La plongée - Chair de Poulpe
— Comme vous le savez, tonnait une voix grave, accompagnée de l'écho d'un pas claudiquant, nous voguons vers l'Archipel aux Milles Yeux et nous lui arracherons son trésor. Cette nuit, grâce à de précieuses sources que je ne vous dévoilerai pas, j'ai compris comment nous déjouerons les pièges tendus par les sirènes. Un tribut doit leur être payé. Et rien de mieux que des perles pour attendrir ces êtres orgueilleux, même s'il ne sera pas chose aisée de s'en procurer. Cependant, ...
— Capitaine ! cria une seconde voix. Homme à la dérive !
Sous ma peau desséchée, la houle maltraitait mes entrailles à m'en donner la nausée.
— Encore ? Mais je suis en plein discours, là ! Lequel de cet équipage abruti a voulu jouer sur la planche, cette fois ? Elle est censée servir au « supplice de la planche » ! Le nom n'est-il pas assez explicite pour que vous compreniez qu'il ne s'agit pas d'un simple trampoline !
Il y avait une grosse tâche lumineuse au-dessus de moi. Ça aveuglait mes yeux et entrainait ma tête dans une valse boiteuse.
— Hors de question qu'on repioche à nouveau une bouseuse d'écrevisse étourdie ! ajouta la grosse voix qui semblait se rapprocher dangereusement.
J'aurais juré être entouré d'eau mais, si c'était le cas, pourquoi j'avais si soif ?
— Non, Capitaine ! Ce n'est pas un membre de l'équipage ! C'est un homme... Hein ?
Mes tentacules refusaient de m'obéir et de s'étendre vers les bords de mon radeau. Une gerbe d'eau les éclaboussa et je toussai. Pouah ! C'était pas de l'eau minérale...
— Un poulpe... ?
— Passe-moi ça ! coupa le capitaine.
Un bruit sourd martyrisa mes branchies.
— Mille millions de mille sabords ! Ce poulpe porte le même cache-œil et la même jambe de bois, si on peut appeler ça comme ça, que moi ! Qu'on le pêche et que ce salopiot de copieur affronte ma fureur !
Neurone A et neurone B se connectèrent enfin. Je parvins à comprendre qu'on parlait de moi. Maman m'avait appris ce que je devais faire dans ces moments-là.
— Sacrebleu ! Le poulpe est devenu bleu !
Zut, j'avais dû me tromper de couleur. Ça ressemblait à quoi un radeau déjà ?
— Tonnerre de feu ! Le voilà disparu ?
Ah ! J'étais peut-être tiré d'affaire...
— Attendez ! Non ! Si je penche un peu ma caboche sur le côté, je peux voir sa carcasse sur les trois planches en bois qui lui servent de rafiot. Pourquoi aucun de vous ne m'a encore ramené ce céphalopode écervelé ? C'est comme ça que vous pensez me prouver être digne d'un second ? En observant béatement les mouettes lâcher leurs fientes sur mon navire ? Diable ! Remuez un peu vos os avant que l'oxydation marine ne les rouille !
...ou pas. Un chaos insupportable m'emporta. Du bruit de partout. Je fus soulevé par un être malpoli qui manifesta un profond dégout à mon encontre. Si je n'avais pas été si desséché, j'aurais pris un malin plaisir à lui baver dessus.
— Alors, octopodidé poisseux ? On fait moins le malin maintenant ! Toi qui oses me copier, moi, Barbenfeu, qu'as-tu à dire pour ta défense ?
J'atterris brutalement sur un autre plancher de bois et entrouvris un œil pour jauger les alentours. Une armada de gens étranges m'entourait. Je préférai refermer ma paupière, ni vu ni connu, espérant que faire le mort me sauverait la mise. Je reçus un coup de pied mais demeurai inerte.
— Qu'on lui jette un seau d'eau fraîche !
De l'eau ? Atterrir sur ce bateau avait peut-être du bon tout compte fait...
— Argh ! Elle est salée !
