Chapitre 25
Anarrima descendit dans les geôles, accompagnée du mage et de son sinistre totem. Sa blessure s'était refermée mais la douleur et le sort étaient toujours présents.
L'endroit demeurait glauque, totalement moisi et glacial. Des prisonniers tapaient contre leurs barreaux ou gémissaient de désespoir.
Enchainé au fond de la dernière cellule, Sanar tentait de se réchauffer comme il pouvait.
Apercevant la magicienne, il se leva et se colla à la grille, sans la lâcher des yeux.
— Ana... murmura-t-il, que fais-tu ici ?
— Sanar, ajouta-t-elle difficilement, tu vas mourir et... Je dois te dire certaines choses...
Il fronça les sourcils et sa mâchoire saillante se contracta, sentant que les paroles de sa femme n'allaient pas lui plaire. Aussi préféra-t-il commencer :
— Ana...
Elle le coupa immédiatement :
— Je suis désolée, Sanar. Je ne voulais pas t'avouer ce que je pensais réellement...
Le plus dur restait encore à dire. Elle serra les poings et continua :
— Lorsque mon père est mort, j'étais désemparée. J'ai accepté de t'épouser... Je n'ai jamais eu la force de te dire que rien n'était sincère...
Elle s'arrêta de parler, sa voix tremblante la trahissant.
— Et l'enfant ? demanda-t-il la gorge nouée.
— Je... j'ai eu une liaison lorsque nous étions en froid... Je suis désolée.
Le roi déchu serra les barreaux de ses mains : indubitablement, la colère montait jusqu'à la haine : il imaginait sa femme dans les bras d'un autre, le trompant sans le moindre scrupule.
— Alors j'avais raison ? Tu m'as trahi ! Peu t'importe que je meure ! Tu tiens à retourner à Mussirin et garder la couronne pour toi seule ? Jamais je ne te laisserais agir ainsi. Même mort, je t'en empêcherai !
Anarrima se retint de pleurer et de démentir tous ses mensonges. Mais elle le faisait pour la survie de son enfant.
— Va au diable, Ana. Toi et ton bâtard. Tout cela ne me regarde plus.
Elle se pinça si fort les lèvres qu'elle en saigna. Elle tourna le dos à son mari pour cacher ses larmes et repartit piteusement.
— Adieu, lança-t-elle avant de disparaitre.
Allongée dans son lit, Anarrima repensait aux derniers évènements. Elle devait absolument trouver le Balgivox, ou son enfant deviendrait la propriété d'un démon, comme Siril.
Mais pour Sanar, tout semblait perdu : dans quelques instants, le Dieu des Profondeurs l'engloutirait sans autre forme de procès.
D'ailleurs, pourquoi Lussius avait-il tenu à ce qu'il ignore sa parenté sur l'enfant ? Le démon craignait-il que l'homme protège sa progéniture ?
Quelque chose échappait à Anarrima.
En tout cas, elle était en bien mauvaise posture, Lussius l'ayant privée de ses pouvoirs.
On toqua à la porte : Gaby apparut discrètement.
— Madame, dit-elle, il est l'heure.
La jeune femme se redressa et se laissa habiller par la petite créature. Elle se retrouva vêtue d'une longue robe d'écailles argentées, ouverte dans le dos. Apparemment, Poldanexar voulait à ce qu'elle soit luxueusement parée pour le sacrifice qui allait suivre. Le sacrifice de son mari.
Anarrima sentit son cœur se serrer : elle quittait Sanar dans de très mauvais termes. Comble de l'ironie, elle ne parvenait même pas à se projeter dans cet avenir proche, où il perdrait indubitablement la vie... Pour la deuxième ou troisième fois.
La magicienne ignorait s'il allait survivre, comme la sorcière Djinévix l'assurait avec tant de conviction.
Pour l'instant, l'importance était à l'instant présent : trop d'enjeux se bousculaient dans sa pauvre tête.
Elle sortit de ses appartements, immédiatement suivie de Parya :
— Vais-je encore supporter longtemps votre présence ? cracha-t-elle avec mépris.
— Les ordres de mon maître sont formels, ma Dame Sorcière, ricana-t-il.
Anarrima se tut, bouillonnant. La haine s'immisçait toujours plus dans son cœur et n'allait pas tarder à le faire exploser en mille bouts de verres mortels.
Toujours accompagnée du mage et de son totem bruyant, elle sortit enfin du château, de cette prison de pierre froide. Elle se saisit de son manteau de fourrure et descendit les marches jusqu'au carrosse. Il avait plus l'apparence d'une charrette dont on aurait ajouté un toit pour se protéger de la chute incessante de neige.
— Où allons-nous exactement ? demanda-telle une fois assise.
