Chapitre 15
Féathor se mordait nerveusement la lèvre, scrutant de ses yeux bleus l'immense forêt de donjons et tourelles qui fendaient l'horizon. Cette cité, il ne l'avait pas choisie ni désirée. Mais après la bataille de Maylë, il avait été contraint de siéger sur le trône le plus puissant du Cosmos, au sein d'une race inconnue. Il ne parvenait à comprendre les elfes d'Onyx : ces créatures étaient animées par la violence et étaient dépourvues de sentiments. De plus, il s'était senti forcé de réparer tous les dégâts causés par ces assassins ; il avait relâché une centaine de prisonniers qui croupissaient dans les geôles de la cité et leur avait administré les meilleurs soins. Il avait aussi dédommagé les villages et les fermes mises à sac. Heureusement, pour lui faciliter la tâche, le roi de Lercemen, Glornil, était un de ses amis. Les échanges entre les deux territoires avaient donc été des plus cordiales mais Glornil avait exigé que les elfes d'Onyx restent de l'autre côté du mur Landa pour ne pas effrayer la population. Féathor craignait de rencontrer une opposition dans les membres de sa nouvelle armée mais ce ne fut pas le cas : ils étaient habitués à obéir sans réfléchir.
Morgal s'était contenté de les créer dépourvus de sentiments, afin d'éviter les rebellions. Pourtant, certains comme Morel et Nethar étaient parvenus à avoir une capacité de raisonnement impropre à leur race.
Le nouveau roi d'Onyx se détourna du paysage et regagna ses appartements. Parvenu au salon, il s'arrêta sur le pas de la porte, observant son invité : assis sur un sofa luxueux, Haran feuilletait des archives, le regard perdu dans ses pensées.
— Ton père était vraiment un psychopathe, finit-il par dire sans détourner les yeux de sa paperasse, les seules lignes que je peux lire évoquent des accomplissements de prophéties, des plans d'élimination et des projets d'extermination technologique.
— Je préfèrerais que tu ne mettes pas le nez dans mes affaires, Haran, répondit-il en le rejoignant, tous ces dossiers constituent un travail considérable à traiter et je n'y comprends moi-même pas grand-chose.
— Tu n'es pas aussi tordu que lui, c'est pour ça.
— Pas aussi adroit malheureusement. Il était peut-être mauvais mais il savait tourner les choses à son avantage.
— Sauf qu'il est mort. Et je ne vais pas le regretter : il m'a menti et manipulé comme une marionnette. Tu aurais pu d'ailleurs me prévenir : tu étais au courant de tout ça...
— Nous en avons déjà parlé, Haran : je devais l'aider pour protéger ma mère.
— Mmh...
Comment l'oublier, celle-là ? Avec une plastique pareille...
Féathor soupira et extirpa les feuillets des mains de son ami :
— Anarrima ne tardera pas encore longtemps, affirma-t-il en se versant du vin, j'ignore comment s'est passé le voyage mais d'après ce que j'ai vu d'Indil, elles risquent de ne pas s'être entendues.
— Tu m'étonnes... Indil est le mélange parfait entre Luinil et Morgal.
— Je ne sais pas si c'est un compliment.
— Certainement pas mais elle a le mérite de ressembler physiquement à sa sœur.
— N'essaie pas de t'intéresser à mes sœurs, prévint Féathor, Anarrima est mariée et Indil ne ferait que se jouer de toi.
— Si on ne peut plus s'amuser...
— Je compte sur toi pour m'aider : j'appréhende déjà le repas de famille que je vais vivre.
— Je ne suis là que pour récupérer mon dédommagement, objecta le changeur de peau, pas pour jeter de l'eau sur le feu.
— Alors que les dieux me viennent en aide.
Haran lui envoya son sourire le plus ironique avant de s'allonger sur toute la longueur du canapé. Légèrement agacé par le comportement de son invité, Féathor remonta dans la chambre, celle qui appartenait à sa mère. Il contempla le lit dans lequel Luinil avait passé de longues années, terrassée par la sorcellerie d'Arnil.
Soudain, un soldat apparut sur le seuil de la pièce :
— Majesté, vos sœurs et le capitaine Nethar vous attendent.
— Je m'y rends immédiatement.
