rien à faire !

La jeune fille s'éloigna de l'arbre qui avait accueilli sa bicyclette durant ses derniers réglages et fit face au kilomètre de pente qui les attendait, le pied droit relevé sur la pédale, le gauche attendant sagement sur le sol.

– Mais... tenta Dany, intensifiant sa prise sur ses poignées au caoutchouc usé.

– Tu peux t'assoir sur mon porte-paquet, déclara Ava en tournant sa tête démunie de casque vers eux.

– Je ne vais pas...

– Tu as peur ? se moqua-t-elle.

Un sourire éclatant illuminait le visage d'Ava, un de ceux qui lui liait les oreilles.

– Non, je n'ai pas...

Sous les éclats de rire de sa cousine, Dany tendit brutalement son vélo à Virgile. Il s'installa rageusement derrière Ava, passant vigoureusement une jambe par-dessus la roue.

Le robot les observa un instant avant de reproduire les gestes de sa créatrice. Les humains étaient étranges, il ne savait pas prévoir leurs réactions. C'était la même chose avec le chat du voisin.

Se saisissant du guidon rouillé, il s'assit sur la selle renforcée au papier collant et déposa son pied droit sur la pédale, prêt au départ.

Il eut un nouveau froncement de sourcil, son vélo grinçait. C'était étrange, celui d'Ava avait été silencieux au moment d'avancer.

– Prêts ? sonda sa créatrice.

– Attends ! s'exclama Dany. Virgile, fais très attention à Robert. Je tiens très fort à lui.

– Oh, arrête ! morigéna Ava. C'est juste un vélo que tu as volé à l'école secondaire. Ce n'est qu'un tas de ferraille rouillée. Tu devrais payer pour qu'une personne accepte de te l'acheter.

– Tu ne comprends pas, se défendit-il. Il a une valeur sentimentale...

– Pff ! le coupa-t-elle. Accroche-toi ! Ça va secouer !

– Je ne vais pas...

Le pied droit d'Ava abaissa subitement la première pédale, le gauche se souleva avant d'atterrir majestueusement sur la seconde et ils s'élancèrent sur la pente raide et caillouteuse.

– Aaaah ! Moins vite ! Ava ! Moins vite !

Les bras de Dany enlacèrent abruptement sa cousine qui hurlait sa joie, éclatant son bonheur aux yeux du ciel qui souriait.

Virgile compris que c'était le signal et s'engagea à son tour sur le chemin sinueux.

5,73 km/h.

Il avait placé tout son poids sur la pédale, forçant avec ses quadriceps robotisés. Comme Ava quelques instants plus tôt, il s'était légèrement redressé pour plus de facilité.

16,21 km/h.

Sa créatrice lui avait expliqué comment pédaler. Pourtant, il n'en comprenait pas l'utilité, le vélo avançait tout seul, entrainant ses jambes à une vitesse de plus en plus folle. Il rebondissait sur la selle, sans comprendre qu'il devait éviter les trous.

29,18 km/h.

Le vent s'insinuait entre ses plaques de métal, lui chatouillait agréablement ses circuits, rabattant ses mèches de cheveux devant ses yeux. Il voulut les souffler mais elles étaient irrémédiablement plaquées contre sa peau. Il lâcha le guidon, gardant son équilibre grâce à ses abdominaux contractés et, de ses deux mains, parvint à coincer ses mèches rebelles dans son casque.

Analysant le terrain méthodiquement, il commença à zigzaguer entre les brèches béantes du chemin.

41,11 km/h.

– Dany, tu m'étouffes ! Tu vas finir par me casser une côte !

– Va moins vite, Ava ! Je ne veux pas mourir !

Virgile dépassa les cousins. Ce n'était pas logique. À deux, ils étaient plus lourds. Par conséquent, leur poids aurait dû les entrainer vers l'avant.

Il n'avait toujours pas compris quand il devrait utilisé les freins.

Une odeur de pluie lui monta aux narines. Il avait plu toute la semaine, mais les nuages noirs qui avaient déversé leur colère durant la matinée s'étaient dissipés, leur offrant une courte période d'accalmie.

