Chapitre 16

Penché sur son bureau, Carnil déchiffrait d'innombrables parchemins que les intempéries avaient endommagés. Si le printemps florissait en Lercemen, l'hiver recouvrait tout Fanyarë d'un épais tapis blanc. Les récoltes avaient été mauvaises, toujours due à la radioactivité croissante. Et si les humains fournissaient une main d'œuvre, les virus les contaminaient rapidement, réduisant toujours plus leur nombre. Le peuple astre n'avait d'autre choix que d'importer du blé d'Olorë, de Lercemen ou de Calca. En plus de cela, les guerres avaient ruiné les caisses du trésor royal.

— Je me demande comment nous allons réussir à sortir de cette mauvaise passe, soupira le roi en se passant la main sur le menton.

— Nous pouvons faire appel au roi d'Onyx, proposa Shian, son conseiller, Féathor ne refuserait pas d'aider le royaume de sa mère.

— Nous lui avons déjà demandé trois fois et il nous a donné une fortune considérable mais... Je ne supporterais pas une fois de plus de m'humilier de la sorte.

— C'est un choix... Mais notez que Lombal se relève depuis qu'un nouveau roi est à sa tête. Ils nous font concurrence.

Carnil ne répondit pas, plongé dans ses pensées. Près de la fenêtre, Shian le regardait, les bras croisés.

— Vous savez, finit par dire le roi, lorsque je suis parti d'Arminassë, il y a des milliers d'années, Fanyarë était une des terres les plus prospères. Ce n'était plus le cas à mon retour.

— Vous oubliez que vous avez raté une guerre millénaire, la Guerre des Dimensions. La capitale a été aussi touchée par la pluie de météorites, Luinil a été destituée pendant près de vingt ans et lorsqu'elle est revenue, le roi d'Onyx la soumettait.

— Ce ne sont pas les excuses ni les accusations qui vont nous sortir de là.

— Que dit le Conseil ?

— De vendre des territoires. C'est impensable.

— Nous aurions dû garder la main sur Olorë après la bataille de Maylë.

— Nous n'aurions pu tenir !

Face à la situation, Carnil perdit son sang-froid et brisa sa plume.

— Heureusement qu'il nous reste la magie, ajouta le conseiller pour calmer son souverain.

— La magie risque d'être éradiquée par l'avancée technologique. Même Morgal n'a pu s'y opposer et cela l'a tué.

— Que disent nos espions ?

— Le chef de l'escadron, Nim, ne rend des comptes qu'à la reine. Je n'ai aucune confiance en lui.

Ce fut le tour de Shian de soupirer :

— Majesté, il y autre chose qui vous tracasse, n'est-ce pas ? Votre maîtresse est malade...

— Russa va bien.

— Ce n'est pas le cas.

Carnil leva les yeux vers son confident et ordonna :

— Laissez-moi, Shian, j'ai besoin d'être seul.

Ce dernier obéit et après une inclination rapide, disparut par la porte. Demeuré seul, Carnil se leva de son siège et s'avança sur le balcon qui donnait sur ses jardins privés. Comme le froid mordait et que de légers flocons continuait à tomber, il referma sa lourde cape de fourrure sur lui. Déjà, le soir tombait sur la capitale. Prenant l'escalier de marbre, il descendit près du bassin gelé. Ici, il était à l'abri des regards indiscrets, entouré d'épais murs sombres d'où dépassaient les tourelles du palais. Le silence régnait dans cette atmosphère de précarité. Soudain, le roi fut saisi par un vent plus fort et devant lui apparut un nuage noir. La fumée se dissipa rapidement, dévoilant la silhouette de Lussius.

— Je vous attendais, assura Carnil d'une voix sûre et sèche, vous me devez des explications.

— Je ne dois rien à personne, siffla le démon.

— Vous m'aviez fait une promesse, s'énerva le roi, vous devez la tenir.