Il descendit les interminables marches qui menaient à la salle du trône. Malgré la noirceur des murs, l'architecture de la cité restait magnifique, surréelle. Passant sous un proche sculpté de bas-reliefs, il rejoignit le corridor où des statues s'incrustaient sur les colonnes blanches. La lumière du soir passait par les grandes vitres colorées des rosaces de manière à plonger les passants dans un halo doré.
Arrivé dans la salle du trône, il trouva les quatre voyageurs, en bas des marches. Aussitôt, Indil s'avança vers lui et effectua une courbette effrontée ce qui gêna terriblement Varar : il ne savait comment s'adresser au monarque et se contenta d'imiter Nethar qui salua respectueusement en courbant le buste. Anarrima scruta son frère sans bouger. Féathor s'approcha d'elle et la prit dans ses bras :
— Je veillerai sur toi à présent, promit-il, tu n'aurais jamais dû vivre tout ça.
La magicienne baissa la tête, se retenant de pleurer.
— Qu'est-il arrivé ? murmura-t-il ensuite à Indil.
— Trop de choses, assura-t-elle, mais elle te racontera ça au diner : j'ai une faim de loup et je ne suis pas encore Papa pour manger Varar !
Ce dernier se retourna vers Indil en fronçant les sourcils en signe d'inquisition. Pour toute réponse, elle se passa la langue sur la lèvre et disparut allègrement vers la sortie. Nethar attendit son roi pour la suivre.
— Que faîtes-vous parmi nous ? demanda Féathor à Varar, j'ignorais votre venue.
— Heu... hésita-t-il, c'est que... Moi non plus je n'avais pas prévu de venir.
— Il était en danger par ma faute, renseigna Anarrima, rester à Mussirin lui aurait valu sa tête.
Le roi d'Onyx se mordit la langue, se demandant dans quel embarras sa sœur s'était mise.
Elle ne cessait de le regarder, redécouvrant en lui de nouveaux aspects : Féathor avait en effet la carrure d'un roi. Son regard franc et pur étonnait toujours la jeune femme mais la ressemblance avec son père venait jeter de l'ombre sur ce visage fin, encadré de cheveux noirs et d'une barbe courte. Elle avait toujours eu une affection et une considération inexpliquée pour lui. Au fond d'elle-même, elle savait que c'était un homme juste comme il y en a si peu. Se dire qu'il était de son sang la rassurait.
Le groupe parvint devant une porte d'ébène à deux battants où Nethar s'arrêta. Des servantes vêtues de noir les firent installer à une grande table recouverte d'une nappe blanche. Anarrima attarda son regard sur les immenses tableaux qui recouvraient les murs sombres. Avec la tombée du soir, des chandeliers avaient été allumés et un feu crépitait joyeusement dans la cheminée. Indil vint s'étirer devant, profitant de la chaleur des flammes.
— Je ne regrette d'être rentrée, bailla-t-elle, tous ces voyages me fatiguent.
Varar vint se placer docilement derrière une chaise, en attendant que les plats soient servis.
— Que représentent les tableaux ? interrogea Anarrima à Féathor.
— La plupart relate la Guerre des Dimensions et la chute des météorites mais j'ignore la signification des autres ; demande à Indil : elle a grandi ici.
— Je vois qu'il y a beaucoup de démons sur ces peintures.
— Heu... Oui : notre père était obsédé par ces créatures. Même dans ses propriétés en Calca, on pouvait trouver des œuvres similaires. Notre oncle Malgal avait été tué par eux. Sa mort a marqué Morgal.
— J'ai vu Malgal il y a quelques jours : il a emprunté un portail et a disparu.
Féathor fronça les sourcils, réfléchissant à ces mots.
— Pourquoi y a-t-il deux couverts de trop ? demanda vertement Indil aux pauvres servantes.
— C'est que, répondit l'une d'entre elle légèrement effrayée, votre père nous a signalé son retour... Et il est accompagné.
Le silence tomba comme une douche froide sur le groupe. Pendant de longues secondes, les regards se rencontrèrent et divergèrent. Finalement, Indil éclata de rire :
— Quelle est cette plaisanterie ? Mon père est mort !
— Moins que tu ne le crois, résonna une voix derrière elle.
