Une séance psy
- Quelle est la différence entre un souvenir et un rêve ?
- Je dirais que l'un est beaucoup plus fantaisiste que l'autre mais cela ne s'applique pas aux demis-dieux, bien évidemment. Tu veux en parler pour qu'on puisse décider ensemble dans quelle catégorie il appartient ?
Je relevai les yeux sur le directeur, qui arborait un sourire compatissant. Comme à chaque fois que je le voyais, j'avais l'impression de retomber dans ma jeunesse, quand on petit-déjeunait ensemble pour parler de mes cauchemars. En soit, peu de choses avaient changé depuis cette époque : j'avais seulement quelques rides et cheveux blancs en plus. Will aimait bien rire d'à quel point, maintenant, j'avais juste l'air d'être le petit frère de notre ancien directeur, avec nos crinières noires indomptables et notre pessimiste à revendre. Will...
- Ça fait plusieurs fois qu'il se répète : je cours dans Venise avec ma mère et ma sœur et je me sens tout petit face aux énormes maisons et à l'orage qui se déchaîne. De base, je me réveille quand les cloches d'une église sonnent. Cependant, cette fois-ci, ce possible souvenir s'est transformé en rêve.
- Peux-tu expliquer ?
- Je ne suis pas sûr, c'est par rapport à ça.
Un frisson me parcourut à la mention de notre secret, ce qui fit muer le faible sourire du dieu en une expression inquiète que je détestais profondément. Pour me répondre, il murmura sa phrase, si bien que je ne la compris qu'en lisant sur ses lèvres.
- Non, Will n'est pas là. Croyez-vous que c'est vraiment une bonne idée d'en parler ?
- C'est à toi de me le dire. Penses-tu que ça me sera utile pour t'aider ?
- Est-ce un truc de psy, de répondre à une question par une question ? J'étais en voiture avec Will et, au fur et à mesure qu'il conduisait, il se désséchait. Et puis, alors qu'il était devenu une sorte de squelette-mort vivant, Solace s'est transformé en poussière. J'ai essayé de reprendre le volant mais la voiture était folle et j'ai juste réussi à foncer dans un ravin qui m'a amené au Tartare. Sauf que, cette fois-ci, j'étais seul.
- Depuis quand tes rêves ont empiré à ce point ? Je croyais qu'ils n'abordaient le Tartare que quand tu étais mal... Tu penses de plus en plus à ça, n'est-ce pas ?
- Justement, de base je ne pense plus vraiment au Tartare mais là... Je ne sais pas ce que mon cerveau a voulu faire. Vous voulez un autre café ?
Avant qu'il ne me réponde, je remplis pour la troisième fois nos tasses. Je sentais son regard posé sur moi, se questionnant sûrement sur mon talent implacable pour changer de sujets de discussion. Ne comprenait-il pas que je ne voulais pas penser à ça ? Enfin, dire cela était erroné : j'y réfléchissais jour et nuit, sans arrêt. Comment ne pourrais-je pas ? C'était presque devenu une obsession. Après tout, les enfants d'Hadès étaient liés avec les malheurs. Notre père gouvernait les morts, c'était logique. Si seulement j'avais écouté Minos, peut-être que personne- J'entendis quelqu'un m'appeler mais le bruit était si faible que, dans un premier temps, je n'y prêtai pas attention. Alors, quelqu'un me prit la main, me ramenant à la réalité. Au café qui coulait sans s'arrêter. À mon pantalon déjà trempé. À la brûlure dévorant mes jambes. À la poigne qui avait stoppé mon versement. Au regard paniqué de Mr.D. Je mis la cafetière dans l'évier avant de nettoyer la table, me maudisant d'être aussi stupide. Le dieu claqua des doigts et je sentis mon jeans se détremper et mes jambes ne plus être lacérées par le café brûlant. Sous le sourire crispé du directeur, je me réinstallai.
- Ça t'arrive souvent d'avoir des moments d'absences comme ça ? C'est assez inquiétant.
- Mon deuxième nom est "inquiétant".
- Je ne suis pas en train de blaguer, Nico. Cela fait des années et des années que nous nous connaissons, tu sais que tu peux me faire confiance.
