Ambre

Ses yeux sont fixés dans le vide. Ses cheveux encerclent son visage pale. Ses genoux sont ramenés jusque sous son menton. Elle ne semble pas malheureuse. Non, juste extrêmement calme.

- Ambre ?

À contre cœur, elle décroche ses yeux du ciel sombre.

- Si tu veux manger, il y a des restes dans le frigo, lui dit une femme dont les cheveux sont tirés en chignon lui donnant un air presque sévère : sa mère.

- Oui, oui.

Malgré ces apparences strictes, elle est en réalité bien douce cette femme. Peut-être même trop douce. Parce que la vie, elle n'épargne pas les doux, elle n'épargne pas ceux qui n'ont rien demandé.

Les jambes de Ambre se déplient et elle se redresse lentement. Laissant dans son dos, la nuit qui tombe doucement, abattant un voile nouveau sur la ville. Sa chambre est sous les toits de l'immeuble.

Le plafond légèrement incliné pourrait lui donner un charme si elle n'était pas aussi étroite et aussi... simple. Mais elle lui convient très bien.

Comme promis, Ambre trouve au frais une part de lasagne décongelée. Machinalement, elle la glisse dans une assiette et elle appuie trois fois sur le bouton rond du micro-onde. Alors que l'assiette tourne sur elle-même, elle regarde fixement la porte d'entrée qui se trouve face à elle.

À tout moment, la poignée peut s'agiter, et il pourrait entrer.

Ses yeux ne bougent pas d'un millimètre avant que le micro-onde n'émette ses bips. Ambre attrape alors son assiette et deux couverts et elle remonte dans sa chambre.

Comme tous les soirs, elle mange seule. Ici, c'est chacun pour soi. Ça peut avoir un côté agréable, personne ne lui reprochera une mauvaise note ou un sac qui traîne. Mais quelque chose manque à cette famille. Si on peut encore appeler ça une famille...

La solitude, Ambre n'a connu que ça. Elle n'a jamais été entourée de dizaines d'amies. Lisa, est une des seules à connaître une partie de son quotidien. C'est du moins la seule à qui elle l'a avoué les yeux dans les yeux. Est-ce que ça a changé quelque chose à leur relation ? Pas vraiment. Peut-être que le regard de Lisa a un peu changé ? Peut-être qu'elles ont plus fui certaines conversations.

Mais Ambre sait que Lisa aussi a ses soucis et elle non plus ne doit pas baigner dans une super ambiance. Égoïstement, c'est pour cette raison qu'Ambre se sent si bien avec elle. Ella a l'impression que Lisa la comprend et ça, même si Lisa ne connaît pas tout d'Ambre, et même si Ambre ne connaît pas tout d'elle, elles partagent leur peine.

Ambre entend la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer. Figée dans son mouvement, elle attend. Mais pour son immense soulagement, plusieurs voix masculines retentissent. Il n'est pas seul. Du moins, pas pour le moment.

Vu leurs tons précipités, leur discussion semble tout sauf sereine, mais à cet instant, elle s'en fiche. Tout ce qu'y lui importe, c'est qu'il va la laisser tranquille ce soir. Elle va pouvoir finir son repas et dormir.

Sous certains angles, Ambre se sent égoïste. Elle ne pense qu'à l'instant présent, elle ne pense qu'à ce soir qu'elle va pouvoir passer tranquillement. Elle ne pense qu'à sa petite personne et elle en oublie presque Lisa et ses soucis. Alors dans ces moments-là, quand elle se surprend à avoir ce genre de pensées, elle s'en veut.

Alors, la seule chose qu'elle trouve à faire c'est de se rouler en boule sur son lit et de bloquer son cerveau.

Lorsque son père n'est pas lui-même, quand il lui fait peur, elle a l'impression qu'elle ne pourra pas lui pardonner et qu'elle ne pourra plus jamais ne serait-ce que le supporter. Mais quand il revient le lendemain, elle n'a qu'une envie : oublier et se dire, se répéter en boucle dans sa tête que ce n'était pas sa faute et que ça ne se reproduira pas. À chaque fois, elle a tant d'espoir que son père change. Tellement d'espoir qu'elle oublie et qu'elle lui pardonne ses violences. Et c'est ainsi jusqu'à la prochaine fois.

* * *

Deux semaines plus tard.

Du désarroi.

De la terreur.

À cet instant, c'est tout ce qu'elle ressent. Ses muscles sont crispés, ses traits figés, ses yeux dilatés.