Une violente toux m'emporta, accompagnant mes propos, tandis que mes multiples ventouses tremblèrent en éco, parcourues de spasmes.
Bam !
— Gneuff !
Un gémissement m'avait échappé. Le seau en métal venait de suivre l'eau.
— Alors, salopiot, qu'as-tu à dire pour ta défense ?
— Mais vous êtes des tarés ? De l'eau salée, sérieusement ? Je vais mourir ! Je me sens fondre ! Je me meurs !
— Euh... se permit une pirate à l'arrière, tout de noire vêtue. Tu es un poulpe, pas une limace...
— Sorcière Noire, coupa Barbenfeu, qui est le capitaine de ce navire ? Pas toi. Donc...
— C'est vrai ? interrompis-je à mon tour, plein d'espoir et retenant un sanglot, le regard rivé sur la pirate.
— Bah... euh... oui.
Et en effet, je m'aperçus que je ne fondais pas. Sous l'ombre des multiples voiles et cordages, je me sentais même beaucoup mieux qu'à me dessécher sous le soleil brûlant. À moins que ça ne soit le seau qui m'ait assommé, se combinant avec le sel pour abréger mes souffrances. Néanmoins, je ne pus que me résoudre à constater que mes bras encore légèrement engourdis avaient retrouvé la force de bouger. Je me redressai convenablement, fronçai ma peau visqueuse devant le spectacle qui avait lieu devant moi.
— Cap'taine, c'est ça ?
— Capitaine, à vrai dire...
— Ouais, c'est pas le plus important actuellement. Vous avez un petit truc qui crame, juste là.
Je pointai son menton léché par les flammes, me demandant comment il pouvait ne pas s'en rendre compte et pourquoi son équipage ne lui disait rien.
— Où ça ? s'énerva le pirate.
— C'est votre barbe qui... oooh ! Je viens de comprendre. Barbenfeu... J'ai déjà entendu parler de vous. Je pensais plutôt que vous étiez simplement roux.
— Roux ? aboya-t-il. Pourquoi diable serais-je roux ? Barbe Rousse est roux, Barbe Noire à la barbe noire, pour Barbe Bleue, elle et bleue et moi, Barbenfeu, ai la barbe en feu !
— Ça ne doit pas être très pratique au quotidien.
Ses yeux s'emplirent de colère et de nouvelles flammes semblèrent naitre en leur fond, courir vers moi, menacer de sortir de leur orbite. Je compris que je l'avais vexé mais ne pus m'empêcher de me demander s'il était totalement ignifuge. Pas ses vêtements, en tous cas. Ils avaient brûlés d'un peu partout. Sans parler du col de sa chemise, particulièrement élimé et noirci.
— Pour qui te prends-tu ? s'emporta le cap'taine. Ta cervelle moribonde va causer ta perte, si elle te laisse continuer ainsi !
— Ma cervelle mori... ?
— Donne-moi une bonne raison de ne pas te jeter par-dessus bord !
Sa voix grondait, tonnait plus fortement que n'importe quel éclair déjà aperçu. Cependant, je n'eus pas à trop réfléchir pour trouver une réponse.
— Alors, je préfèrerais éviter car j'avoue avoir un peu peur de l'eau, particulièrement si elle est salée...
— Peur de l'eau ? s'étonna une seconde pirate. Mais tu es un animal marin !
— Marin, toi-même ! m'indignai-je.
Un léger chaos se mit à bouillir entre les rangs de l'équipage. Il croissa de plus en plus fort, tout le monde trouvant quelques choses à redire sur une phobie profondément ancrée en moi.
— Mais arrêtez-euuh ! râla le Barbenfeu en partant dans les aigus, tapant de sa jambe de bois contre le plancher. C'est moi, le capitaine. C'est pas juste si c'est pas moi qui parle-euuh !
Je m'abstins de tous commentaires et toute rumeur de bruit cessa instantanément. Barbenfeu se racla la gorge, l'air gêné.