— Notre marché n'est plus d'actualité.

— Pourquoi ? Soyez plus clair !

— Le Réceptacle que vous m'avez livré, Malgal, a été libéré par la fille de votre femme.

Le souverain resta quelques instants silencieux, songeant à sa réponse. En face, Lussius demeurait statique dans son grand manteau sombre. Son visage balafré était blanc et de longues mèches le traversaient négligemment.

— Je ne suis pas responsable de la fuite de Malgal, rétorqua Carnil, tout ce que je veux est que Russa survive.

— Elle ne vous appartient pas, contredit le démon, elle a subi un rituel il y a longtemps, certes, mais elle reste une arme pour nous.

— Il doit y avoir un moyen pour qu'elle puisse préserver sa vraie nature.

Lussius hocha la tête :

—Il y a une Réceptacle dans ce palais. Dans le temps, j'ai tenté de la tuer. Désormais, je veux que vous me la livriez.

— Luinil est la reine ! s'indigna Carnil, vous ne respectez donc aucune institution ? Aucune autorité ?

— Nous ne sommes plus au rang des mortels. Les Réceptacles nous ont transformés ainsi. Laissez-moi votre reine et le rituel que je lui ferai subir annulera celui Russa.

Carnil fronça les sourcils ; il ne savait pas en quoi consistaient les cérémonies démoniaques ni ce qui en résultait.

— Laissez-moi quelques jours, finit-il par dire, je vous donnerai ma réponse.

Lussius sourit et ajouta :

— Si vous m'êtes défavorable, je remporterai Russa pour qu'elle me serve.

Ces mots étant dits, il disparut dans une fumée noire. Carnil se rendit compte que ses doigts tremblaient : dans un cas comme dans un autre, il devait sacrifier ou sa maîtresse ou sa femme. La première idée qui lui vint fut d'abandonner Luinil mais en y réfléchissant plus, c'était impensable : elle était un pilier élémentaire pour le gouvernement et sa disparition rendrait Féathor fou de rage. Une invasion d'elfes d'Onyx sur la capitale n'était pas souhaitée. Et puis, elle était la mère de son fils ; même si Ambar n'était pas de son sang, il l'avait réellement adopté et reconnu comme son propre enfant.

Toujours pris dans ses raisonnements, il regagna ses appartements. Il y trouva une douce chaleur, entretenue par un feu dans les cheminées. Refermant une porte derrière lui, il s'avança vers le lit où dormait Russa. Il s'assit doucement près d'elle et passa la main dans ses cheveux roux. Elle tressaillit et se réveilla :

— Tu m'avais dit que tu serais de retour avant la tombée de la nuit, se plaignit-elle en se redressant.

— J'avais... J'avais des empêchements... Des imprévus.

Il se força à sourire.

— Tu passes peu de temps avec moi ces derniers temps. Est-ce parce que je suis malade ?

— Non, absolument pas, contredit-il avec une ardeur peu naturelle, c'est juste que les choses sont compliquées depuis peu...

— Tu rends souvent visite à la reine et au prince, souligna-elle avec une pointe de jalousie.

— Je dois donner une image de moi en tant que roi.

— L'image de Luinil est discutable, si je peux me permettre.

Cette phrase fit rire Carnil ; la reine n'avait en effet aucun complexe pour afficher un comportement effronté et cela faisait parfois jaser les courtisans.

— Tu sais bien que je te préfère à elle.

Il l'embrassa. Cela redonna le sourire à sa maîtresse mais ses douleurs ne tardèrent pas à la rattraper. Elle se rallongea sur les couvertures, la main sur le ventre. Sous le tissu transparent, on distinguait des cicatrices étranges, formant un dessin précis.

— Tu ne m'avais jamais dit ce que tu avais enduré avec les démons, murmura Carnil, ça n'a pas dû être facile...

Russa le regarda en fronçant les sourcils :

— Lussius t'en a parlé ?

