Chapitre 9
Le son répété des tambours envoutait les cavités désertes. Allongée à même le sol, Anarrima ouvrit les yeux, passant la main sur son front douloureux. Une forte odeur d'humidité parcourait la geôle où elle se trouvait. Les murs, taillés à même la pierre, offraient une nudité effrayante : il n'y avait rien. Rien à part un feu pour éclairer la pièce. Rien à part un enfant qui la regardait de ses grands yeux. La magicienne sursauta en l'apercevant :
— Tu t'es enfin réveillée, dit-il, cela fait longtemps que j'attends.
— Siril ?
Anarrima n'en revenait pas. Comment après tout ce temps, le gamin avait-il resurgit ? Il avait disparu dans le désert de Narraca, sans prévenir personne. Elle ne l'avait pas revu depuis.
— Que fais-tu là ? demanda-t-elle en essayant de se repérer.
Siril ne répondit pas, sortant d'un sac un vêtement blanc.
— Mon père m'a envoyé ici, finit-il par ajouter, tu dois mettre cette robe : c'est important.
— Ton père ?
— Oui : Lussius. Il t'attend.
Anarrima se mordit les lèvres : les choses dégénéraient. Que lui réservait-on ?
— Où sommes-nous ?
— Nulle part, répondit l'enfant, ou plutôt en enfer. L'Île Bénite, plus exactement. Autrement dit, en dehors de toutes les dimensions connues. Cet endroit a été exilé tellement il était maudit. Le sang a coulé en ces lieux pendant des guerres millénaires.
La magicienne commençait à arpenter sa cellule, cherchant une sortie.
— Tu dois mettre la robe, affirma Siril de sa voix la plus grave.
— Comment as-tu retrouvé ton père ? demanda-t-elle sans l'écouter, je croyais qu'il s'agissait d'un démon.
— C'est le cas. Tous les nurvars sont devenus des démons suite à la malédiction des Réceptacles.
Anarrima se retourna vivement vers lui : les choses étaient donc plus claires : il y avait tout simplement une vengeance dans cette histoire. Une vengeance où elle se trouvait plongée.
— Mets la robe, répéta le gamin de son regard noir.
La jeune femme le regarda en haussant les sourcils.
— Mets la robe ! hurla-t-il comme un possédé.
Cette fois-ci, elle recula, légèrement effrayée par le garçon démoniaque. D'un geste sec, elle attrapa le vêtement blanc ainsi que les bijoux qui allaient avec. Elle retira sa tenue de bourgeoise sous les yeux impassibles du gamin. Enfilant le haut de la robe, elle remarqua que son ventre n'était pas recouvert. Le bas se fendait jusqu'aux hanches, laissant un long pan de tissu devant et derrière. Elle posa une étrange couronne sur sa tête et se demanda quel rôle elle devait jouer. Les bracelets et le lourd collier tintaient lugubrement et accentuaient son malaise.
— Retire tes chaussures, ordonna Siril.
Anarrima soupira et obéit, enterrant sa fierté. Elle laissa tomber sa longue chevelure blonde et lisse dans son dos.
Le gamin se leva et ouvrit la grille, conduisant la jeune femme dans d'obscurs tunnels. Elle savait qu'elle ne pouvait s'enfuir ; elle ignorait totalement les lieux. De temps à autres, l'architecture changeait et découvrait des pans de pierres sûrement datant d'avant la malédiction. Des geôles se succédaient parfois remplies de créatures égarées, dénuées de toute raison. Anarrima frissonna. De plus, le comportement de Siril lui semblait totalement absurde.
Il la mena jusque devant une énorme porte d'airain, où des crânes osseux s'incrustaient. Poussant les deux battants, le gamin la laissa dans une grande salle richement meublée qui contrastait avec l'atmosphère des tunnels. Anarrima se retrouva au sein d'une réception où une centaine d'hommes et de femmes étaient allongés sur des sofas pour le repas. Tous vêtus de tenues luxueuses aux couleurs chatoyantes, ils affichaient des visages joyeux dont les traits s'harmonisaient à la perfection. Pourtant, Anarrima ne se trompa point sur leur véritable nature. Dans la musique des orchestres et des voix, elle aperçut Lussius : il ne portait plus ses vêtements aristocratiques de Mussirin mais une tunique courte, recouvrant un pantalon noir. Une cape écarlate venait rehausser son rang tandis qu'une couronne de bronze entourait sobrement son crâne. Il s'avança vers la magicienne d'un pas assuré :
— Cela fait des siècles, commença-t-il, que l'Île Bénite n'a pas accueilli un individu autre que nurvars.
