Chapitre 8

J'entendais le bijou en or bouger dans tous les sens à l'intérieur de la poche de ma veste. Je n'avais cessé de le prendre et le passer avec délicatesse entre mes doigts, tout en inspectant chaque partie de la chaînette, me rappelant un peu plus cette fille probablement au nom d'Ella. Ce prénom se répétait en boucle dans ma tête à longueur de journée, sans interruption. En cas normal, il m'aurait donné une migraine abominable, mais je ne pouvais me lasser d'entendre ces quelques lettres formant ce son divin. Ella... Ella... Ella...

Je ne l'avais pas revue depuis ce moment où elle avait déposé ce bijou dans mes mains. J'essayais de contenir la peine et la nostalgie que cela provoquer au fond de moi avec cette chaînette qui avait le pouvoir d'apaiser mes maux, une chose extraordinaire de nos jours. J'aurais bien voulu en parler à quelqu'un d'autre, parler de ce sentiment étrange que je ressentais quand j'étais près d'elle, quand je pensais à elle, mais il n'y avait personne. J'avais bien trop peur de parler de tout cela avec ma sœur, qui interpréterait tout ceci comme un grave délit. Mais je ne pouvais continuer de rester ainsi. Il me fallait de l'aide, des conseils d'une personne en qui j'avais entièrement confiance et que je connaissais depuis tout petit.

- Lynn...

Ce soir-là, ma sœur était dans la cuisine entrain de préparer le dîner. Assise sur une chaise, elle coupait en rondelles des tomates, sur une planche de bois. Elle les faisait ensuite glisser dans l'eau bouillante que contenait une casserole.

- Oui ? me demanda-t-elle toujours aussi concentrée par sa cuisine.

- J'aimerais te parler. Te parler de quelque chose. Et je sais bien que j'aurais dû en discuter bien avant avec toi, commençais-je hésitant.

- Je le savais. Tu ne me fais donc pas confiance ? me lança-t-elle blessé par mon attitude.

- Il est dur de parler de ça, crois-moi, ripostai-je maladroitement.

Je devais me lancer. Ma sœur avait toujours été là pour tout. Elle devait être mise au courant.

- Bon, c'est dur, mais je ne sais pas vraiment ce qui m'arrive. C'est cette fille. Je peux plus m'arrêter de penser à elle, depuis cette prétendue dispute.

- C'était donc avec une fille que tu t'es battu ! s'écria-t-elle surprise.

- Non, non, laisse-moi t'expliquer.

Je lui fis un bref résumé de tout ce qui avait pu se passer cette dernière semaine : les coups de poing, la générosité, l'exclusion, la culpabilité...

- Je vois, lâcha-t-elle finalement, encore absorbée par mes explications.

- Je ne sais vraiment plus quoi penser, aide-moi. J'avais peur de te dire tout cela, pour la simple et bonne raison que... que..., expliquai-je tout en bredouillant, la peur me paralysant.

- Que je n'allais ne pas comprendre que tu puisses tomber amoureux ? Oh, je suis aussi passé par là. Dans une vie des plus banals, nous aurions pu partager ces bons moments avec nos âmes sœurs, mais ici nous devons nous contrôler et rester impassibles à tous sentiments. C'est une des choses les plus dures qui soit à faire, je le sais, mais si tu ne tentes rien Derek, tu risques de ne plus me voir pour le restant de ta vie. Plus tard peut-être, tu auras la chance que nos parents ont eue, mais pour l'instant garde la tête froide et le cœur dur, m'expliqua enfin ma sœur, toujours occupé par ses rondelles de tomates.

- Tu es en train de dire que je dois l'oublier, faire une croix sur cette fille pour ne plus jamais penser à elle, et c'est comme cela que je devrais mieux vivre ? lui demandai-je avec un ton d'ironie.

- Oui, je le pense. Tu ne pourras jamais rester parmi nous, en éprouvant ce sentiment ici. Depuis des siècles nos dirigeants ont toujours redouté l'amour entre deux personnes. Et pourquoi, penses-tu ? Parce que quand nous aimons, nous sommes dotés d'une force inimaginable qui pourrait les détrôner. Nous serions entourés de personnes aimantes, et rien ne pourrait nous arrêter. Mais en vivant comme cela, la routine nous affaiblit un peu plus chaque jour et nous ne pouvons rien leur faire. En aimant, le bonheur nous aurait donné cette force de rébellion. Crois-moi Derek, essaie de ne plus penser à cette fille. Je ne veux pas te perdre.