Elle a su à l'instant où elle a franchi la porte que ça tournerait mal. Elle l'a su à l'odeur qui se dégageait de l'appart, elle l'a su à l'absence soudaine de sa mère. Elle l'a su au visage de son père.

Jusqu'à deux heures du matin, elle s'est faite toute petite dans sa chambre. Incapable de dormir ou de quoi que ce soit. Elle n'osait plus bouger. Puis, la porte d'entrée s'est ouverte avant de se refermer. Une lueur s'est allumée : Alors, non ? Elle allait y échapper...

Ambre a légitimement cru être seule. Tiraillée par la faim, elle est descendue manger innocemment.

Soulagée, le cœur légèrement plus léger, elle s'autorise un mini sourire...Mais la voilà crispée, il lui reste deux marches à descendre. Elle est stoppée dans son mouvement par un visage braqué sur un écran. Seule source de lumière de la pièce. Ce visage a les traits légèrement tirés et un air un peu hagard, en quelques secondes, Ambre tire cette conclusion : il n'est pas sobre...

Brusquement, elle plaque sa main contre sa bouche et elle a mouvement de recul qui fait grincer la marche. Deux yeux sombres se braquent immédiatement sur elle. Deux sourcils noirs se sont froncés. Une mâchoire carrée s'est contractée. Elle ne le reconnaît plus, ça ne peut pas être son père...

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Sa voix est pâteuse. Ses doigts tapent frénétiquement sur le clavier. Il semble agacé.

Ambre n'a plus qu'une envie, disparaître sous Terre.

- Je voulais... manger, marmonne-t-elle d'une voix à peine audible.

Elle n'obtient pas de réponse. L'attention de son père est entièrement consacrée à l'ordinateur.

Ambre est toujours figée, elle attend la sentence. Quelle décision prendre à présent que les secondes s'écoulent en silence ? Remonter ou finir de descendre ? Elle choisit la troisième option : ne pas bouger d'un millimètre. De toute manière, elle en serait incapable, ses jambes tremblent légèrement, toutes ses forces semblent avoir soudainement abandonné leur poste.

La seule chose qu'elle peut encore faire, c'est observer, attendre, avoir peur en silence...

Blam !

Son cœur manque un battement, son souffle se bloque.

Blam !

La main s'abat une nouvelle fois sur la table, avec tant de violence. D'un geste sec et maladroit, l'homme ferme l'ordinateur et donne un coup de pied rageur dans la chaise en se levant.

Ambre est à présent tétanisée. Une terreur s'insinue en elle. Il faut que je fuie ! Que je fuie avant la trempe, avant que la tempête ne se déchaîne...se dit-elle dans un éclair de lucidité.

- Pour la deuxième fois, qu'est-ce que tu fous là ?

Embrumée par la drogue, cette voix qu'elle ne reconnaît pas, mais cette voix qu'elle redoute tant...

- Je...

Lentement, il s'avance vers elle.

Il faut que je fuie.

Ses yeux évaluent mentalement la distance qui la sépare de la porte. Le regard de son père fait le même mouvement et ses sourcils se froncent.

- N'y pense même pas... articule-t-il péniblement.

Mais c'est trop tard, Ambre a bondi, elle se précipite sur la poignée... la poignée qui s'actionne dans le vide. Ses mains se mettent aussitôt à trembler. Les clés ? Où sont les clés ? Elle se jette sur le meuble. Ses doigts se referment sur le trousseau.

Fuir, fuir, fuir.

D'autres doigts plus grands, plus rugueux enferment soudainement son poignet si frêle en comparaison.

- Ambre !

Les yeux emplis de larmes, elle le fixe avec dégout tandis que la prise de son père se referme.

- Regarde-toi, murmure Ambre. Réveille-toi ! Tu n'es pas toi-même... Papa ? Où-es-tu ? Reviens.

Un silence s'installe.

- Papa, je t'en supplie.

Légèrement perdu, les yeux de l'homme se perdent un très court instant dans le vide, inconsciemment, ses doigts se détendent et Ambre tire d'un geste violent sa main contre elle. Les larmes dévalent discrètement ses joues. Elle se met alors à espérer que son discours était convaincant, que son père-son papa- est encore derrière ce masque. Mais malheureusement, elle a tort. Et ça, elle ne s'en rend compte que trop tard. Elle ne le réalise que quand une douleur lui traverse violement le visage. Un gout de sang envahit sa bouche, des étoiles dansent devant ses yeux, le sol semble tanguer et elle s'écroule au sol.

