Prologue
« Tel était le sens de ma vocation adulte, je reprendrais en main mon enfance et j'en ferais un chef-d'œuvre sans faille. »
SIMONE DE BEAUVOIR
Jack
5 ans
— Jack !
La voix d'Anika retentit depuis la cuisine alors que je suis en train de jouer, assis dans l'herbe mouillée du jardin. En l'entendant, je relève la tête, étourdi et lâche sans faire exprès la petite sauterelle verte que j'avais dans les mains. Ennuyé, je fronce les sourcils et regarde cette dernière bondir sur le sol avant qu'elle ne s'enfuie rapidement, presque invisible sur la pelouse. C'est rigolo, les sauterelles. Moi aussi, j'aimerais bien pouvoir sauter pour me déplacer, ça serait vachement pratique pour aller à l'école, et puis, ça rendrait les copains super jaloux.
Nika m'appelle une deuxième fois. Je finis par rigoler en entendant sa voix aiguë et son accent bizarre. On dirait qu'elle a tout le temps de la purée de pommes de terre dans la bouche, c'est drôle. J'aime bien Nika. Elle a la peau couleur chocolat au lait et elle sent bon les épices. En plus, elle est toujours gentille avec moi. Maman dit souvent qu'elle est bonne à rien et qu'elle coûte trop cher, mais je ne sais pas trop ce que ça veut dire.
Je me relève sur mes deux pieds en m'aidant de ma main et me penche en avant pour attraper la petite voiture de Police que m'a offerte oncle Eddie pour mon anniversaire. J'ai eu cinq ans le 15 juillet. Je suis un grand garçon maintenant, en tout cas, c'est ce que dit Molly, la sœur de Papa. Je me souviens, l'année dernière, je suis allé au goûter d'anniversaire de Leah et Connor, mes cousins, c'était génial ! Il y avait un clown et un gâteau au Nutella. Moi aussi cette année, j'aurais bien aimé inviter mes copains d'école, mais Maman n'a pas voulu. Elle ne veut jamais que je les invite à la maison. Elle dit que je suis trop encombrant et ça énerve beaucoup Papa. Ils se disputent souvent à cause de moi et ça me rend un peu triste. Un jour, dans la cour de récré, mon copain Thomas m'a dit que ses parents se faisaient tout le temps des bisous sur la bouche. Il trouve ça dégoûtant, mais moi, au fond, je trouve qu'il a de la chance, Thomas. Mes parents à moi, ils ne se font jamais de bisous.
Je sautille jusqu'à la fenêtre de la cuisine en chantant, puis m'arrête sur le seuil pour regarder Nika. Son visage est plissé comme une vieille pomme. Elle est jolie. Quand elle me prend dans ses bras, je m'amuse toujours à caresser ses joues. C'est doux et mou sous mes doigts, on dirait du nuage.
Debout devant la cuisinière, elle fait cuire du lard. Ça sent trop, trop bon. Mon ventre gargouille, j'ai faim. Comme elle n'entend pas toujours très bien, je me mets à faire des grimaces et à danser pour qu'elle me remarque. Quand elle me voit enfin, elle rit et s'essuie les mains sur son tablier tout en s'avançant vers moi. Elle me sourit et caresse doucement mes cheveux avec sa main et le bruit de tous ses bracelets fait gling-gling dans mes oreilles. Il y en a de toutes les couleurs, un peu comme un arc-en-ciel.
— Va t'asseoir, mon petit, je t'apporte ton jus d'orange.
J'obéis sagement et vais m'installer sur l'une des chaises de la cuisine avant de poser ma petite voiture sur la table. Je la fais rouler sur le bois en imitant les bruits du moteur. Quand je serai grand, je voudrais être policier ou ramasser les poubelles comme les messieurs dans la rue. Je ne sais plus trop comment ça s'appelle, mais ça a l'air chouette. Nika dépose une briquette de jus devant moi et j'attrape la paille pour la mettre dans ma bouche. Je bois tout d'un coup et elle me fait les gros yeux. Elle rouspète toujours quand je fais ça, elle dit qu'à force d'avaler aussi vite, je vais finir par avoir mal au ventre. Je lui souris de toutes mes dents et elle rigole encore, avant de retourner près de la cuisinière.