Ces derniers mots m'avaient profondément touché et j'oubliais déjà mon discours rebelle que j'avais préparé afin de riposter. Ma sœur n'avait encore jamais parlé ainsi, remettant presque en cause la place de notre gouvernement. J'avais été impressionné. Mais est-ce que Lynn avait raison ? Devais-je effacer Ella de mon esprit à tout jamais ? Oublier ce qu'était le bonheur ? Oublier ce qu'était l'amour ? Je ne savais plus vers quelle direction me diriger.

- Je ne sais plus. J'aimerais tellement aimer, marmonnai-je dans les bras de ma sœur.

Je versai des larmes le long du tablier de Lynn parsemé de taches. Le vide et l'incompréhension me faisaient peur ; je ne pouvais vivre sans savoir quoi faire. J'avais besoin de ma sœur, surtout en ces moments où le cœur a tant de dangers à surmonter.

- Sinon, je te félicite d'avoir été aussi courageux. Je n'aurai jamais su gérer aussi bien que toi cette situation. Je suis désolé de t'avoir fait la tête, je n'ai fait qu'empirer les choses, tu sais. Mais pour moi, tu avais fait une chose grave, très grave. J'ai paniqué.

- Je sais Lynn, affirmai-je, je sais. Tu as eu la réaction typique d'une sœur déjantée un peu trop surprotectrice, voilà tout.

Elle éclata de rire, en me lançant sa serviette sale encore mouillée.

- N'empêche, tu as eu de la chance de tomber sur une fille comme ça. En connaissant la vérité, je me dis que tu as frôlé l'exclusion. Je lui en serai éternellement reconnaissante.

- C'est pourquoi nous devons nous marier, sœurette. Tu pourrais nous acheter la bague de fiançailles qu'en dis-tu ?

Nouveau coup de chiffon. Elle ricanait bêtement, tandis que je me faufilais précipitamment vers la sortie de la cuisine, avant d'avoir un couteau planté dans la main.

J'avais passé le reste de la soirée sur le canapé, Lynn à mes côtés et le bijou d'Ella dans les mains. Ma sœur m'avait recommandé de la jeter, de le détruire afin que je ne pense plus à elle, mais je ne pouvais le faire. Il était bien trop dur d'effacer ce doux visage de ma tête. Pendant que Lynn regardait avec une grande attention le discours de Neal Lewis à la télévision, je tournais et retournais le petit cœur d'or suspendu à la chaînette.

- Mais que fais-tu, Derek ?

J'étais en train d'attacher le bijou autour de mon cou.

- Je crois que pour l'instant, c'est ce qui m'aiderait le plus serait d'apaiser la douleur ; et pour cela garder près de moi les armes qui l'empêcheraient de me vaincre. Tu n'es pas de mon avis ? lui demandai-je sous le cliquetis de la fermeture de la chaînette.

- Pourquoi pas. Mais je te connais bien Derek, tu vas vouloir prendre le dessus. Quand tu as une idée dans la tête, rien ne t'empêche de la suivre. Et tu vas vouloir la revoir, je le sens.

- Je sais que je risque gros, mais je n'arriverai probablement pas à l'oublier, Lynn.

Elle me regarda pendant un long moment, de ses yeux bleus éclatants, plongé dans ses pensées.

- Quoi que je puisse faire, je ne pourrai jamais te changer, avoua-t-elle avec un léger sourire illuminant son visage.

- Je le crois aussi. Bon, je vais me coucher, je me sens très fatigué, déclarai-je entre deux bâillements.

- D'accord, repose-toi bien. Bonne nuit, p'tit frère.

Je montai à pas de loup au deuxième étage, les mots échangés avec ma sœur résonnant encore dans mon esprit. J'avais besoin de sommeil et de réfléchir à tout cela. À cette société qui dévoilait de jour en jour son véritable visage. La nuit allait-elle me porter conseil, je n'en avais aucune idée. Il n'y avait qu'à attendre.

Le sirop d'érable coulait progressivement sur les pancakes que Lynn venait de préparer. Avec ce t-shirt blanc sans manches et mon short avec lequel j'avais passé la nuit, je mangeais avec plaisir les préparations de ma sœur. Je me sentais mieux ; la nuit avait apaisé mes pensées. Mon assiette se fut très vite vide et je redemandais ces délicieux pancakes à ma sœur, quand celle-ci regarda stupéfaite mon torse... ou plutôt mon collier qui pendait toujours autour de mon cou.

