Chapitre 1 : Cette petite chose s'est envolée

- Lisa ? Lisa !

Mes yeux se rouvrent brusquement. Je viens de vivre une crise d'angoisse. Une de plus.

Le visage soucieux de Julien me fixe.

- Ça-va ?

- Oui, marmonné-je la gorge nouée.

Ce n'est pas la première fois que ce genre de sensation me contrôle. La psy dit que c'est normal après un traumatisme.

- Tu saignes, constate Julien.

Du bout des doigts, il effleure ma tempe.

Maintenant qu'il le dit, je sens effectivement des picotements, j'ai dû m'érafler en tombant. Rapidement- peut-être trop au passage- je me redresse. Un gout de bile envahit aussitôt ma bouche et je ferme mes paupières le temps de reprendre mes esprits.

Quand je les rouvre, il est toujours là et il agite un tissu blanc devant mon nez. Bien que contre mon gré, j'attrape le mouchoir qu'il me tend et j'éponge délicatement mon front. Je ressens quelques légères piques, mais ça semble superficiel.

Le regard de Julien ne me quitte pas un seul instant. Il pèse sur mes épaules.

- C'est bon, merci, dis-je un peu sèchement.

Il hoche la tête de haut en bas mais ne bouge pas pour autant. Ses sourcils sont froncés d'inquiétude et je tente un petit sourire pour le rassurer.

- Ne t'inquiète pas, tout va bien, c'est réglé.

- Je n'en suis pas si sûr... débute-t-il.

- Moi si.

Pour prouver mes paroles, je me lève d'un bond, j'ignore superbement mes jambes tremblantes et je me dirige vers la foule. Mon sang bat encore fort dans mon crane, mes oreilles émettent toujours un petit sifflement, mais ce n'est pas comparable à la douleur que je viens de subir. Ce genre de crise qui me vrille le cerveau.

Je me mêle aux invités et je garde le regard braqué au sol. Les battements de mon cœur finissent par reprendre un rythme normal et petit à petit tout semble reprendre sa place dans mon corps.

Silencieuse, je contemple mes larmes qui s'écrasent sur mes chaussures une à une au fur et à mesure, des commentaires et musiques que j'entends. Chaque élément faisant ressurgir des souvenirs qui me sont chers. Chaque élément me fait l'effet d'un coup de poignard dans le cœur. Chaque élément ravive ma culpabilité.

Des mains se posent sur mes épaules, me serrent contre des torses, essuient mes joues. Je ne relève même pas les yeux. Je laisse les gens onduler et s'agiter autour de moi, je laisse leurs paroles me glisser dessus sans même m'effleurer.

- Tu sais Lisa, tu as toujours été là pour moi, à mon tour maintenant, me murmure Ambre avant de s'éloigner.

Les invités partent en fin d'après-midi et il ne reste rapidement plus que maman et moi sur les lieux, dans le cimetière. Elle est assise devant la pierre tombale et je vois ses épaules qui tressautent. Elle pleure. Je songe à venir la serrer dans mes bras mais encore une fois, j'ai l'impression qu'un ravin a été creusé entre moi et elle.

Enfin, disons un ravin entre moi et tout le monde, moi et le reste de la population. Je me dirige alors vers les grilles du fond, vers l'autre allée, celle qui je connais par cœur, celle de ma meilleure amie. Est-ce humain de vivre deux drames en un an ? Est-ce que quelqu'un sur cette planète serait capable de les supporter ?

A mon tour je m'assois et je contemple les lettres gravées.

- J'aimerais tellement que tu sois à mes côtés, murmuré-je. Toi tu pourrais me dire ce que je suis sensée faire. Tu pourrais m'épauler, me faire rire, me transmettre ta joie de vivre.

J'essuie nerveusement une larme.

- Tu me manques tellement Jade. Vous me manquez tellement.

Autour de moi, la nuit tombe, le gardien attend que nous sortions pour fermer et il me fait un léger signe de bras. Ça me rappelle ma soirée d'anniversaire. Mes dix-sept ans, celle où Julien et moi avons escaladé la grille et étions seuls dans le cimetière vers une heure du matin. À cet instant, je m'étais sentie si proche de lui... Parfois, je me demande comment nous en sommes arrivés là.