Était-ce donc cela, la liberté dont Ava lui avait maintes fois parlé ? La vitesse lui donnait des ailes, le vent, l'impression de planer. Il colla, non plus ses cheveux, mais un sourire sur son visage. Indélébile.

49,53 km/h.

Un moineau piaillait sur le sol, quelques mètres devant lui. Sous le grincement du vélo qui annonçait son passage, l'oiseau finit par l'apercevoir et s'envola en chantonnant, partant vers la plus haute branche d'un des rares arbres bordant le chemin. Le soleil brillait dans le ciel bleu, paisible, parsemé de quelques nuages cotonneux. Leurs compères, charbonneux, perçaient l'horizon. Ils étaient loin.

Pour la première fois, un cri étrange sortit de la gorge de Virgile. Il était différent de ceux que poussait Dany, derrière lui. Moins strident. Il ressemblait davantage à celui de sa créatrice, cristallin.

Il fit tinter la sonnette et entendit celle d'Ava résonner en retour, légèrement plus grave. Il s'amusa de la nuance, recommença un instant. Une mésange lui répondit, il sourit. Il sourit comme Ava le lui avait appris. Un sourire qui liait les oreilles.

51,06 km/h.

Le son de la cloche du vélo au verni bleu était de moins en moins intense, distant. Au loin, un virage à tête d'épingle lui fit de l'œil, il avait hâte de se pencher, de tourner en manquant de justesse un buisson, de sentir ses feuilles lui caresser le métal de ses jambes.

Saisi par cette folle envie, la première depuis sa création, il entendit à peine les hurlements des cousins, derrière lui.

– Freine ! Freine !

51,67 km/h.

Un étrange bruit s'approchait, comme un moteur de voiture mais plus puissant et lent.

– Freine ! Le tracteur ! Freine !

Était-ce à lui qu'ils s'adressaient ? Un tracteur ? Il n'en voyait pourtant aucun ? S'agissait-il d'un code ? Dany aimait beaucoup les codes...

Un gigantesque monstre de métal, monté sur d'énormes pneus terreux, surgit brusquement du tournant.

Il n'était qu'à onze mètres et trente-quatre centimètres de lui. Neuf, septante-cinq. La distance se réduisait prématurément, il allait beaucoup trop vite. Il ne savait pas quoi faire.

– Virgile ! Freine !

Brusquement, ses pieds changèrent de sens, sa main gauche saisit le frein qu'Ava lui avait montré plus tôt. Les roues arrêtèrent brusquement de tourner, le vélo continua d'avancer, vola. Le moment se figea dans le temps.

Virgile ne comprit pas comment il se retrouva étendu dans l'herbe fraîche et humide de la prairie contournée avec soin par le chemin. Il tenait toujours le guidon dans ses mains, fermement. Néanmoins, ce dernier n'était plus rattaché au reste du vélo. Il parcourut le pré du regard, une roue errait paresseusement, fauchant les herbes hautes. Le bruit de moteur avait cessé.

– Robert !

C'était Dany, sa voix grave montait étrangement dans les aigus. Il entendit la bicyclette freiner à son tour et ses yeux glissèrent sur elle.

Ava descendit de son vélo peu avant son arrêt complet, lâchant le guidon sans se tracasser de son cousin qui, toujours à l'arrière, tomba, chamboulé.

– Robert...

Une simple barrière séparait la créatrice de son robot. Elle se coula habilement sous les fils barbelés et se précipita vers lui.

– Virgile ! Virgile, tout va bien ? Tu n'es pas cassé ?

Elle le tâta de toutes parts, l'aidant à se relever après lui avoir retirer le casque qui s'était fendu en deux, vérifiant qu'il savait toujours marcher.

Les nuages noirs étaient revenus, la luminosité avait baissé. Pourtant, un sourire magnifique illuminait le visage de Virgile.

Un sourire qui liait les oreilles.

Une première goutte tomba, percutant le front de la jeune fille.

Ava rigola.

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