— Cal, reviens, putain !
La voix de Maman résonne très fort dans l'entrée et je sursaute sur mon siège. Elle a l'air fâchée. Très fâchée. Je me replie sur moi-même pour me faire tout petit. Je n'aime pas quand elle crie sur ce ton, elle me fait peur. Quand elle est en colère, j'essaye toujours de ne pas me faire remarquer, d'être sage et d'attendre que ça passe. J'entends la porte d'entrée s'ouvrir et le bruit rapide de talons sur le sol. Elle hurle de plus en plus fort contre Papa et je gigote sur ma chaise. J'ai peur. Nika secoue la tête comme le fait Papa quand il est énervé. Je crois qu'elle n'aime pas beaucoup Maman. Un jour, je l'ai même entendue l'appeler « la sorcière » derrière son dos. C'est vrai que Maman n'est pas très gentille.
Les cris finissent par s'arrêter. Où sont-ils partis ? Intrigué, j'attrape ma voiture, descends de ma chaise sans faire de bruit, et me glisse hors de la pièce pour aller voir ce qui se passe. Je regarde Anika, mais entre le bruit du lard qui grille dans la poêle et celui de l'air que souffle la hotte, elle ne m'entend pas partir.
Une fois dans le couloir, je découvre avec surprise que mes parents sont toujours là. La porte d'entrée est grande ouverte et Maman est pendue au bras de Papa, agenouillée sur le sol. Elle est en robe de chambre et ses cheveux sont tout décoiffés. Elle a l'air malade tandis que Papa, lui, semble fatigué. Pour ne pas être vu, je me cache derrière une commode en m'accroupissant. Nika dit souvent que la curiosité est un très vilain défaut, mais je suis bien trop curieux pour m'en aller. Désormais bien caché, je me baisse tout près du carrelage pour regarder mes parents entre les quatre pieds du meuble. Ils ne bougent pas, ne se parlent pas, on dirait deux statues. Je me demande à quel jeu ils jouent ? Oh, je sais ! Peut-être qu'ils jouent au Roi du Silence. Avec Jodie, ma maîtresse, on y joue très souvent, mais ce n'est pas très amusant, je n'aime pas y jouer. Après un petit moment, j'entends la voix calme de Papa :
— Jamie, lâche-moi, s'il te plaît.
— Non ! Je refuse que tu ailles chez cette fille, tu passes tout ton temps avec elle, je ne le supporte pas. En plus, je sais de source sûre qu'elle veut coucher avec toi.
Il soupire et la repousse avec force avant de se baisser face à elle, tout en la tenant par les épaules.
— Écoute-moi, Jamie. Regarde-moi.
Maman finit par lever les yeux et Papa attrape le bout de son menton pour qu'elle arrête de bouger.
— Combien de fois faudra-t-il que je te dise qu'il n'y a jamais eu personne d'autre que toi ? Tu es ma femme, la mère de mon fils. Qu'est-ce que tu veux de plus que ma parole ? Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour que tu arrêtes de croire que toutes les femmes veulent coucher avec moi ? Christy est mariée, notre relation est strictement professionnelle. Rentre-le-toi dans le crâne !
Tout est brouillon et confus dans ma tête. Je ne sais pas qui est Christy. Une amie de Papa ? Je sais que Maman le gronde souvent en l'accusant de voir d'autres dames, mais je n'ai jamais compris ce que cela voulait dire.