- Ella Johnson ! La Ella Johnson ! Mon Dieu, s'écria-t-elle en s'asseyant désemparée sur une chaise.

- Qu'y a-t-il ? Oui, en effet elle s'appelle Ella Johnson, enfin je crois. Et qu'y a-t-il de si surprenant ? questionnai-je perdu par cette attitude des plus étranges.

- Pour une fois regarder la télévision t'aurait aidé à comprendre.

Une faible lumière clignotait soudain dans ma tête. Je venais de comprendre ce qui avait anéanti ma sœur en un rien de temps.

- Ah, oui. Sa famille travaille pour le gouvernement, n'est-ce pas ? demandai-je, inquiet de l'effet qu'allait provoquer cette question sur Lynn.

- Oui ! Et ça ne te fait pas plus peur ? Son père est le Directeur ! Mon Dieu ! Derek. Qu'es-tu en train de faire. Le Directeur...

Le Directeur était un peu comme un Premier ministre, il faisait parvenir les ordres à la société et était souvent au côté de Neal Lewis. Enfin tout le temps.

- Merci de me rappeler que je suis dans le pétrin, dis-je tout bas, n'ayant plus la joie de déguster à la cuisine de ma sœur.

Lynn me regarda avec amertume. Elle prit délicatement mes mains et les serra dans les siennes. Une lueur brillait dans son regard. L'espoir était encore et toujours là.

- Tu es mon petit frère et il n'y en aura pas d'autre. Je ne veux pas te perdre. On va se battre, crois-moi. On va se battre.

Mes yeux s'écarquillèrent sur le coup de la surprise. Jamais je n'aurais pensé que ma sœur risquerait sa vie pour une fille qui n'avait aucune importance à ses yeux. Elle le faisait pour moi. Je n'aurai jamais dû penser qu'elle ne serait pas capable de croire en moi. C'était ma sœur.

- Tu es en train d'insinuer que je peux continuer d'aimer Ella, que je n'ai pas besoin de l'effacer à tout jamais de ma vie ?

- Oui. Je ne veux que ton bonheur et rien d'autre. Mais restons tout de même sur nos gardes. Et n'essaie pas toute suite de la revoir. Attendons d'en discuter avec maman.

- Tu ne lui dis rien à propos de la sanction, hein ! Juste Ella. C'est tout. Elle hait par-dessus tout que l'on soit puni pour ce genre d'infraction. Alors, chut.

- Ne t'inquiète pas, motus et bouche cousue. Mais nous en reparlerons plus tard, là faut y aller ! Je te promets que ton bonheur ne sera pas ruiné ainsi, p'tit frère, me répondit-t-elle d'un large sourire.

Je lui sautai dans les bras en la remerciant une bonne centaine de fois. Lynn riait, heureuse et sereine, malgré les rudes épreuves que l'avenir nous réservait. Nous enfreignons les règles et cela ne nous laissait plus en sécurité. Mais qu'est-ce qu'il y avait de mieux que de vivre heureux, le bonheur constamment à nos côtés empêchant les larmes de couler ?

***

Ma sœur m'avait bien autorisé à lui parler, à l'aimer, mais je n'avais pas cherché à trouver Ella dans les couloirs du lycée. Je me contentais de penser à elle, à l'aimer à travers mes rêves. Aller lui parler était encore trop dangereux dans l'établissement et la rechercher encore plus. Certes, j'avais eu de la chance la dernière fois, mais je ne pouvais le faire continuellement. Le fait que Lynn m'eût rappelé qu'elle était la fille du Directeur, m'avait donné quelques frissons à l'idée qu'il nous démasque tous les deux. Il fallait aussi être réaliste et entreprendre une relation avec cette fille n'était guère très intelligent de ma part, surtout avec le gouvernement sur notre dos. Il fallait pour l'instant continuer ainsi et laisser le temps nous montrer le chemin à prendre.

J'allai pénétrer dans la salle de biologie quand un murmure me traversa l'oreille.

Demain, 15h30, à la Grande Bibliothèque. Je t'attendrai à travers les rangées de livres.

Ce message m'intriguait, et je me retournai alors pour savoir qui m'avait donc chuchoté ce message dans les oreilles. Mais à ma grande surprise, il n'y avait personne, aucun élève ne se présentait derrière moi. Je pensai donc que tout ceci n'était que le fruit de mon imagination, mais un peu plus tard dans la journée cet étrange phénomène se reproduisit.

