Chapitre 19
Les portes se refermèrent derrière Anarrima et ses trois compagnons de route. Ils furent surpris de trouver une immense cour, occupée par une foule de réfugiés. Des tentes avaient été dressées sous les platanes et près des étangs. Des familles entières comme d'autres groupes attendaient oisivement que les moines leur apportent à manger.
— Quelle joyeuse ambiance ! plaisanta Indil.
— Que font-ils ici ? demanda Varar.
Ils s'avancèrent ainsi parmi les campements de fortune. Au fond de l'allée, sous le portique de pierre, trois moines conversaient. Anarrima se dirigea à grandes enjambées vers eux. Gravissant les quelques marches, elle les interpella :
— Excusez-moi, commença-t-elle, je voudrais parler au dirigeant du monastère.
Les religieux la regardèrent nonchalamment avant de lui répondre :
— Notre père prieur est très occupé comme vous pouvez le deviner... Quelle est votre nom jeune fille ?
— Anarrima, connue sous le nom du Cygne Noir.
Les moines tressaillirent devant cette réponse. Ils reculèrent vivement en apercevant l'elfe d'Onyx.
— Il ne tuera personne, assura la magicienne, vous avez ma parole.
— Vous êtes le Cygne Noir, souffla le plus gros des moines, vous étiez reine en Olorë, n'est-ce pas ?
— Les démons m'ont chassée.
— Vous êtes l'épouse du roi Sanar ?
— Je l'étais avant qu'il ne disparaisse.
— Suivez-nous immédiatement.
Aussitôt, le petit groupe pénétra dans le cloitre du monastère, croisant par endroit des hommes ou des femmes en haillons, blottis autour de braséros.
— Qui sont ces pauvres malheureux ? demanda Anarrima.
— Ils fuient la famine et le virus, renseigna un de leur guide dont la bure trainait au sol du fait de sa trop petite taille, la misère ne cesse de se propager dans tout Fanyarë pour les humains. Ils sont exploités pour la plupart par les astres qui, eux, ne souffrent pas de ce genre de problèmes. Ils restent dans leur palais et ignorent toute cette détresse. Notre monastère les abrite comme il peut, comme le Créateur aurait fait.
Varar se retint de rire :
— S'il y avait un quelconque dieu suprême, assura-t-il, il n'y aurait pas toute cette misère ! Ou bien, votre dieu est cruel.
L'un des clercs, le plus âgés l'arrêta :
— Pourquoi ? Est-ce le Créateur le responsable de tout cela ? Non, c'est nous, uniquement. S'Il n'existait pas, où aurions-nous trouver la Foi pour bâtir cette maison d'accueil et de charité ? Le Créateur nous laisse simplement la liberté de choisir le bien et le mal. Et ici, nous faisons le bien.
Varar sourit, ne voulant discuter plus longuement.
Ils passèrent sous une autre porte de bois sculptée de formes étranges et parvinrent dans un bureau reculé où un homme signait minutieusement des liasses de parchemins. Des religieux passaient hâtivement, sans regarder les nouveaux arrivants.
— Mon père, dit le vieux moine, je vous amène une jeune femme dont vous aurez intérêt à parler.
Le père prieur releva sa tête chauve, montrant un visage sec et ridé. Ses petits yeux pétillants et clairs se posèrent sur Anarrima et ses compagnons.
— Que venez-vous faire dans notre enceinte, oiseaux de mauvais augure, commença-t-il, vous apportez la mort avec vous, Anarrima, le Cygne Noir.
— Ça commence bien, murmura Indil.
— Peut-importe mon passé : nous devons vous parler en privé.
— Soit.
Les portes se fermèrent, les laissant dans un silence coupé par les respirations.
— J'ai des antécédents avec les démons, affirma Anarrima en allant droit au but, j'ai subi un rituel et je dois être exorcisée définitivement. Vous avez sans doute la clé. Parlez-moi du Balgivox !
— Vous êtes la femme de Sanar, n'est-ce pas ? insinua le moine en nettoyant ses petites lunettes cerclées de fer.
— Heu... Oui, c'est le cas.
Les trois clercs, derrière, se regardèrent.
— Je ne peux vous aider, conclut leur chef d'une voix résolue, le roi d'Olorë a commis des abominations et poursuit en ce moment un chemin de rédemption. En tant qu'épouse de cet homme, vous ne pourrez recevoir notre aide.
