Chapitre 6 : Faible d'être Lisa Creuze
Je peux assurer que mon entrée en cours d'histoire n'a pas été la plus discrète. Peut-être est-ce à cause de mes cinq minutes de retard, ou bien à cause de mes yeux rougis, ou de mes joues trempées. Est-ce qu'on parle de mes cheveux de travers, et de mon regard perdu ? Enfin bref, niveau discrétion, on repassera. Les élèves de la classe se sont aussitôt mis à chuchoter et j'ai pu entendre distinctement mon prénom.
J'ai eu le droit à un haussement de sourcil de Mathis tandis que je me laissais tomber de tout mon poids sur la pauvre chaise, qui elle n'avait rien demandé.
A présent, je tente de faire la mise au point avec mes yeux sur le stylo situé à moins de deux centimètres de mes yeux. C'est peut-être pour ça que je le vois flou, sûrement même. Mais il est hors de question que je bouge, il est hors de question que je redresse la tête et que je croise les regards pleins de curiosité des autres.
J'ai pris la décision de passer les cinquante prochaines minutes dans cette position. Cette dernière heure, si particulière tourne encore en boucle dans ma tête et je n'arrive pas à trouver l'élément déclencheur, si ce n'est moi. Je suis la cause de ce massacre et j'ai beau me dire que c'était la pire chose que j'aurais pu faire, je ne parviens pas à regretter ces instants magiques que j'ai... magiques ? Non je déraille complètement ! Ces instants étaient ... bizarres. Oui, rien d'autre et surtout rien de positif, il n'y a qu'à voir dans quel état, ces soixante petites minutes m'ont mise.
Soudainement, je me sens faible, faible d'être ainsi, détruite. Faible de m'être laissée faire, faible de ne pas comprendre. Faible d'être Lisa Creuze.
- Alors ? demande Ambre à la sortie de ce cours qui m'a paru bien trop long et bien trop court à la fois.
Je hausse les épaules.
- Ne me dis pas qu'il n'y a rien ! Tu t'es vue dans le miroir ? Est-ce qu'il t'a fait mal ? Il t'a insulté ? Vous vous êtes embrouillé ? Il t'a rejeté ?
Je fais non de la tête.
- Quoi alors ?
- C'est tout le contraire. Le contraire de tout ce que tu viens de dire. Mais c'est justement ça qui ne va pas !
Elle ne semble pas comprendre. De toute manière, personne ne me comprend. Même moi, je ne me comprends pas moi-même.
- Bon, viens, il faut au moins que tu te passes un peu d'eau sur le visage.
Ambre m'attrape par le bras et nous filons aux toilettes. Cette scène me rappelle quelque chose ... Quand je la consolais après qu'elle ait passé une soirée difficile. Cette fille est si forte. Rien ne me dit qu'avec son père, ce n'est pas pire, pourtant elle est là et c'est elle qui me soutient par le bras.
Avec plaisir, je m'éclabousse le visage, je rattache mes cheveux et je passe mon habituelle couche de mascara. Ce mouvement simple me ramène des années en arrière, Jade m'attendait à la sortie en soupirant que je prenais trop de temps. Quand je lui demandais s'il était bien appliqué, elle répondait oui avant de regarder, ce qui avait le don de m'agacer. À ces souvenirs, un sourire triste m'échappe et je relève la tête sur le miroir. Que penses-tu de moi Jade ?
Derrière moi, je vois Ambre qui passe sa main dans ses cheveux sombres. Et elle, que pense-t-elle ? Quand je me retourne pour lui parler, je croise un regard surpris et ... froid. Celui de Romane. Je contemple ses cheveux bruns parfaitement lissés, voilà longtemps que je ne l'avais pas vue.
Elle aussi s'est figée dans son geste et on reste un moment, immobiles, en duel de regard. C'est elle qui finit par baisser les yeux et sortir de la pièce. Ambre a observé le manège dans son coin, mais elle ne fait pas le moindre commentaire. Elle me suit simplement quand nous sortons à notre tour des toilettes.
Ce matin, je n'ai même pas demandé à Julien comment avait fini son histoire avec Romane, il ne m'a lui non plus, pas harcelé de questions, nous avons tiré un simple trait sur le passé pour juste profiter de cette heure. Et si vous voulez mon avis, c'était une grave erreur.
- Tu ne veux pas parler ? demande posément Ambre.
Je la regarde un instant et je murmure.
- J'ai craqué, j'ai renoué le contact c'était ... c'était bien jusqu'à ce que je réalise la connerie que j'étais en train de faire.
- Et là ?