— Non mais cela te concerne, non ?

— Je ne veux pas en parler.

Carnil se pinça les lèvres et se leva pour sortir. Russa l'interpela presque plaintivement :

— Que t'a-t-il dit d'autre ?

— Il veut te reprendre.

Elle poussa un cri :

— Ne m'abandonne pas, gémit-elle, je ne veux pas y retourner ! je t'en supplie...

Elle éclata en sanglots. Carnil se rapprocha et la prit dans ses bras :

— Il y a une solution... Je te promets d'y remédier.

Anarrima déposa son sac près de la porte et se lava le visage dans une bassine d'eau. Regardant son visage dans le miroir, elle prit une grande inspiration : elle devait faire face aux évènements, elle n'avait pas le choix, sa vie et celle de son fils étaient en jeu.

Morgal entra dans la chambre et s'assit dans un fauteuil, sans cesser de la regarder :

— Je vois que tu n'es pas heureuse de me revoir, soupira-t-il en piochant une pomme dans un panier de fruits qui reposait sur une table basse.

— Je vous ai vu mourir, répondit-elle calmement en se retournant vers lui, j'étais juste surprise.

Morgal plissa les yeux :

— Serait-ce moi, ou tu cherches déjà à me manipuler pour parvenir à tes fins ?

— Ce serait admettre ma parenté avec vous.

Morgal éclata de rire. La jeune femme en profita pour s'asseoir dans un sofa en face de lui. Toute sa détresse l'avait quittée. Elle était prête à affronter le sarcasme de son père et des mensonges envisageables. Pourtant, sa présence la rassurait, inexplicablement.

— Vois le bon côté des choses, continua son père en croquant dans la pomme, l'année dernière tu désirais me poser toutes sortes de questions. Maintenant tu en as la possibilité. Mais si tu permets, je vais commencer. Où étais-tu cette année ?

— Si je dois subir un interrogatoire... Enfin, j'étais à Mussirin avec Sanar.

— Je t'assure que si tu me dis que tu as été sa maîtresse, je repars de cet entretien avec la certitude d'avoir raté une partie de ma vie.

— Je me suis mariée avec lui, affirma-t-elle clairement, et je porte son enfant.

Morgal s'arrêta de mâcher sans détourner son regard d'elle.

— Ensuite, continua Anarrima légèrement amusée par la réaction de Morgal, je me suis rendue compte que son premier ministre était louche. Et lorsque Sanar a disparu, il a essayé de me capturer et il a réussi. Me voilà désormais, à moitié-possédée par un démon millénaire.

— Comment s'appelait cet homme ?

— Lussius.

Son visage s'illumina.

— Ah ! Mais il s'agit de l'héritier nurvars ! Et dire que pendant la Guerre des Dimensions c'était le prince le plus honnête du monde.

— Comment est-il devenu un démon, lui et tout son peuple ? Il m'a parlé de la responsabilité des Réceptacles.

— Bien évidemment j'étais là quand le Grand Réceptacle a lancé la malédiction. Je crois bien avoir tué la princesse nurvarse à ce moment-là. Je ne m'en souviens plus très bien.

— Pourquoi ça ne m'étonne pas de vous ?

— Je ne faisais qu'obéir aux ordres.

— Vous ? Obéir ?

— Bon... J'avais mes raisons. Mais sache que je tiens bien à te sortir de ce mauvais pas : les possessions de cette ampleur sont dévastatrices.

— Rassurant... Mais je vous remercie.

— Ne dis pas des mots qui t'arrachent la bouche. En tout cas je voulais te parler du pourquoi et comment qui t'ont menée jusqu'ici.

— Vous allez me dire que c'est la faute d'Arnil, c'est cela ?

— Penses-tu vraiment que Luinil et moi voulions t'abandonner à l'Hospice des Veuves alors que tu es une princesse ? La petite fille du roi Elaglar Fëalocen ?