— Je vous en prie, supplia Anarrima, il y va de ma vie et de celle de mon enfant !
— Je suis désolé...
Indil s'impatienta et basculant sur le bureau, elle attrapa effrontément le col du moine :
— Écoute moinillon, menaça-t-elle, je n'ai rien contre vos institutions mais si vous refusez de collaborer, je m'arrangerais pour que mon père passe par là et ne laisse rien de votre petite œuvre de charité !
— Votre tenue n'est guère acceptable, dit-il tout simplement sans essayer de se dégager, mais si vous en venez à la violence, je vais être forcé d'accepter.
— Voilà qui est sage, murmura Nethar.
— Je ne suis pas responsable des torts de mon mari, se justifia Anarrima.
— Oui, je sais, admit le père prieur en se levant, suivez-moi. Je dois vous montrer certaines choses.
— Faut savoir, grommela Varar.
Passant par des grilles, ils parvinrent à l'entrée d'une vaste bibliothèque où se succédaient des centaines d'étagères. Des parchemins et des livres de toutes sortes reposaient ici. Ils traversèrent les rangées avant de s'arrêter sous la coupole principale. Posé sur un présentoir, un vieux grimoire dévoilait ses pages enluminés. Anarrima se pencha devant, tentant de déchiffrer les lettres inscrites.
— Peu d'hommes peuvent lire ce langage, affirma le père prieur.
— C'est normal, ajouta Indil, c'est du Réceptacle. Que disent ces textes ?
— Ils datent d'avant l'ère des guerres dimensionnelles. Les dieux en avaient donné à chacune des races ; il s'agit d'un livre saint, où sont dictés les lois du Cosmos et les prophéties. Malheureusement, les dieux utilisent des formules très alambiquées et nous passons parfois des semaines à traduire correctement une ligne.
— Ils parlent du Balgivox ? demanda Nethar.
— Oui, assura le vieil homme, je vous lis :
Au crépuscule d'une nouvelle ère,
Les Puissants s'uniront pour trouver,
Dans les abysses du monde, leurs origines.
Mais le Temps viendra pour les proscrits de se lever
Et dans l'Injustice la verront disparaitre,
A Eressë N'Dor, où les innocents gisent dans leur sang.
— Heu... Vous pouvez répéter ? demanda Varar, à quel moment on parle du Balgivox ?
— les origines, répondit le religieux, le Balgivox est l'origine de toute magie.
— Et les proscrits ?
— Ce sont les enfants des Réceptacles, assura Indil, la fin de la strophe me rappelle un refrain que Morgal avait l'habitude de me chanter enfant.
— Où se trouve Eressë N'Dor ? questionna Anarrima légèrement décontenancée, je ne connais pas ce lieu. Le Balgivox devrait y résider.
— En effet, certifia le père prieur, mais d'après ce que nous savons, Eressë N'Dor est une ancienne dimension, éloignée de celles que nous connaissons. Elle a été séparée après la Guerre des Dimensions, il y a plusieurs ères de cela.
— Comment pourrions-nous nous y rendre ?
— Par un portail... Mais à ma connaissance, il n'y en a pas qui mène là-bas.
— Seul le portail de l'Île Bénite serait assez puissant pour nous y mener, affirma Anarrima, mais c'est trop risqué. Il nous faut trouver un autre moyen.
Indil attrapa le grimoire et fit tourner les pages poussiéreuses comme pour trouver une réponse à travers les caractères complexes.
— C'est inutile, assura le moine, il n'y a pas d'autres informations.
— À quoi ressemble le Balgivox ? demanda Varar, est-ce un homme ? Un objet ou un esprit ?
— Cela peut être l'un des trois, dit Indil en reposant le lourd livre à sa place, peut-être que Morgal trouvera plus de réponses de son côté : Nahôm pourrait lui dire ce qu'il sait.
Le petit groupe demeura silencieux, réfléchissant. Les quatre moines s'écartèrent pour converser, semblant discuter d'une solution. Enfin, le chef du monastère se tourna vers les voyageurs et ajouta :
— Nous avons dans nos murs un homme qui connait Eressë N'Dor par son expérience passée. Il formait des pactes avec les démons des autres dimensions et bien que je désapprouve ces manières, il accepterait sûrement de vous aider.
Anarrima et ses compagnons hochèrent la tête et suivirent les moines jusqu'à une cellule reculée, perdue au fond d'un couloir. Le père prieur laissa la magicienne pénétrer seule dans la pièce malodorante. L'homme traçait d'étranges motifs sur les murs, ne prêtant peu d'attention à l'inconnue.