— Ta raison n'est pas valable, reprit le cap'taine de sa voix grave, comme s'il ne venait pas de se comporter en bébé capricieux. Qu'on le jette par-dessus bord !
Deux pirates me saisirent par les tentacules. Je tentai d'abord de les attendrir par mes cris et mes larmes, comme ça avait si bien marché pour Barbenfeu. Tandis que la planche se rapprochait, je dus rapidement me rendre à l'évidence et changer de tactique. Je devais réfléchir.
Le discours que j'avais surpris sur un périple vers l'Archipel de Mille quelque chose — Millefeuilles, peut-être ? Il avait parlé d'un tribut pour les sirènes. Un tribut difficile à se procurer.
— Je vous propose un marché ! m'exclamai-je en me débattant de plus belle. Un marché !
Les deux pirates lancèrent un regard interrogatif à leur cap'taine, comme pour savoir s'ils devaient me laisser parler.
— Je t'écoute, m'accorda Barbenfeu.
Je me dégageai de l'emprise des geôliers pour m'approcher du cap'taine.
— Tout à l'heure, tandis que je somnolais sur mon radeau, je n'ai pu m'empêcher d'entendre des brides de votre monologue... je veux dire discours. Un incroyable discours, comme j'en ai rarement entendu...
— C'est vrai que je suis assez doué pour les discours, acquiesça-t-il, gonflé d'orgueil.
— Je dirais même, trèès doué ! Et donc voilà, j'en ai entendu quelques brides et je pense pouvoir vous aider pour les perles. Je suis assez doué — presque autant que vous ne l'êtes pour les discours — dans l'art de me faufiler. Si vous m'indiquez l'île où les trouver, je peux vous promettre de vous les rapporter. En échange, je demande simplement la vie sauve.
Barbenfeu parut perplexe et demeura coi, si bien que, dans les rangs, une jeune femme leva la main.
— Oui, Louve Blanche, autorisa le capitaine après un silence que je lui trouvai aussi étrange que cette permission de parler plus que respectueuse. Vas-y, je t'en prie.
— Je pense que...
— Poulpe Borgne, me présentai-je.
— Eh bien, je pense que Poulpe Borgne est le plus... qualifié d'entre nous à accomplir cette tâche. S'il jure devant Poséidon de vous remettre les perles, je ne vois pas ce que nous pourrions y perdre. Il suffit de bien formuler la promesse.
Elle insista sur ses derniers mots. Il y avait anguille sous roche, voire même baleine sous caillou. Néanmoins, je n'avais pas trop le choix et ne relevai pas.
— Tu as raison, Louve Blanche, comme bien souvent. Tu es bien partie pour devenir mon second. Avec tous ses devoirs que tu m'as déjà rendus... Bon, ne perdons pas plus de temps.
Il se tourna vers moi, l'air solennel.
— Poulpe Ba... ?
— Poulpe Borgne, le corrigeai-je.
— Oui, c'est ce que je disais. Poulpe Borgne, jures-tu devant Poséidon d'aller chercher les perles dans les profon... à l'endroit où elles se trouvent et de me les rapporter en échange de ta liberté ?
Ma peau visqueuse froncée par mon mauvais pressentiment, je répétai après lui :
— Oui, moi, Poulpe Borgne, jure au cap'taine Barbenfeu d'aller chercher les perles à l'endroit où elles se trouvent et de les lui rapporter en échange de ma liberté, et ce devant Poséidon.
Le bateau trembla. Si l'un de nous ne tenait pas sa promesse, Poséidon venait de nous avertir que ça se passerait très mal.
Je frottai mes nombreux tentacules entre eux, pressé d'en finir.
— Alors, les interrogeai-je, où se trouve ses perles ?
Une mouette passa.
Mon regard parcourut l'assemblée de pirate sans en croiser aucun. Tous étaient saisis d'un vif intérêt pour le plancher qu'ils devraient penser à récurer plus régulièrement, ou pour la mouette et la fiente qu'elle venait de lâcher.
— Capt'aine Barbenfeu ? insistai-je me balançant d'un tentacule à un autre.