Se retournant, elle aperçut Morgal, toujours vêtu de cuir noir. Sans attendre, elle se précipita vers lui et le serra dans ses bras :
— Vous m'avez tellement manqué, père ! s'exclama-t-elle, je ne pensais plus jamais vous revoir !
Morgal l'embrassa sur le front et ajouta :
— C'était mal me connaitre que de penser cela.
Il se tourna vers Féathor et Anarrima qui affichaient tous deux un visage hébété. Si la situation n'était pas aussi tendue, il aurait ri tellement ils avaient des têtes d'ahuris mais il se retint, sachant que les rapports avec ses enfants étaient déjà assez compliqués.
— Comment êtes-vous... murmura Féathor à son père.
Il s'arrêta en apercevant Narlera : cela faisait trop d'émotions pour un soir et il préféra s'asseoir sur une des chaises, tentant de remettre ses idées au clair.
Quant à Anarrima, elle se sentit submergée par toutes sortes de sentiments. Elle aurait voulu sortir mais elle n'en trouva pas la force.
— Asseyons-nous, soupira Féathor d'une voix presque suppliante, nous n'allons pas rester ainsi à nous regarder.
— En plus j'ai faim, ajouta Indil.
— C'est vraiment le moment, râla sa sœur les dents serrées.
D'un commun accord, ils s'assirent tous à la table, laissant planer un silence gênant. Pour comble du hasard, Anarrima s'était placée juste en face de Morgal et ne parvenait à détacher son regard de lui.
Varar se grattait le crâne sans comprendre la situation ; il n'espérait qu'une chose, c'était que le repas soit servi. Mais les plats tardaient à venir. Féathor opta pour l'attitude du je-suis-hermétique-aux-moments-désagréables et se contenta de fixer son assiette vide. Narlera s'éclaircit la gorge, attendant un changement dans le comportement de ses hôtes.
Anarrima n'y tint plus, elle s'adressa rapidement à Morgal mais ses paroles se confondirent dans celles de son interlocuteur qui avait pris la même initiative. Ils se regardèrent tous deux, interloqués, ne sachant s'ils devaient s'exprimer ou laisser l'autre faire.
— Vous devriez être mort, lança finalement la magicienne.
— Mais je ne le suis pas, rétorqua calmement l'elfe.
— Je vous ai vu vous désintégrer ! s'exclama-t-elle, sentant sa colère prendre le dessus.
— Oui, en plus de m'avoir empalé de ton épée, répondit-il avec une légère rancune dans la voix, mais j'ai été ressuscité.
— Non ! C'est impossible ! Vous êtes mort et c'est moi qui divague !
— Je suis vivant.
— Je vous déteste ! cria-telle en se levant de son siège, vous m'avez utilisée, vous m'avez abandonnée, maltraitée, menti et... Je ne sais plus ! Vous êtes un monstre et je refuse d'accepter que vous soyez mon père !
Comme Morgal restait silencieux et serein, elle s'affala sur sa chaise et commença à pleurer.
— Je ne m'attendais pas à moins, murmura-t-il en portant une coupe à ses lèvres.
— Eh bien moi non plus, dit Féathor en se redressant, rassurez-vous, je ne vais pas vous envahir d'une avalanche d'insultes même si vous le méritez...
— Féathor ! s'exclama Narlera, tu pourrais faire bon accueil à ton père après ce qu'il a enduré pour toi !
— La dernière fois que tu m'as vu très chère, je n'avais pas les avant-bras amputés.
— Elle a raison, souligna Morgal, j'ai été séquestré pendant des centaines d'années en te sauvant. Tu t'en rappelles ?
— Je... C'est vrai mais... Il s'est passé des choses depuis.
— Et si nous cessions de nous agresser, proposa Indil, le pauvre Varar ne comprend strictement rien à nos échanges de courtoisie.
— Mais oui, s'exclama ironiquement Féathor, il s'agit d'une réunion de famille après tout : il ne manque que Luinil et Ambar ! En tout cas, Morgal, je vous laisse d'office le trône d'Onyx : j'espère seulement que vous ne ravagerez pas Lercemen comme auparavant !
— J'ai d'autres soucis : tu devras t'en accommoder encore quelques temps. Mais dis-moi, comment as-tu échappé à Carnil après la bataille de Maylë ?