— Je ne pensais pas vous revoir, Anarrima.
Elle tressaillit, reconnaissant l'homme :
— Comment se fait-il que vous soyez ici ? s'étonna-t-elle, je croyais que Morgal vous avait tué en Olorë.
Veoni se redressa vers elle et essuya ses mains pleines de craie noire. Il n'avait pas changé depuis la dernière fois : il gardait toujours sa fine moustache et ses cheveux de jais frisés. Sa main gauche était amputée de deux doigts, à cause du froid des montagnes du Crépuscule.
— Pourquoi je vous retrouve systématiquement là où je vais ? s'énerva la magicienne, c'est à croire que vous nous suivez.
— Non, Anarrima, c'est le Destin.
— Bon... Vous avez fait parti d'une secte pendant de longues années : saurez-vous nous envoyer en Eressë N'Dor ?
— Je suis un humain, Anarrima, pas un magicien au Vala surdimensionné.
— Mais vous êtes sorcier : je vous ai vu appelé les démons pour tuer Morgal et Luinil.
— Certes... Dommage que cela ait échoué d'ailleurs. Vous voudriez que je vous envoie là-bas par un cercle démoniaque ? C'est impossible : seuls les démons peuvent le traverser ainsi.
— J'ai une part démoniaque en moi : j'ai subi un rituel...
Veoni s'écarta d'elle brusquement :
— Alors vous êtes maudite !
— Alors je peux traverser votre cercle, ou non ?
— Je... Heu... Oui. Cela devrait fonctionner. Mais seule vous pourrez passer.
— Je prends le risque.
Veoni hocha la tête et sortit de sa cellule, suivi d'Anarrima.
Nahôm passa sous l'ancienne porte d'airain, pénétrant ainsi dans ce qui était autrefois la salle à manger. Assis devant la longue table poussiéreuse, Morgal restait muet, la tête appuyée sur une main. Il ne se donna pas la peine de lever les yeux vers le roi des Réceptacles et continua à boire son broc de bière.
— Quel est votre rapport, Morgal ? interrogea Nahôm, comment avancent vos recherches ?
— Je me suis rendu rapidement à Arminassë pour avoir un aperçu de la situation.
— Et alors ? Êtes-vous entré en contact avec la reine ?
— Pas directement.
— Et qu'avez-vous appris ?
Morgal se retint de brûler la face de son homologue : toutes ces questions l'énervaient. Nahôm le prenait pour son chien fidèle et cela l'exaspérait.
— Pas de traces du Réceptacle qui aurait donné vie à ses enfants, finit-il par répondre, il est peut-être mort. Je me renseignerais plus encore.
— Oui, c'est bien.
— Pourquoi tenez-vous tant à les châtier ? Qu'est-ce que cela peut bien vous faire, après tout ?
— Mon cher Morgal... commença Nahôm.
— Je ne suis pas ton « cher », pensa l'elfe.
— Mon cher, vous oubliez que toutes les prophéties condamnent l'action des enfants de Réceptacles : ils seraient la cause de la fin de notre ère. Il est dit que l'un d'entre eux mettrait la main sur le Balgivox et qu'ils détruiraient les cités divines.
— Et où est cette entité ?
— Je l'ai découverte avant que les dieux ne me tuent : j'allais utiliser tous ses pouvoirs mais j'ai été arrêté avant.
— Vous savez donc à quoi elle ressemble ?
— Oui. C'est une créature pensante. Lui arracher les yeux pour posséder une larme est la seule façon d'acquérir le Vala de toutes les races, de tous les lieux, de toutes les matières... Elle s'est cachée en Eressë N'Dor dans le royaume lumbars.
Nahôm se leva de sa chaise et fit quelques pas pour rejoindre Morgal :
— Écoutez, Faucheur, nous avons besoin de ce Balgivox avant tout. Nous devons le retrouver. Et pour ce faire, je voudrais que vous découvriez les enfants de Luinil afin que nous les neutralisions avant qu'ils n'agissent. Je sais déjà que son fils Ambar est avec elle à Arminassë. Je commencerai par lui.
Morgal ricana :
— Vous tuerez un enfant ? N'est-ce pas un peu trop bas pour vous ?
Le Grand Réceptacle toisa le roi d'Onyx du regard :
— Le feriez-vous si je vous le demandais ?