Son regard à lui était obstinément rivé vers le ciel. Il sifflotait en accord avec les grésillements produits par sa barbe enflammée. Un de ses moussaillon dut lui donner un coup de coude pour que ses yeux se pose sur mon regard insistant.
Il se gratta la nuque. Je vis sur sa main des petites flammèches et me demandai si tous ses poils étaient de feu. Après tout, son chapeau cachait ses cheveux et ses sourcils. Peut-être rasait-il tous ceux sous ses vêtements afin de rester un minimum vêtu ? Il s'éclaircit la gorge.
— Les perles se trouvent dans les profondeurs océanes.
Il commença à fixer les quelques nuages qui commençaient à apparaître, tandis que j'avais entrepris de me fondre dans le sol, me teintant des nuances du planchers mal récurés.
— À plusieurs centaines de mètres sous mon navire, ajouta-t-il d'un ton qu'il tenta vainement d'alléger. Peut-être même kilomètres.
— Merde, répondis-je des larmes particulièrement salées me montant aux yeux.
***
— Naaaaaan ! Veux pas y aller !
Sous le ciel désormais complètement envahi par de sombre nuage à l'aspect plus que menaçant, mes ventouses s'agrippaient à tous ce qu'elles pouvaient afin d'éviter que la horde de pirate ne parviennent à me jeter par-dessus bord.
— J'ai une aquaphobie, une thalassophobie aussi ! C'est du sérieux ! On ne guérit pas de phobie comme ça ! Ce sont plus que des simples peurs ! Il me faudrait plusieurs séances chez un psychologue. Peut-être une thérapie par l'exposition, d'accord ! N'empêche, faut y aller par étape ! Par exemple, ils vont faire des dingueries avec la réalité virtuelle, dans le futur ! On devrait attendre jusqu'à là, comme ça, on augmentera la probabilité de réussite de cette mission et...
— Mais qu'est-ce qu'il nous raconte ? grinça celle que je reconnus comme la Sorcière Noire. Tu vois bien qu'on n'a pas le temps d'attendre ! Regarde le ciel ! Si tu ne te dépêches pas, tu mourras en nous entrainant avec toi !
— La faute à qui ? Pourquoi vous m'avez laissé jurer devant Poséidon ? Je vais mourir de toute façon ! Tant mieux si vous y passer avec moi ! J'ai peur de la solitude, de l'abandon aussi ! Je préfère être accompagné dans cette épreuve !
— TIREZ ! hurla un pirate tatoué d'une ancre sur son biceps tout rebondi.
Je me sentais lâcher, mes ventouses grinçaient sur le bois. Un tentacule dut abandonner, une écharde s'y était plantée.
— Barbenfeu ! criai-je en direction de la cabine du cap'taine dans laquelle il s'était enfermé.
Une lueur de bougie luisait à travers une petite fenêtre. Je m'aperçus rapidement qu'il s'agissait de sa barbe, redoublai d'efforts pour le convaincre :
— Il doit bien y avoir un moyen de rompre la promesse tout en apaisant la fureur de Poséidon !
À cette mention, le bateau manqua de se retourner et Barbenfeu abattit des rideaux de velours pour m'abstreindre à sa vue.
— Ne m'obligez pas à retourner dans l'océan ! continuai-je tout de même, saisi par la force du désespoir. Par pitié !
L'équipage parvint finalement à me décoller du bateau et je fus catapulté vers les eaux tumultueuses. Je chutai un moment vers les profondeurs avant de parvenir à me débattre pour regagner la surface. Néanmoins, les pirates m'y attendaient. Armés de longues perches enduites d'une substance graisseuse, ils s'évertuaient à me repousser dans l'océan, bien à l'abri sur leur petit navire.
— Blurp ! Blurp ! Je me noie ! Je ne sais pas nager !