Est-ce que nous avons traversé tant d'épreuves pour finir ainsi ?

Je suis maman hors du cimetière et nous rentrons à la maison en silence.

- Merci d'être si forte ma chérie, murmure-t-elle simplement.

Penserait-elle ça, si elle savait ? Si elle savait à quel point je suis impliquée et responsable ? Les lampadaires s'éclairent soudainement, ils grésillent un petit peu puis leur lumière jaunâtre se stabilise.

Je lève les yeux vers le ciel sombre dans l'espoir d'apercevoir une étoile. Son étoile à lui, à côté de celle de Jade. L'étoile de papa. J'entends la voix de mon grand-père me souffler qu'il m'observe de là-haut, me dire qu'il veille sur moi. Mais le ciel est sombre. Pas un petit point lumineux ne vient le percer.

Déçue, je redirige mon regard sur le trottoir. Quelques chewing-gums par-ci par-là, un paquet de cigarettes, un chouchou ... J'observe ensuite les bottines de maman qui claquent, la voiture qui se gare et qui m'éblouit de ses phares. Je connais par cœur ces rues pour les avoir parcourues en long et en large, accompagnée ou seule. J'ai toujours vécu ici, et cette ville, je pourrais la faire visiter les yeux fermés. Le square, la fontaine de la place, l'épicerie à l'entrée de la grand-rue. Je la connais par cœur.

Mais j'ai quand même l'impression que je vois ces rues différemment à présent. Comme si on avait placé un filtre devant mes yeux. Un voile de tristesse qui rend la vie terne, qui efface les couleurs, qui transforme les paysages en noir et blanc.

Maman marque un temps d'arrêt une fois devant le portillon. Des larmes coulent toujours silencieusement sur ses joues. Elle aussi souffre, elle aussi doit s'en vouloir, elle aussi doit se dire qu'elle n'a pas pu dire à son mari qu'elle l'aimait une dernière fois, elle doit regretter ces dernières années où la distance était le maître mot de notre famille.

Délicatement, je sens sa main se glisser dans la mienne tandis qu'elle déverrouille ce pan de bois qui s'empresse de pivoter pour nous laisser passer, comme si il était pressé de nous voir revenir.

Ce soir, une page se tourne, nous lui avons dit au revoir, la seule chose qu'il nous reste à faire, c'est accepter. Même si c'est dur, et même si on va devoir faire des sacrifices, il va falloir y arriver .

Vais-je y parvenir ? J'ai l'impression que, tant que les doutes trotteront dans ma tête, tant que les incertitudes danseront dans mon esprit, je n'y arriverai pas. Pourtant, il le faut. Plus que tout.

Le problème, c'est que tout un tas de détails me chiffonnent. Pourquoi Richard et papa se seraient battus ? Quel est le rapport avec la bombe ? Qui est-l'homme aperçu l'autre soir ? Pourquoi, quand les policiers sont venus dans la maison, aucun papier ne traînait dans le bureau ? Il avait tout rangé, caché, brûlé ? Je n'en sais rien.

- Lisa.

Brusquement, je redescends sur Terre.

- Oui ?

- Je te demandais si tu voulais manger un bout avant d'aller au lit, explique maman.

Je fais non de la tête en ignorant sa mine contrariée. Mon estomac est plus que noué, ma gorge est sèche et ma tête bourdonne. Je serais totalement incapable d'avaler une seule bouchée. À la place, j'attrape un jogging et un grand tee-shirt et je me dirige vers la salle de bain. Après avoir fermé le loquet d'un geste sec, je viens me planter devant le miroir.

Mes yeux fatigués me fixent, ils ont perdu leur éclat.

Cette petite chose indescriptible au coin des prunelles qui rend un regard ... vivant.

Cette petite chose s'est envolée.

- Que je vais devenir ? chuchoté-je pour moi-même.

Et ça, seul l'avenir nous le dira.

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