Elle gardait un air froid et insensible, de crainte de montrer une quelconque faiblesse à ce peuple primaire qu'elle détestait.
— À la Crique des Naufragés, sourit Parya.
Anarrima se mordit la joue, se retenant de lui assener son poing dans la face. Ses pouvoirs commençaient fortement à lui manquer. Elle maudit Lussius et se promit de le tuer, d'envoyer son âme pour de bon vers le Créateur. D'ailleurs :
— Parya ? Pourriez-vous me dire pourquoi... Pourquoi votre maître a refusé de finir... le rituel ? C'est à cause de Sanar, n'est-ce pas ?
Le mage la foudroya de son regard le noir et se contenta de se pelotonner dans son épais manteau de fourrure à l'instar de sa prisonnière.
Enfin, leur véhicule s'arrêta au bord d'une falaise après s'être considérablement écarté de Sarnelët El Irin. Les cris des mouettes et des embruns résonnaient telle une mélodie funéraire dans le vent. En sortant, la jeune femme contempla la construction la plus étrange qu'elle n'ait jamais vue : édifié sur les rocs en forme de fer à cheval, le monument donnait directement sur les abimes océaniques, face à une esplanade de pierre, dressée vers les nuages.
Elle frémit : ce n'était autre qu'un théâtre à ciel ouvert devant une estrade farcesque. Seules les eaux agitées déformaient l'illusion. Même des gradins pour contempler le sacrifice étaient élevés sur la partie haute des murs, le reste n'étant que de solides murailles pour stabiliser cette horrible construction.
Anarrima tenta vainement de dompter ses longs cheveux qui lui fouettaient la figure et le dos. Parya lui saisit le poignet et la tira vers la cour de Poldanexar qui gagnait avec entrain les gradins. Le roi s'approcha de la magicienne et lui murmura :
— Je te veux à côté de moi pour voir ta face se décomposer lorsque tu verras comment ton humain va finir.
Il émit un horrible rire à en faire frissonner les morts.
— Et moi, contrattaqua la jeune femme, je crains ne pas pouvoir être présente lorsque votre corps échouera lamentablement en bas des marches de votre propre palais, tel un contaminé que vous êtes destiné à être !
— Haha, mais ce sera affaire réglée lorsque nous rentrerons tous les deux dans mes appartements, n'est-ce pas ?
Il enroula son bras musclé autour de ses épaules. Anarrima tenta de se dégager mais à quoi bon ? Il avait peut-être deux têtes de plus qu'elle et le triple de sa force physique.
C'est ainsi qu'il la conduisit jusqu'en haut des gradins. Une loge royale les attendait, apprêtée de fauteuils garnis de fourrures.
Poldanexar s'assit avec son boa, forçant sa prisonnière à le rejoindre. Elle se tint droite, le regard figé sur l'esplanade de granite que des vagues déchainées séparaient des gradins. Cordinacus apparut ainsi que Larëa et le reste du harem. Alors que les courtisans prenaient place, des guerriers se positionnaient sur le pourtour de l'architecture. Les totems joignaient leurs cris aux fracas des flots.
Anarrima s'arrêta brusquement de respirer : Sanar venait d'apparaitre, toujours vêtu de sa chemise et de son pantalon noir. La pluie glaciale fouettait son visage et de grosses gouttes perlaient sur ses mèches et sa peau frigorifiée. Attaché par les mains, il fut conduit par une escorte au pied de l'esplanade. Là, un escalier étroit, taillé dans la pierre, les conduisit en haut de la scène. Les soldats laissèrent le détenu ainsi, après lui avoir enchainé les poignets à une stèle de granite. L'ex-roi demeura droit, malgré la tempête, les yeux rivés sur la loge de son ennemi. Anarrima ne savait si c'était elle qu'il scrutait avec tant de haine ou s'il s'agissait des lumbars.
Son cœur commença à s'emballer, réalisant brusquement toute la portée du sacrifice : elle allait perdre le père de son futur enfant. Instinctivement, elle porta la main à son ventre, comme pour protéger le bébé de l'évènement tragique qui se déroulait.
Comme pour augmenter son angoisse, des serviteurs se mirent à frapper à un rythme cadencé sur d'énormes tambours.
Parya rejoignit son roi et se positionna à l'extrémité de la terrasse rocheuse : il leva les bras vers les nuages cinglés d'éclairs et commença à proférer de sombres incantations.
Les sons des tambours s'accéléraient alors que le vent se déchainait en tornade sur les lieux. Anarrima rentra les épaules tout en remontant le col de son épais manteau de fourrure. Le soleil avait définitivement disparu. Elle ne parvenait à discerner avec précision la scène, seule la silhouette macabre du sorcier se découpait sur le ciel en folie. De leur côté, tous les lumbars restaient captivés par les évènements, comme possédés par les paroles sinistres de Parya.