J'avais beau essayer de m'accrocher à leur bâton, l'épais liquide noirâtre m'en empêchait. Je glissais. Ce truc à la vague odeur de nourriture était encore plus visqueux que moi. Intrigué par l'odeur, je gouttai du bout de mes mandibules. Le temps d'exprimer une grimace de dégout, le bateau n'était plus en vue.
Je ne sais pas combien de temps je restai là, envahi par la peur de me noyer, submergé par l'impression qu'un monstre allait surgir des profondeurs pour me manger. Mes branchies s'ouvraient et se refermaient à un rythme anormal. Je peinais à respirer.
Mais les minutes s'écoulaient et quand je fus enfin calmé, je me rendis compte que j'étais sous la surface, et non plus au-dessus. Ça devait être ces épais nuages qui entravait ma vision. Ils avaient dû m'empêcher de réaliser que je m'enfonçais dans les profondeurs. Étrangement, j'arrivais à respirer sous l'eau, je ne me noyais pas. Et j'étais forcé de constater qu'aucune bête monstrueuse de m'avaient encore dévoré.
Je pris donc encore un peu plus sur moi et entrepris, toutefois assez méfiants, de descendre encore plus profondément. Si je voulais sortir de là, je devais trouver les perles. Quand je les aurais trouvées, il ne me resterait plus qu'à remonter. Le cauchemar serait terminé.
Une chose m'effleura. J'hurlai et des grosses bulles sortirent de mon bec. Cette fois-ci, c'était pour de vrai ! J'allais mourir ! J'allais mourir et ça remontait vers mon visage... Je me calmai instantanément en constatant qu'il s'agissait d'un petit bout d'algue.
Je me tus et continuai mon chemin.
Autour de moi, tout était de plus en plus sombre. Ils étaient bien malins, ses pirates. M'envoyer chercher des perles sans me dire précisément où elles étaient. Ne savaient-ils pas que les profondeurs... bah c'était profond ?
Tout devenait si sombre autour de moi que je ne perçus bientôt plus rien.
Une lueur attira mon regard. De la lumière ! Je devais être sauver ! J'avais si peur du noir... Mes tentacules me propulsèrent avec vivacité dans sa direction. Hihi ! Ça devait être une perle ! Elle n'avait plus rien d'une lueur désormais et brillait avec la même intensité qu'un petit soleil océanique. Je ...
Maman, à l'aide ! C'était pas une perle !
Un horrible monstre aux dents effilées, son regard sans âme, possédé par le démon. Une peau d'un brun jaunâtre avec cette sorte de tige partant de son front, qui suspendait de la lumière devant sa gueule béante.
Demi-tour !
Ses dents claquèrent. Je me propulsai avec toute la force que je pus, les yeux rivés vers l'arrière, vers cette créature hideuse, si bien que je percutai une masse dure, perdis connaissance en m'enfonçant encore plus profondément.
Quand je repris mes esprits, je hurlai. Des bulles brouillèrent ma vue. La chose était juste devant moi avec, pour seule obstacle entre nous, sa lanterne.
— Est-ce que tu pourrais arrêter de crier, s'il te plaît ? Ça me fait mal aux oreilles.
— Aaaaah ! Un poisson qui parle !
Ce devait être un suppo de Satan. Je ne voyais que cette explication devant une telle sorcellerie. Ses écailles se froncèrent. Il devait être en colère. Ses yeux globuleux étaient dépourvus d'âme.
— Aaaaah ! Me mange pas, steuplé !
— Je ne vais pas te manger. Je n'aime pas le poulpe, ça se coince entre les dents.
— Menteur ! Pourquoi tes dents ont-elles claqué tout à l'heure, alors ?
— Mes dents n'ont pas...
Il se tut devant mon air méfiant avant de reprendre :
— Tu semblais perdu et tu venais à ma rencontre. Que fais-tu si loin dans les profondeurs océanes ?
Aller savoir pourquoi, mais je décidai de lui répondre.
— Je cherche des perles.
— Quoi comme perles ?
— Je sais pas trop. On m'a balancé à la mer sans m'expliquer grand-chose.