— Accueilli ? souligna-t-elle aigrement, dîtes plutôt séquestré. Je me demande comment Sanar a pu garder un démon comme premier ministre ! Vous me haïssez, sans doute parce que mes parents sont des Réceptacles, mais je ne vous ai rien fait !
— Je sais, admit-il en lui faisant signe de le suivre, aussi ai-je une proposition à vous faire. Je vous en prie, allongez-vous.
Parvenue dans une alcôve, surélevée de quelques marches, Anarrima s'assit sur le divan, peu habituée à ce genre d'usages. Elle jeta un regard rapide sur les panières de fruits qui reposaient sur la table basse, réalisant qu'elle n'avait rien avalé depuis sa fuite de Mussirin. Comme son hôte se servait, elle fit de même, sans le quitter des yeux.
— Anarrima, dit-il, le passé m'a conduit à prendre des mesures assez dures contre vous. Mais aussi étrange que cela vous paraisse, nous avons un intérêt commun.
Elle fronça ses longs sourcils, la bouche pleine, restant méfiante.
— Voyez-vous, continua le nurvars, votre expérience avec les Réceptacles ne s'est pas bien passée, je me trompe ? Je vous propose donc de vous joindre à moi pour lutter contre cette race.
— Mon combat est différent, rétorqua la jeune femme, je n'ai rien contre eux. Ma haine vient seulement de mon père.
— Vraiment ? Savez-vous que vous risquez la mort parce que vous êtes la fille de deux Réceptacles ?
— Je sais. Mais ce n'est pas de ma faute...
— Voilà justement le problème : vous êtes une victime dans cette affaire. Je ne comprends pas comment, avec le caractère que vous avez, vous ne vous êtes pas révoltée ! Dois-je vous rappeler qu'ils vous ont abandonnée. Vous êtes, vous, leurs enfants, une honte pour eux.
Anarrima baissa la tête, blessée par ces durs propos qu'elle tentait d'oublier.
— Vous n'appartenez pas à cette race, lui murmura-t-il.
— Et je n'ai jamais voulu y appartenir.
— Je vous offre la possibilité de vous donner une vraie identité, Anarrima.
— Je sais déjà qui je suis.
— Non. Vous êtes une âme égarée dans un monde hostile. Je suis devenu puissant : je connais beaucoup de choses. Je sais que votre mère vous a donné la vie à la suite d'un viol. Je sais qu'elle vous a placée dans un endroit nauséabond, transpirant le malheur. Luinil n'a jamais voulu vous reconnaitre suite à cet accident.
— Vous mentez, siffla-t-elle.
Lussius ricana et, se levant, il saisit une bassine d'or, ciselée de bronze, où une eau limpide languissait.
— Vous voulez la preuve ? demanda-t-il en passant la main au-dessus de la surface lisse, penchez-vous : l'image apparaitra.
Anarrima hésita, mais sans réfléchir, elle regarda dans la cuvette. Elle détourna brusquement le regard, horrifiée par ce qu'elle venait de voir, par la preuve implacable de son abandon. Les miroirs ne mentaient pas...
— Vous êtes désormais au courant de l'attitude des Réceptacles. Ils sont tous pareils. Il faut les éliminer.
— Et anéantir le Vala de toutes les créatures du Cosmos ? remarqua-t-elle encore choquée par l'image, ne comptez pas sur moi : vous voulez rendre les races sans pouvoir, faibles, pour mieux les manipuler.
Lussius se leva, irrité de rencontrer toujours une barrière à la volonté de la jeune femme.
— Vous n'avez aucune idée de ce que nous ont fait cette maudite race, gronda-t-il en l'empoignant par le bras, ils doivent payer ! Et nous, les nurvars, retrouver notre ancienne nature !
Il la jeta dans les bras de deux gardes qui lui fixèrent une chaine à chaque poignet. Anarrima se débattit, les frappant violemment.