Et dans tout ce cataclysme, émergeant de la tornade, la divinité se manifesta, appelée par le chant sacrificiel.
La magicienne la vit sortir des eaux tumultueuses, énorme serpent des mers à la carapace impénétrable. Jamais elle n'avait vu une telle abomination : le monstre aurait brisé le plus gros navire dans ses anneaux mortels comme un fétu de paille. Il ouvrit sa gueule béante, faisant apparaitre sa triple rangée de crocs aussi tranchants que des épées, et se dressa au-dessus de l'esplanade, dardant ses yeux fendus sur sa victime.
Sanar leva la face afin de contempler la mort dans les yeux. Aucune trace de peur n'apparaissait dans son regard, juste de la détermination.
Le serpent des mers se figea, sa longue langue pendant dans le vide. Ainsi, il émergeait d'une trentaine de mètres alors que le socle sur lequel l'homme se tenait en faisait dix de moins. On aurait cru que le monstre voulait montrer au monde sa supériorité.
Et comme les tambours accéléraient toujours plus, l'immonde créature poussa un hurlement atroce, se joignant ainsi au chant infernal.
Anarrima se crispa sur son siège, les yeux braqués sur la scène : le temps lui paraissait interminable.
Alors, décidant d'abréger le sacrifice, la divinité abattit sa gueule sur l'esplanade et engloutit le roi d'Olorë dans un fracas de pierres brisées et de vagues.
La jeune femme poussa un cri d'horreur, ce fut le dernier son qui résonna dans l'atmosphère.
Car le silence avait immédiatement repris ses droits sur le lieu : le monstre avait disparu sous les eaux en même temps que la tempête.
Une simple brise vint soulever les mèches blondes de la pauvre veuve. Déjà, alors que le soleil refaisait surface, les larmes inondaient ses joues.
Le calme était revenu, comme après la représentation théâtrale d'une tragédie.
Sur le bout de la terrasse, Parya restait dressé, contemplant à son tour les eaux désormais paisibles.
Mais cela ne dura pas. De manière inexpliquée, la houle se teinta de rouge.
Le pourpre s'étendit bientôt sur toute la crique telle une tache de sang. Et les spectateurs étonnés frémirent d'autant plus lorsqu'ils se rendirent compte que c'était réellement du sang.
Une forme remonta à la surface, s'étendant sur toute la surface de la baie. Il ne s'agissait de rien d'autre que la carcasse du serpent de mer. La tête du monstre échoua au pied de la muraille, ce qui laissa aux lumbars le souffle coupé par l'effroi.
Une grimace apparut sur le visage du roi : rien de cela n'était prévu. Et encore moins ce qui suivit :
Jaillissant des vagues, Sanar apparut. Son regard vide à la substance noirâtre rappelait la couleur des deux sombres ailes qui battaient dans son dos à une allure effrénée. Mais ce n'étaient pas des ailes semblables à celles des aigles. Non, chaque plume était constituée de cristaux noirs, aussi tranchants que des lames de rasoir.
Parya avait à peine fait un pas en arrière que l'ange était sur lui. Les ailes mortelles s'enfoncèrent dans le corps du mage et le réduisirent en une bouillie informe.
Le sang gicla sur le roi et sa cour, leur arrachant des hurlements d'épouvante.
Satisfaite de son acte, la créature ailée se dressa de toute sa hauteur et déploya sa large envergure. Des ruissellements pourpres dégoulinaient des plumes sur la terrasse, lui donnant un aspect macabre.
— Tuez cet homme ! hurla le roi en reprenant ses esprits, archers !
Les soldats ajustèrent leurs flèches et tirèrent sur leur cible. Elles ne firent que ricocher sur la peau de l'ange. Ce dernier fit volte-face lorsque des guerriers l'attaquèrent et les désarma sans peine, doté d'une agilité bien supérieure. En quelques battements d'ailes, la garde fut anéantie, réduite en charpie sanglante.
Voyant que la situation dégénèrerait, Poldanexar empoigna Anarrima par les cheveux et ajusta une lame sous sa gorge :
— Rends-toi, cria-t-il à la créature, rends-toi ou je tranche le cou de ta femme.
L'ange s'arrêta et scruta le roi de son regard vide. Une voix caverneuse, totalement surnaturelle, sortit de sa bouche :
— Ce n'est pas ma femme.
Anarrima frissonna, ressentant la trahison et la souffrance. Son cœur saignait mais il était trop tard.
— Sanar... murmura-t-elle abandonnée.
Sans se retourner, l'ange sauta de la falaise et disparut dans un nuage de fumée.
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