Relève-toi et fuis !

Mais la douleur est partout.

Relève-toi avant que ce ne soit pire !

Péniblement, Ambre redresse son beau visage. À travers son rideau de cheveux, elle aperçoit deux billes noires qui la fixe. Et elle n'y voit dedans que de la colère, une colère sourde, une colère froide, une colère profonde.

Après une légère hésitation, elle tente un mouvement pour se redresser mais une nouvelle fois, une main la bloque dans son élan.

- Tu ne vas aller nulle part, tonne sa voix grave.

Cette voix qui les berçait Lilie-Rose et elle. Lilie-Rose aide moi ! supplie intérieurement Ambre.

Alors qu'elle essuie les coups et qu'elle se mord la lèvre de toute ses forces pour ne pas crier et pour ne pas craquer. C'est la seule pensée qu'elle a : Lilie-rose. Sa sœur, sa jumelle.

Mais soudain, elle ne peut plus. Ses lèvres s'entrouvrent, de faibles sons en sortent. Faibles, à peine audible, mais assez pour qu'il les entende.

- Lilie-Rose n'aurait pas voulu ça.

Son père tangue soudain.

- Qu'as-tu dit ? demande-t-il.

- Lilie-Rose n'aurait pas voulu ça !

Cette fois, Ambre a crié, elle a mis toutes ces dernières forces.

Ses paroles semblent soudainement se transformer en poignards qui viennent percuter son père. La bouche ouverte, il ne bouge plus.

Sans une hésitation, Ambre se précipite sur la porte, la clé entre dans la serrure, d'une main fébrile, elle la déverrouille et sans un dernier regard elle sort précipitamment de l'appartement.

La porte claque derrière elle mais elle ne s'effondre pas. Ses jambes rassemblent le fond d'énergie qu'il reste dans son faible corps et elle court.

Elle court comme si sa vie en dépendait.

Elle court avec qu'un seul objectif, s'éloigner de ce lieu de malheur.

Elle court, et au même rythme, les larmes s'évadent et dégringolent sur ses joues.

Les rues éclairées à la seule lueur des réverbères lui paressent tellement plus accueillantes que cet appartement. Même s'il est probablement autour de minuit et elle sait pertinemment que les quartiers ici, ne sont pas toujours bien fréquentés, elle se sent tout de même plus...chez elle.

Ses jambes refusent de ralentir, ses cheveux rebondissent dans son dos, elle serre tellement fort les clés qu'elles finissent par entrer dans sa chair. Ses chaussures claquent contre le béton. Son souffle est court. Son visage est violacé. Mais pourtant, elle ne faiblit pas, elle semble au contraire monter en intensité à chaque foulée. Un crescendo.

Mais tous les crescendos ont une fin non ?

Cette fin-là est brutale et violente, tout comme l'élément déclencheur de ce crescendo : la peur. Mais à présent, la peur s'est envolée. Elle est partie en même temps que l'innocence d'Ambre, elle a déserté avec les larmes.

Voilà. Après quelques ultimes foulées, elle s'arrête. Peu importe qu'elle soit en plein milieu de la nuit tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle est loin de lui. Et c'est le principal. Et c'est tout ce qui compte à ses yeux à cet instant.

Le souffle court, elle se laisse lourdement tomber contre le panneau publicitaire, une des seules sources de lumière et de couleur dans la rue.

- De quoi j'ai l'air ? murmure-t-elle. Je n'ai rien, même pas de téléphone, d'argent, je suis démunie.

Démunie certes, mais vivante, se permet d'ajouter la petite voix.

- Oui je suis vivante. Mais à quel prix ?

Sans qu'elle les contrôle, ses épaules tressautent. Des sanglots s'échappent de ses lèvres. Car c'est seulement à cet instant, appuyé contre le panneau publicitaire, qu'elle prend réellement conscience de la douleur qu'elle ressent : cette sensation déchirante qui s'insinue partout.

- J'ai mal Lilie-Rose. Vraiment mal ...

Ses paroles se perdent dans l'immensité du monde, personne n'est là pour les recueillir, pour les entendre et pour venir en aide. Non. Elle est définitivement seule.

Lentement, elle replie ses jambes contre sa poitrine en grimaçant à chaque mouvement, et tout aussi délicatement, elle enfouit sa tête dans ses bras.

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