Elle finit par secouer la tête avant de se mettre à pleurer. Je sais qu'il y a quelque chose qui ne va pas chez Maman et je ne sais pas trop quoi faire pour l'aider. Parfois, quand elle est triste, je vais vers elle pour lui faire un câlin, mais elle me repousse toujours en me disant qu'elle est occupée et qu'elle n'a pas le temps. Je vois bien que ce n'est pas vrai, je ne suis pas un bébé. Nika passe son temps à me dire que je suis le plus gentil petit garçon du monde et, moi, je crois que c'est la fausse vérité. Si j'étais gentil, elle ne serait pas toujours en colère contre moi. Si j'étais gentil, Maman m'aimerait et je sais qu'elle ne m'aime pas. Je vois bien qu'à l'école, les mères des autres garçons sont gentilles, leur font des bisous, des câlins et je vois bien que la mienne, elle ne fait rien de tout ça. Parfois, j'aimerais bien avoir une maman normale, comme celle de Thomas. Parfois, j'aimerais bien qu'elle parte très loin et qu'elle nous laisse tout seuls avec Papa.
Elle s'accroche encore plus à lui en tirant sur son tee-shirt avant de lui dire tout bas :
— Reste avec moi, ne me laisse pas, je t'en prie.
— Arrête de faire l'enfant et reprends-toi, bordel ! Quand est-ce que tu vas arrêter d'avaler cette merde ? Ça te grille les neurones !
Sa grosse voix me fait trembler dans ma cachette et, sans faire exprès, je fais tomber ma voiture sur le sol. Heureusement, ils ne me remarquent pas.
— Je... je ne peux pas. Pas sans toi. J'ai besoin de toi.
— Ça suffit, je t'interdis de dire ça. Ça fait des années que je suis là pour toi, des années que je t'aime comme un fou et tout ça pour quoi ? Putain. C'est toi qui m'as tourné le dos, Jamie, pas moi. C'est toi qui refuses d'être ma femme et d'être une mère pour notre fils. Tu es en train de détruire notre famille, de devenir quelqu'un que je ne reconnais plus.
— Alors, punis-moi, je t'en prie... J'en ai besoin. Fais ça pour moi, fais-moi mal.
— Quoi ? Mais de quoi tu parles, putain ?
Je ne vois pas la réaction de Maman, car elle s'est relevée, mais je l'entends continuer à parler sur le même ton que celui des clochards dans la rue quand ils demandent des pièces :
— Baise-moi, Cal, baise-moi comme avant.
— Avant quoi ? répond-il sans bouger.
— Avant Jack. C'est lui qui a tout gâché. C'est lui qui m'a rendu comme ça, qui m'a tout pris. C'est de sa faute, il...
— Putain, mais comment peux-tu dire un truc pareil ? la coupe-t-il en s'écartant vivement. C'est un enfant, il n'a rien demandé ! Tu ne peux pas l'accuser d'être responsable d'un truc qu'il ne comprend même pas ! C'est toi qui as changé, Jamie, toi et toi seule. Prends-toi en main, bordel, je ne peux définitivement plus le faire pour toi. C'est ton fils, il est de ton côté et il n'attend qu'une chose, c'est de pouvoir t'aimer.
Elle grimace avant de se coucher sur le sol en poussant un long hurlement bizarre. Je bouche mes oreilles et son cri se transforme en un rictus méchant. Elle rit, elle rit sans s'arrêter comme un jouet détraqué et finit par dire entre ses dents serrées :
— M'aimer ? Mais tu n'as rien compris ! Je m'en cogne de son amour. Je m'en cogne de lui tout court. Je ne veux pas qu'il m'aime, je...
Mon cœur éclate de peine et des larmes viennent mouiller mes yeux. Au même moment, le téléphone de Papa se met à sonner, lui coupant la parole.
— Je dois prendre cet appel, la prévient-il, avant de décrocher et de sortir par la porte d'entrée en la claquant derrière lui.
Paralysé derrière la commode, j'attends sans bouger. Comme tout à l'heure, je n'entends plus rien à part la respiration très forte de Maman. Zut, j'ai envie de faire pipi. Je serre mes cuisses l'une contre l'autre pour me retenir. Au bout d'un moment, qui a l'air très long, je l'entends ricaner :
— Sors de ta cachette, Jack !