Sa lanterne se balança de gauche à droite, m'hypnotisant tandis qu'il réfléchissait. Je me laissai bercer un instant. Son horrible bouche pulpeuse recommença à s'activer et je me contentai de la fixer, comment était-ce possible d'avoir des dents si effilées ?
— Est-ce que tu m'écoutes ? m'ébroua-t-il finalement.
— Absolument pas, tu disais ?
La boule lumineuse cogna plusieurs fois son front. Peut-être de désespoir ?
— Bon, je disais, recommença-t-il finalement. Est-ce que ses perles sont les plus belles qui soient ? Si brillantes qu'elles aveugleraient un aveugle au contact des rayons du soleil terrestre ? Si blanches que toutes les dents seraient jaunes, en comparaison ? Si jolies qu'elles rendraient fous les êtres les plus orgueilleux ?
— Alors là, aucune idée. On m'a juste dit qu'elles étaient dans les profondeurs et que c'était pour payer un tribut aux sirènes. Et encore, on me l'a pas vraiment dit, j'ai plutôt glané les infos quand j'étais en train de faire ma sieste au soleil. Maintenant que j'y pense, cet équipage est vraiment très bancal. Je me demande comment il a fait pour survivre jusque là. Et n'empêche, ta description me fait vachement penser aux perles de ma...
— C'est bon, j'ai compris. Tais-toi, c'est bien les perles dont je t'ai parlé. Suis-moi.
Avant que je n'aie pu trouver quelque chose à y redire, le monstrueux poisson plongea encore plus profondément dans l'océan. J'hésitai d'abord à l'accompagner. Cependant, j'avais toujours peur du noir, et de l'abandon. Alors, je m'exécutai.
Au fur et à mesure que nous nous enfonçâmes, la pression devenait plus forte. Si forte qu'elle commença à me blesser. Puis, des ébauches de jolies lueurs aux reflets multicolores parvinrent à mes rétines et j'en oubliai la douleur. La peur, aussi.
Nous avions atteint les fins fonds océaniques et je découvris avec émerveillement qu'ils regorgeaient de coraux phosphorescents. Verts, oranges, bleus, jaunes et même roses — comme quand je ne trafiquais pas ma couleur de base. Et ses coraux, vivants, se mouvaient lentement, presque immobiles. J'osai même en frôler un du bout du tentacule. C'était magique. Un magnifique banc de petits poissons colorés nous croisa et j'en oubliai ce qui m'amenais là. Nous errâmes un moment juste au-dessus d'eux. Enfin, moi j'errais, le poisson-lanterne, lui, savait très bien où il allait.
Quand une lumière bien plus forte vint agresser ma vue, je dus plisser les yeux.
— Voilà tes perles, annonça mon nouvel ami. Si j'étais toi, je les transporterais dans une grande algue assez large. Ça évitera de te rendre myope.
J'en trouvai une à la pâle lueur verte et emballai mon butin sans le regarder. Ma tâche achevée, je me tournai vers l'étrange créature.
— Pourquoi m'as-tu aidé ?
— Parce que tu me faisais vraiment pitié. Au revoir, maintenant. J'ai fait ma bonne action de la journée, je peux aller tuer d'autres poissons innocents sans avoir un trop mauvais karma.
Et il partit sans attendre en direction du banc de petits poissons colorés que nous avions croisés. Je voulus le suivre mais il était déjà trop loin. Je me propulsai alors vers la surface.
***
Il me fallut encore plus de temps pour remonter que pour descendre. Saleté de pression. Néanmoins, mon ballotin avec moi, l'obscurité était moins sombre et effrayante.
Quand j'immergeai ma tête ovale hors de l'eau, je pus enfin respirer. J'aperçus le bateau à quelques kilomètres de là, dans l'océan vide. Les nuages et le tonnerre étaient repartis. L'eau rejoignait le ciel et distinguer l'horizon était difficile.