— Je n'égorge pas les enfants, assura-t-il, dans ce cas précis, j'attendrais que mon adversaire soit en mesure de se défendre.
— Nous n'avons plus le temps, Morgal. Aussi me chargerai-je de cet acte moi-même.
L'elfe se pinça les lèvres, se maîtrisant pour ne pas se jeter sur Nahôm.
— Je veux que vous repartiez à Arminassë, continua le Grand Réceptacle, et ramenez-moi la reine vivante : je veux l'interroger.
— Je peux m'en charger.
— Certes mais je veux voir sa tête lorsque je la torturerai.
Morgal écarquilla les yeux devant la violence gratuite de Nahôm qu'il ne supposait pas. Il se leva à son tour et regagna la porte.
Dans un couloir du sanctuaire d'Hostos, il croisa, sous sa capuche, un nain qui marchait lentement, sa hache battant les mollets.
Morgal l'attrapa par le bras et le tira brusquement vers un recoin obscur :
— Eh ! grommela Pellecor, qu'est-ce que vous voulez ?
— Vous avez voyagé avec le Cygne Noir n'est-ce pas ? murmura-t-il.
— Oui mais... Eh ! Je vous reconnais, vous ! Vous étiez au portail de Lercemen avec les changeurs de peau. Vous avez attiré des dragons elfiques sur notre base ! Vous savez que mon ours a été mangé par ces créatures !
— C'est possible, sourit cyniquement Morgal, mais je voudrais que vous accomplissiez une chose pour moi.
— Désolé mon ami mais j'ai à faire.
— Vraiment ? Attendre comme un pauvre idiot que le Grand Réceptacle vous envoie travailler pour son bon plaisir ? Non, vous allez rejoindre Anarrima et lui dire immédiatement qu'elle est en danger. Nahôm veut l'éliminer, elle et sa sœur, Indil.
— Mais, vous êtes fou ! Je ne sais même pas où elle est !
— Elle se trouve en ce moment même dans un monastère près du Lac du Temps. Elle voudra sans aucun doute rejoindre Eressë N'Dor. Prévenez-la ; je vous téléporte immédiatement.
— Mais... Non... Je... Eh, attendez !
Il partit brusquement dans un nuage noir, envolé vers une autre dimension. Désormais seul, Morgal se concentra un court instant et partit à son tour pour Arminassë.
Le temps qu'il traverse l'espace considérable qui le séparait de la capitale astrale, ses inquiétudes reprirent : comment pourrait-il aborder Luinil après ce qu'il s'était passé ? Il n'avait plus le choix : il devait la prévenir et lui exposer un plan stratégique comme il en trouvait toujours.
Il apparut dans un des jardins de la cité, au Sud du palais. La neige continuait à tomber et les carrosses peinaient à circuler dans les immenses avenues. Morgal longea le canal gelé, remontant vers le Nord. Sur les côtés, les titanesques bâtiments de la ville s'élevaient majestueusement. Arminassë était sans aucun doute la cité la plus resplendissante de Fanyarë. Depuis des millénaires, elle tenait debout, résistant aux guerres et aux tempêtes radioactives. Ces lieux réveillaient de vieux souvenirs pour Morgal : l'année précédente, il y avait été enfermé et torturé pendant plusieurs mois. Mais la première fois qu'il s'y était rendu, durant la Guerre des Dimensions, il avait rencontré Luinil et cela avait changé sa vie.
Il s'arrêta soudain, observant la scène qui se déroulait devant lui : les berges du canal avaient été désertées. Un canal qui avait été témoin de son passé, un soir d'hiver, alors que la glace avait cristallisé l'onde pure. Désormais, seuls les lampadaires éclairaient les rives, reflétant leur lumière orangée sur la neige éclatante.
Morgal s'avança sur un ponton ouvragé avec précision et pourvu d'un dôme. Parvenu au bout, il regarda Luinil, dressée à ses côtés.
— Nous nous sommes perdus, murmura-t-elle.
— Nous l'avons toujours été : nous sommes des Réceptacles, les serviteurs des races. Jamais nous n'avons été maîtres de nos destins.
Luinil se tourna vers lui. Il baissa les yeux et ajouta :
— Je suis désolé, Luinil, désolé pour tout.
Elle l'encercla de ses bras fins, posant sa tête sur son épaule :
— Reviens-moi, supplia-t-elle.
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