- Je sais, c'est juste que c'est dur putain. Il va- Non, je refuse que cela arrive. Il n'a pas sa place là-bas, il est trop vivant pour ça. Il ne peut pas- Je serai seul et- Il ne peut-
Je ne finis jamais ma phrase. Mes sanglots la finirent, mais je n'étais pas sûr que ça comptait. L'immensité de la situation m'écrasa de tout son poids tel le fardeau d'Atlas. La fatalité dévorait mes espoirs avec gourmandise, emportant ce qu'il restait d'innocence en moi. J'étais perdu. J'étais un radeau en pleine tempête, sans lumière pour s'aiguiller. J'étais un vivant, mais qu'on avait enterré par erreur. J'étais une planète qui ne pouvait s'accrocher à un soleil. J'avais l'impression que ma tête était trop lourde, pleine à craquer d'un cynisme dont je me serais pour une fois passé. Si telle était ma douleur avant même que ça arrive, que se passera-t-il quand il partira à son tour ? Deviendrai-je un fantôme vivant, la légende d'un amoureux en détresse, ou réussirai-je à me reconstruire ? Je ne savais pas si je voulais connaître la réponse à cette question. Le savoir entraînait la souffrance, mes pouvoirs me l'avaient prouvé. Jamais je n'aurais dû croire que les Moires allaient me prendre en pitié. C'était ridicule d'avoir pensé ça. J'étais ridicule, un putain de gosse utopiste, rien de plus. Non, un quarantenaire qui chialait comme une gamin.
Alors que je m'enfonçais de plus en plus dans mes jérémiades, un peu de tranquillité m'envahit. La lourde odeur du vin détendit mes muscles au fur et à mesure que je la respirais. Mes larmes coulaient encore, certes, mais silencieusement. J'ouvris doucement les yeux, serrant à mon tour Mr.D. qui m'étreignait faiblement. Voyant que j'allais un peu mieux, il s'éloigna et me tendit un mouchoir. Nous restâmes quelques minutes dans un silence total, laissant redescendre la tension bien trop haute avant de continuer notre discussion :
- Ce qui doit arriver arrivera, quoi que tu fasses. Nous mourrons tous, c'est la loi de la vie. Je sais que c'est plus facile à dire qu'à faire mais bon.
- Dixit le dieu qui vit depuis 4 000 ans.
- C'est vrai que c'est sacrément ironique. Cependant, je peux te garantir que j'ai côtoyé à maintes et maintes reprises la mort, même quand je n'étais qu'un demi-dieu. C'est dur, très dur même, mais tu vas réussir à t'en remettre. Tu es fort Nico, plus solide que la roche.
- Nous n'avons que 47 ans, comment peut-il déjà mourir ?
- Ampélos, mon premier petit-ami, est mort à 17 ans. Je ne dis pas ça pour m'apitoyer sur mon sort, juste pour te faire comprendre que Thanatos s'en fout de l'âge. Bien, veux-tu parler d'autre chose ?
- Je crois qu'on s'est tout dit, à mercredi prochain.
- Mercredi prochain ? Ne me dis pas que tu as déjà oublié notre barbecue du trimestre !
- On est en hiver.
- Et je suis un dieu, donc tout roule. Bien, n'oublie pas de ramener un dessert.
- Au revoir, Monsieur.
- Oh et, Nico, n'hésite pas à me contacter si tu as le moindre problème. Cela peut être minuit comme un dimanche matin que je viendrais te voir. Tu as juste à m'adresser une prière. Je ne voudrais pas te retrouver avec un cadavre à moitié décomposé dans ton armoire à notre prochain rendez-vous. Okay ?
- Oui, Monsieur.
Je lui ouvris la porte et, dès que le directeur passa en travers, il disparut dans une légère brume violette. Je restai quelques secondes à regarder le vide qu'il avait créé avant de rentrer. Malgré ma fatigue, je fis attention à ranger toutes traces de mon rendez-vous avec Mr.D. Will savait que je voyais notre ancien directeur chaque semaine, certes, mais du café maculant notre sol ne rassurait pas forcément. Quand j'eus fini, je m'écroulai dans notre lit et, comme après chacune de nos séances, je m'endormis instantanément. Will me réveillera pour le souper de toutes manières. Il le fait toujours.
Sauf que, ce que je ne savais pas, c'est que Will ne rentrerait pas.
J'espère que cette nouvelle vous a plue malgré sa taille. Sur ce, passez une excellente journée ou nuit !
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