Un horrible brouhaha informe provenait du navire. Tout en m'approchant, j'hésitai à faire demi-tour. Mais je me rappelai ma promesse et la mort ne m'avait jamais spécialement intéressé. Un sentiment de gène intense m'envahit quand je me rendis compte qu'ils chantaient une sorte de Frère Jacques aux paroles modifiées sur des pieds douteux, le tout en canon et dirigé par Barbenfeu devant un équipage tout sauf emballé.
— Si l'poulp' meurt-euh, si l'poulp' meurt-euh, on mourra, on mourra !
Arrivé au pied du bateau, j'entrepris ma montée à l'aide de mes précieuses et innombrables ventouses.
— Et se s'ra pas fun-euh ! Et se s'ra pas fun-euh ! Pour...
Voulant mettre un terme à cette séance de torture, je jetai le sachet au pied du cap'taine et raclai ma gorge. Ce dernier sursauta, les flammèches de son menton s'emballaient particulièrement, pris en plein délit — comme quoi il se rendait compte qu'il s'agissait d'abus de pouvoir.
— Oh, euh... Poulpy !
— Poulpe Borgne, cap'taine. Je vous ai ramené les perles. Vous m'amenez sur la terre ferme et on sera quitte.
Au regard qu'il me lança, je devinai qu'une deuxième baleine se cachait sous un autre caillou. Mais avant que je n'aie pu l'interroger, le bateau se mit à trembler.
— Un Kraken ! cria un pirate particulièrement paniqué.
Des tentacules deux fois plus épaisses que le mat apparurent sur les rebords du navire. Le bois se fissura par endroit. Craqua légèrement. Tout l'équipage se mit à hurler, geindre et courir en tous sens, sans but précis dans une tentative de rester en vie particulièrement incohérente.
— Euuh... essaya Barbenfeu d'une voix tremblotante. Virez à tribord, non bâbord... Enfin, je veux dire... De toute manière personne ne sait ce que ça veut dire et...
Un tentacule rosé glissa sur le parquet toujours aussi sale — ils auraient pu profiter de mon absence pour faire le ménage au lieu de commencer des chants douteux. Couvert de ventouse, il vint s'accrocher à la grande voile et la déchira. Une tête fort similaire à la mienne sortit de l'eau et fit de l'ombre au bateau, se secouant dans tous les sens et poussant un bruit guttural.
La marin au biceps tatoué d'une ancre fut emporté à plusieurs mètres de hauteur par une cheville.
J'avais trop la honte et hésita à me fondre dans le bois sale du parquet pour y disparaitre. Mais, n'y tenant plus, je finis par m'exclamer :
— Maman ! Qu'est-ce que tu fais là ? Tu m'as suivi ? Tu m'avais promis que tu me suivrais pas et me laisserais prendre mon indépendance, cette fois !
Il n'en fallut pas plus pour que toute la scène se fige et que tous les yeux se braquent sur moi. Même ceux de ma mère qui semblèrent surpris de me voir ici. Étrange.
— Ta maman ? demanda Barbenfeu, immobile d'incompréhension.
— Bah oui ! Ma maman ! Vous voyez pas la ressemblance, cap'taine ? On a les mêmes branchies et le même bec !
Il porta sa main au menton, comme pour réfléchir et se brûla avec sa barbe.
— Maintenant que tu le dis, c'est vrai que ça saute aux yeux, affirma-t-il, peu convaincu en secouant ses doigts meurtris.
— Mon chéri ! s'exclama ma mère toute contente. Qu'est-ce que tu fais là ? Ton voyage se passe bien ? Est-ce que tu rentreras dire bonjour à ta mamounette ce week-end ? Je préparerai ma soupe aux huîtres.
Les tentacules avaient disparu, sur le bateau, laissant seulement les quelques dégâts déjà occasionnés et le marin qui venait de retombé comme une masse, hébété. Sans me laisser le temps de lui répondre, elle enchaîna :
— D'ailleurs, est-ce que tu n'aurais pas vu mon collier de perles, par hasard. On vient de me le dérober et je pense qu'il est ici !