Je me fige, apeuré d'avoir été découvert.
— Allez, sors de là, viens ici, m'ordonne-t-elle d'un ton sec.
Doucement, je me redresse et m'avance pour qu'elle puisse me voir. Je lui lance un regard timide, pas vraiment sûr de ce qu'elle va me dire. Elle me fait un geste de la main pour me demander de m'approcher et, sagement, je m'exécute jusqu'à ce que le bout de mes baskets frôle la peau de ses genoux pliés. Elle me regarde un instant, les yeux dans le vague. Elle sent fort le parfum et une autre odeur que je ne connais pas. Ça ressemble beaucoup à celle de la boisson couleur caramel que Papa boit de temps en temps après le dîner.
— Qu'est-ce qu'on va faire de toi ? dit-elle à voix basse comme si elle se parlait à elle-même.
Sa main s'approche de mon visage avant d'en caresser la joue avec douceur. Ce contact tendre me réconforte un peu, et dans ma tête, je prie le petit Jésus pour que, cette fois-ci, elle soit gentille avec moi. Ses yeux me dévisagent, et lentement, dans un sourire presque heureux, elle glisse sa grande main froide sur ma nuque pour venir m'embrasser le front.
— Tu es une erreur, petit chat, tu le sais, n'est-ce pas ? murmure-t-elle contre ma peau. Mon erreur. La plus stupide d'entre toutes.
Pour ne pas la contrarier, je fais « oui » de la tête en sentant des larmes rouler sur mes joues.
— Je ne voulais pas que tu existes, je ne voulais pas de toi. Ni de toi ni d'un autre, d'ailleurs... (Elle réfléchit un instant.) Ma mère ne m'aimait pas non plus, tu sais. Quand j'étais petite, elle passait son temps à me rouer de coups. Elle me cognait si fort que j'en perdais connaissance. Elle disait que c'était tout ce que je méritais, que j'étais aussi nuisible qu'un caillou dans une chaussure et je savais, au fond, qu'elle avait raison. Il faut toujours croire sa maman, tu m'entends ? Moi aussi, je suis une mauvaise herbe. Et tu sais ce qu'on leur fait aux mauvaises herbes ? On les arrache. Personne n'aime les mauvaises herbes. Toi et moi, on est pareils, petit chat, pareils. L'amour et toutes ces conneries à l'eau de rose, ce n'est pas fait pour nous, je te l'ai déjà dit cent fois. Tu comprends ? Dis-moi que tu comprends ?
Une nouvelle fois, je secoue la tête en silence, les joues à présent toutes mouillées.
— Je veux t'entendre le dire, petit chat.
Ses mains sur mes épaules me pressent douloureusement la peau à travers mon pull. La gentillesse dans sa voix a désormais complètement disparu.
— Arrête de pleurer, putain ! Sois un homme, s'énerve-t-elle. Les hommes, ça ne pleure pas, ça n'aime pas, ça ne ressent rien. Les hommes, ça fait mal. Tu es comme tous les autres, tu es comme moi, allez dis-le !
— Je comprends... finis-je par murmurer entre deux sanglots.
Elle me sourit, contente de ma réponse avant de me relâcher brutalement. Surpris par son geste, je trébuche et manque de me casser la figure.
— C'est bien et n'oublie jamais : toi et moi, on est pareils. Allez, va-t'en maintenant. J'ai besoin d'être seule.
Elle se relève en m'ignorant, et je fais demi-tour pour rejoindre la cuisine. Derrière moi, je l'entends marmonner des paroles que je ne comprends pas. Je récupère ma voiture près de la commode et la plaque contre mon cœur tandis que dans ma tête, une petite voix me murmure encore et encore : « Toi et moi, on est pareils, petit chat, pareils. L'amour et toutes ces conneries à l'eau de rose, ce n'est pas fait pour nous... »
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