— Emmenez-la, ordonna Lussius à ses hommes, qu'elle le veuille ou non, elle nous aidera.
Elle tenta de se soustraire à la poigne des deux hommes mais ils la tenaient fortement et la trainèrent vers une porte noire, sans provoquer la moindre réaction dans l'assistance.
Passant le battant rouillé, ils la forcèrent jusqu'au centre d'une pièce circulaire, dépourvue de fenêtre. Là, une tombe dépassait du sol, telle une table de pierre émergeant du sol. Une forêt de cierges entourait le sépulcre, renvoyant une lumière sanglante dans les yeux affolés de la jeune femme. Les gardes l'attachèrent dessus, sur le dos, les bras tendus.
— Lussius ! cria-t-elle de rage, descendez-moi immédiatement : vous avez perdu la tête ?
Le balafré ne fit pas attention à ces plaintes et s'accroupit devant la tombe pour déterrer un couteau au manche d'ivoire. D'un signe, il congédia les deux hommes. La lourde porte se referma dans un grincement sinistre, plongeant la pièce dans un silence effrayant. Les émanations de la cire brûlée se mêlaient à l'odeur de la poussière. Anarrima tenta de relever le buste mais elle n'y parvint du fait de ses bras, tirés de part et d'autre de la surface lisse et froide.
— Sais-tu qui repose ici ? demanda lentement le démon, en aiguisant son arme, il s'agit d'un Réceptacle, le plus grand et le plus puissant d'entre eux. En lui recelait le Vala de plusieurs races. Il a voulu s'en emparer mais les dieux sont intervenus avant et l'ont occis, allégeant de ce fait le poids de notre malédiction. De lui venait tout le malheur de ma race. Il est enterré ici... Condamné à côtoyer des démons.
Il s'approcha du visage d'Anarrima :
— Vous ressemblez tellement à votre père. Lui aussi a participé à notre déchéance... Je n'aurai aucun remord à profaner la fille du roi d'Onyx.
Il enjamba la tombe et s'assit sur les hanches de la magicienne plaquant d'une main la gorge blanche. De l'autre, il entailla la peau du ventre. Anarrima poussa un gémissement et serra les dents. La douleur s'intensifiait avec le cheminement de la lame sur son épiderme. Un filet sanglant se répandit sur la pierre tombale et s'infiltra à l'intérieur. Lussius finit de tracer son symbole sur la peau palpitante et proférant de sombres incantations, il prononça :
— Vous êtes désormais marqué du sceau du Diable, où que vous soyez, je pourrais vous utiliser contre les Réceptacles. Tous vous craindront comme la peste. Je vous guiderai sur la voie de la vengeance, je vous offrirai toute ma sorcellerie la plus noire. Le sang de ce sacrifice ne fera qu'augmenter mes pouvoirs. Vous êtes sous ma possession : vous êtes à moi.
Anarrima se débattit et tira de toutes ses forces sur les chaines magiques qui l'entravaient. Lussius se pencha sur elle et l'embrassa bestialement. La magicienne détourna la tête, sentant le souffle démoniaque sur son visage :
— Ton enfant aussi m'appartiendra. Il me servira tout comme toi !
Elle cria sans parvenir à repousser son agresseur qui l'étreignait sauvagement. Il déchira sa robe et la prenant par les hanches il s'apprêta à la violer pour finir ce rituel macabre.
La panique monta en flèche dans la poitrine de la jeune femme : elle allait finir en pantin sans raison, totalement souillée et lobotomisée.
Mais brusquement, la dalle trembla, laissant une fumée grisâtre s'échapper du caveau. Lussius se téléporta rapidement près de la porte pour regarder avec effroi le phénomène. Les chaines d'Anarrima volèrent en éclat et elle roula sur le sol. Se relevant, elle aperçut une silhouette se découper dans la fumée. Des démons apparurent autour et firent battre hostilement leurs ailes crochues. Un combat se préparait ; sortant tout droit du tombeau brisé, l'inconnu dégaina une longue épée noire, prête à l'attaque. Un long manteau poussiéreux recouvrait son armure rouillée, usée par le temps.
Et puis, dans un battement d'ailes, les démons fondirent sur lui.
Dans la confusion générale, Anarrima s'esquiva et trouvant un boyau dans le creux d'un mur, elle s'y engouffra.
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