- Là je me suis effondrée, je lui crié dessus et j'ai pleuré, voilà un résumé.
Elle acquiesce doucement et je sens sa main se glisser autour de mes épaules. Est-ce qu'un jour, je serai une amie à cette hauteur ?
La journée se termine laborieusement, je peux enfin prendre le chemin du retour. Je peux enfin m'extirper de cet amas de chuchotis, de regards et de pression. Je peux enfin retrouver le calme, au moins autour de moi. Le bruit de mes pas m'apaise, ici, seule sur le trottoir, j'ai l'impression de reprendre petit à petit le contrôle de moi-même.
Quand je rentre dans la maison, j'ai le droit à un interrogatoire complet de maman avant de pouvoir m'éclipser dans ma chambre. Et là, assise à mon bureau, la tête dans mes mains, je prends une profonde inspiration. Je pense à Clémence, ma psy en comptant les secondes tandis que j'expire calmement.
* * *
Le lendemain, samedi, après un petit déjeuner et un repas du midi dans une ambiance tendue, je songe quelques instants à ce que je pourrais faire de mon après-midi et je suis immédiatement attirée vers le tiroir où j'ai glissé les papiers de papa précipitamment la dernière fois. Sans réfléchir, je l'ouvre et je contemple le tas qui me fait face. Est-ce que tout ce que je fais me mène réellement quelque part ?
Le même carré sombre, la même photo attire une nouvelle fois mon regard et je la saisis.
L'image n'est pas de très bonne qualité et légèrement floue, néanmoins je peux distinguer une rue mal éclairée et quelques hommes en survêtement accroupis dans un coin. La lueur de la cigarette orange qu'un homme tient entre ses doigts produit un halo de lumière, mais les capuches et l'éclairage ne me permettent pas de voir de visage. Je repère un nouvel éclat, une montre. Une silhouette semble allongée. Mais qu'est-ce que cette photo fait là ? A-t-elle un quelconque rapport avec ...
- Lisa ! Téléphone !
Un gros soupir m'échappe. Je n'y arriverai donc jamais ?
- Allo ? râlé-je quelques instants plus tard en attrapant mon téléphone.
- Lisa c'est moi.
- Ambre ?
- Ça te dirait qu'on se voit ?
Je suis tentée de dire non et de poursuivre mes recherches, mais n'est-ce pas encore une fois une réaction égoïste ?
- Je te dérange ? Tu faisais quoi ?
- Rien d'intéressant, mens-je. On se rejoint au parc dans trente minutes ?
- Super !
Maman n'a clairement pas l'air ravie de me voir sortir sans avoir plus travaillé, mais je pense aussi qu'elle a en tête le mois complet que j'ai passé seule. Elle me demande d'être prudente et de rentrer rapidement.
Comme toujours, j'acquiesce et je lui promets ce qui est à promettre. Quand je peux enfin claquer la porte derrière moi, je revois la photo qui danse dans mon esprit. Qui sont ces gens ? Mais au fond, je sais que ce n'est probablement rien qui me concerne et ces recherches me mèneront sûrement nulle part mais c'est pour le moment la seule piste.
Pense à autre chose Lisa. Accorde-toi juste une petite pause ! pensé-je.
Et à cet instant, précis, je ne souhaite qu'une chose : me changer les idées.
Comme prévu, je rejoins Ambre et on commence à marcher dans les rues, on discute... On pourrait paraître très légères et désinvoltes, mais en réalité, nos mots sont pesés, on évite soigneusement les terrains glissants et on zigzague habilement entre les sujets sensibles. Il n'empêche que je profite, il n'empêche que j'ai la tête ailleurs. Il n'empêche que Julien, que papa, que mes recherches ne sont plus omniprésents dans mon esprit.
Nous prenons la route pour rejoindre notre café préféré. Nos pas sont calés, on se tient côte à côte, et je l'écoute me raconter son opinion sur le prof d'histoire. Dans ma tête, j'aimerais lui demander si la situation avec son père s'est arrangée et je suis sûre que dans sa tête elle se demande plein de choses sur moi, mais nous avons comme fait un pacte silencieux. Aujourd'hui, on met tout ça de côté. Aujourd'hui, on profite.
Insouciantes, encore innocentes, on tourne au coin de la rue sans se douter une seule seconde de ce qui nous attend. De qui nous attend...
Quand j'aperçois sa silhouette, je me crispe.
Quand j'entrevois son visage, je me fige.
Quand je croise son regard, je me tétanise.
Paniquée, je tire Ambre par le bras pour la prévenir mais son visage n'est que le reflet du mien.
Terreur.
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