— Je ne suis pas sûre que Luinil et vous vous entendiez si bien. Lussius m'a parlé de certaines choses et rien qu'à voir la complexité de votre relation l'année précédente, je porte à croire que ce n'était pas idyllique.

— Cela n'a pas été toujours facile.

— Surtout avec vous. Et je me permettrais d'ajouter que la reine d'Arminassë a été victime de votre comportement tordu. Ai-je tort de dire qu'Indil et moi sommes un accident ?

Le regard de Morgal se fit plus glacial :

— Ce sont les démons qui t'ont mis cette idée en tête ? Ta mère et moi nous vous avions désirées. Lussius voulait te faire croire le contraire pour te monter contre nous.

Anarrima hésita à répondre mais finit par ajouter :

— Vous l'avez violentée, n'est-ce pas ?

Morgal ouvrit la bouche, perturbé, sans sortir le moindre son. À en juger son visage, le roi nurvars n'avait rien inventé. L'elfe se leva pour se détourner d'elle et se servir un verre :

— Les Réceptacles Déchus ne sont plus eux-mêmes pendant plusieurs mois, le temps que leur Esprit s'habitue à leur nouveau Vala. J'ai fait certains actes regrettables pendant cette période et je ne peux même pas m'en souvenir. C'est pour cela que je devais me rendre chez Djinévix après mon incarcération dans les cachots de Carnil. Elle seule connait ce genre d'informations sur les Réceptacles Déchus. Mais en ce qui concerne votre naissance, à toi et Indil, je peux te jurer que ta mère et moi vous attendions avec hâte.

— Admettons tout cela. Pourquoi m'avez-vous abandonnée ? À cause d'Arnil ?

— Il détestait ta mère et est parvenu à s'emparer du trône d'Arminassë pendant presque vingt ans en exilant Luinil en Lercemen. J'imagine qu'il ne t'a rien dit à propos de cela ?

Anarrima se rétracta :

— Il m'a aidée. Il a fait de moi le Cygne Noir.

— Il t'a fait découvrir ta puissance dans le but de m'anéantir. Et il y est presque parvenu. Écoute Anarrima, tu n'aurais jamais dû avoir cette vie. Je regrette vraiment de ne pas être intervenu dans ton enfance. J'étais impuissant face à la malédiction d'Arnil sur toi. Un simple contact t'aurait tuée. Je sais que c'est difficile à entendre pour toi mais... Arnil ne voulait pas ton bien : il ne désirait que détruire ta mère.

— Et vous, vous m'avez utilisée pour votre objectif de puissance.

— Ce faisant, je te protégeais : la preuve, tu es vivante.

— Pas grâce à vous.

— C'est ce que tu essaies de te faire croire mais tu sais que je t'ai sauvé la vie un nombre de fois incalculable.

La magicienne haussa les épaules, sans admettre.

— Anarrima, je ne te demande pas de m'aimer mais simplement de ne pas me détester. Tu es de mon sang et je voudrais que tu le reconnaisses.

— Je serais folle de vous accorder ma confiance.

— Moi je te fais confiance.

Sur ces mots, il se dirigea vers la porte et après un dernier salut, il disparut. Seule avec elle-même, Anarrima resta immobile, resongeant à cet entretien. Elle ne parvenait à expliquer comment Morgal parvenait à la convaincre. Après tout, tous deux se ressemblaient non pas seulement physiquement mais aussi intellectuellement. Et puis, son comportement était tellement aberrant par moment que cela en devenait comique. Finalement, elle s'était attachée à lui durant le voyage même si elle s'obligeait encore à le haïr. Elle n'avait jamais songé qu'elle était la fille de l'homme le plus puissant du Cosmos et elle en ressentit soudain un certain orgueil. Quant à ses propos sur Arnil, elle devait en avoir le cœur net et découvrir la vérité. Vérité qui n'était jamais plaisante.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top