Ne sois pas en retard, viens seul et surveille avec prudence tes arrières. 15h30, ne l'oublie pas.

Et encore une fois, le vide s'étendait derrière moi. Qui donc me transmettait ce message ? Cette fois-ci c'était sûr, ce n'était pas mon imagination. Tout cela était dangereux, sortir ainsi, sans défense, sans armes. Cependant, quelque chose m'incitait à y aller. Je ne savais quoi mais je devais rejoindre cette personne.

Je n'avais pas informé ma sœur de ces mystérieux messages quelques heures plus tard, car je savais déjà ce qu'allait être son avis sur le sujet. Après ce qui venait de se passer, je doutais fort qu'elle puisse accepter de me laisser seul avec un inconnu, peut-être dangereux. Et je ne voulais pas attendre la réaction de ma mère, je m'attendais au pire de sa part. Pour l'instant, je devais retrouver cet inconnu. Alors pour m'épargner tous ces soucis, je disais simplement à ma sœur que j'allais chercher quelques ouvrages pour mon Histoire. Mais je m'étais involontairement démuni de mon bouclier en faisant ça. Ma sœur n'était plus là pour protéger mes arrières, il n'y avait plus personne.

Un ancien château, plutôt lugubre se dressait devant moi avec majesté. C'était la Grande Bibliothèque, qui avait été autrefois la demeure d'une grande famille. Peut-être était-ce celle du précédent dirigeant ? Je n'en avais aucune idée. Du gazon s'étendait à perte de vue de l'autre côté de la structure somptueuse, étant autrefois le jardin. Tout en contemplant l'architecture du bâtiment et la verdure de l'autre côté, je montai l'escalier de marbre qui menait à l'entrée de la bibliothèque. Ce jour-là avait été une des rares fois où je me promenais seul dans la ville, sans « garde du corps ».

Je poussai l'immense porte en bois, révélant un long couloir. J'avançais sous les raisonnements de mes pas, se mélangeant au fur et à mesure, et créant un bruit tonitruant. Je passais également devant plusieurs portes longeant le couloir. La plupart étaient fermés et les rares étant accessibles n'étaient que des pièces sans importance. La bibliothèque se trouvait au fond, où toute la lumière était centrée et m'aveuglait presque.

Je tournais la tête. Des milliers de livres étaient disposés sur des étagères où plusieurs personnes cherchaient un récit qui pourrait leur plaire. J'avançais timidement. Une femme, grande et mince, inspectait chaque recoin de la pièce afin de s'assurer que personne ne commettait d'erreurs. Je marchai lentement, de rangées par rangées, faisant semblant de chercher un ouvrage. J'essayais d'être le plus crédible possible, malgré ce sentiment d'être espionné des quatre coins de la pièce.

Je touchai de mon index le dos d'un livre, à la couverture en cuivre très ancien. Il se nommait « Neal Lewis : ses plus grands exploits ». Ça n'allait guère me passionner, mais je devais gagner du temps et faire semblant de lire ce livre. Je m'apprêtais à aller m'asseoir sur un divan, attendant la mystérieuse personne qui m'avait donné ce rendez-vous à travers de doux chuchotements, quand des doigts effleurèrent les miens. Un morceau papier chiffonné tomba dans mes mains.

Suis-moi sans t'attirer les regards.

La personne en question s'envola aussitôt. Je ne l'avais vu que de dos et uniquement ses cheveux d'un brun foncé, coupé au carré. La curiosité me poussa à la suivre et je me retrouvais désormais à serpenter au milieu des étagères remplies de divers livres différents. Une silhouette floue allait de droite à gauche, zigzaguant d'un endroit à l'autre. C'était comme si j'avançais devant moi, les yeux bandés, impossible de savoir où je me dirigeais. Il m'était impossible de savoir qui je suivais.

Il y avait de moins en moins d'étagères et l'espace était de plus en plus isolé, sans personne autour pour nous espionner. J'allais enfin découvrir le visage de cette personne qui m'avait demandé de venir seul dans cette bibliothèque, sans ma sœur pour me protéger des éventuels dangers. La curiosité mêlée à l'excitation faisait trembler tout mon corps et une seule et unique question bourdonnait dans ma tête : Qui suivais-je donc ainsi ?

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