L'équipage, aussi muet qu'un troupeau de carpes, nous observaient les bras ballants. Barbenfeu, soufflait doucement sur sa main brûlée. Il voulut cacher le ballot d'algue mais je le devançai. On ne doit jamais mentir à sa maman et je tentai un truc :
— Des perles ? C'est-à-dire ? Si brillantes qu'elles aveugleraient un aveugle au contact des rayons du soleil terrestre ? Si blanches que toutes les dents seraient jaunes, en comparaison ? Si jolies qu'elles rendraient fous les êtres les plus orgueilleux ?
— Mon chéri... Tu parles étrangement. Tu connais mon collier ! Je le mets à tous les repas de famille...
Je m'étais bien dis que leurs lueurs me disaient quelque chose.
Je pris donc mon courage à deux mains en inspirant un bon coup, ce qui me fit mal aux branchies.
— C'est moi qui te les ai prises. Désolé ?
Je fermai les yeux d'appréhension mais ce fut sa voix douce qui m'accueillit en retour.
— Mais, mon chéri, pourquoi ne m'as-tu tout simplement pas demandé ? Je te les aurais apportées si j'avais su.
— Je savais pas que c'était les tiennent...
— Bon, ce n'est pas grave. Gros bisous. N'oublie pas de passer ce week-end. Moi, je dois y aller, j'ai des courses à faire. Passe une bonne semaine, mon chéri !
Son tentacule jaillit une dernière fois hors de l'eau pour venir me pincer la joue et elle disparut.
— Il vient de se passer quoi, là ? demanda la Sorcière Noire.
— Le Kraken est ta mère ? m'interrogea la Louve Blanche.
Barbenfeu s'était assis et respirait, comme s'il avait failli mourir.
Moi, j'avais trop la honte. J'étais un grand poulpe, maintenant. Les mamans, c'était pas censées venir dire bonjour à leur grand poulpe. J'avais viré au rouge, un rouge sang que je ne parvenais pas à diluer en couleur plus douce.
Quand Barbenfeu parvint à se ressaisir, il regardait fixement dans ma direction. Je tournai la tête derrière moi et dus me forcer à constater que c'était moi, qu'il observait.
— Toi, je te veux dans mon équipage, m'informa-t-il. Quelles sont tes compétences ?
— Mais vous deviez m'accorder la liberté ! Je veux qu'on me dépose sur la terre ferme ! J'ai le mal de mer, je crois !
— Pff ! La terre la plus proche est l'archipel aux Milles Yeux ! Je t'accorde la liberté de choisir entre aller jusqu'à là à la nage, ou à intégrer mon équipage pour t'y rendre sans toucher l'eau !
Voilà, elle était là, la deuxième baleine de caillou. Je soufflai théâtralement en me remuant en tous sens. Puis, je me calmai. Un peu de compagnie ne me ferait pas de mal.
— Tes compétences ! rugit le cap'taine à l'humeur versatile.
— Euh... la cuisine, je me débrouille plutôt...
— Parfait ! Tu seras chef cuistot ! Philippe, tu es rétrogradé à la vaisselle ! Ta nourriture est infecte ! Où sont les restes d'hier pour qu'on montre un contre-exemple à notre nouvelle recrue ?
— On s'en est servi pour repousser Poulpe Borgne dans l'eau quand il tentait de se dérober à sa promesse, mon capitaine.
La Louve Blanche avait parlé et le cap'taine hocha la tête.
— J'y ai goutté par curiosité, confirmai-je. C'était bel et bien infecte.
— Parfait ! reprit Barbenfeu. Dans ce cas, remettons les voiles et cap sur l'Archipel aux Milles yeux !
J'avisai la grande voile déchirée avant de saisir les mots qu'il prononçait depuis le début.
— L'Archipel aux Milles Yeux ? ne pus-je m'empêcher de m'exclamer. On n'irait pas sur l'île des Millefeuilles plutôt ? Parce que, là, j'imagine milles yeux qui me fixeraient sans cligner et ça me file un peu la chair de poulpe.
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