— Je me suis enfui avec Luinil jusqu'en Fanyarë. Nous espérions passer le portail de l'Ouest mais les nains l'avaient fermé. Là-bas nous avons retrouvé Indil qui je ne sais pas comment détenait Ambar.
— Le prince n'était pas mort ? demanda Anarrima en se remettant de ses émotions.
— C'est ce que j'avais fait croire à Carnil, assura Morgal, cela m'a permis de le mettre en sécurité. J'ai appelé Indil et lui ai demandé de l'emmener en Calca mais le portail avait été fermé.
Indil acquiesça du fond de sa chaise, profitant du récit pour se tresser une mèche.
— En Fanyarë, continua Féathor, les armées de Carnil nous ont rejoints et nous avons accepté de nous rendre sans effusion de sang à condition que je puisse reprendre le trône d'Onyx. En échange, Luinil et Ambar repartaient pour Arminassë et ils y résident toujours.
Le silence retomba sur les convives. Heureusement, le repas fut servi et les nerfs se détendirent.
— Tu ne nous as pas raconté ton histoire, souligna Indil à sa sœur, je suis sûre que cela nous divertirait.
Anarrima la foudroya du regard mais comme Féathor lui adressa un regard d'encouragement, elle se résolut à parler :
— Je... Je préfèrerais que Morgal ne soit pas là, dit-elle.
— Pourquoi ? releva celui-ci.
La jeune femme serra les poings : après tout, elle n'avait de comptes à rendre à personne et surtout pas à lui mais sa présence la gênait.
— Je me suis échappée d'Olorë parce que j'étais pourchassée par des démons.
Morgal fronça les sourcils : il se rappela brusquement des paroles de Nahôm :
— Ne me dis pas que tu as subi un rituel... murmura-t-il.
Anarrima ne détourna pas la tête et le fixa droit dans les yeux. Morgal fit le rapprochement :
— Ne me dis pas que tu as un démon dans ton ventre, siffla-t-il.
— J'étais déjà enceinte.
La face de l'elfe se contracta de colère :
— Quoi ! De qui ?
— En quoi ça vous regarde ? s'écria-t-elle en sentant la haine s'emparer de son esprit.
— Je suis ton père petite idiote !
— Vous n'êtes rien de tout cela !
Elle se leva de sa chaise et sauta au-dessus de la table pour enfoncer sa dague dans le cou de Morgal. Ils roulèrent tous les deux sur le sol mais Anarrima se releva, légèrement effrayée par son acte : c'était la deuxième fois qu'elle tentait de le tuer et elle sentait qu'elle avait dépassé les limites de la raison.
Féathor aida son père à se relever ; celui-ci retira la lame sans grimacer, seulement exaspéré par le comportement de la magicienne.
— Tu me détestes, ajouta-t-il, mais tu oublies qu'à Maylë je me suis sacrifié pour toi. Penses-tu réellement que j'aurais agi ainsi si je te détestais ?
Anarrima ne bougea pas, le corps tendu comme un arc. Morgal s'avança vers elle. Les autres regardaient la scène sans savoir ce qui en résulterait. Il souleva la tunique de la magicienne et découvrit les symboles démoniaques.
— Il va falloir t'exorciser, finit-il par dire, sais-tu ce qu'il te faut ?
— Le Balgivox, murmura-t-elle la gorge serrée, mais j'ignore où il se trouve.
— Nahôm le sait, intervint Narlera.
Anarrima leva un sourcil en sa direction, se demandant qui était cette mystérieuse elfe.
— Il ne me fait pas assez confiance pour me le dire, rectifia Morgal, je dois lui apporter ce qu'il veut d'Arminassë. En attendant, il faut enquêter ailleurs.
— Ne me faîtes pas croire que vous voulez m'aider, cracha Anarrima, vous tenez seulement à vous emparer de cette entité pour être la créature la plus puissante.
— Mais je le suis déjà !
— ... Si Féathor accepte de m'aider, je partirais retrouver le Balgivox. Les moines doivent avoir une idée de son emplacement, non ?
— Tu veux repartir pour Olorë ? demanda Féathor.
— Non mais je sais qu'il y a un monastère en Fanyarë. Je l'ai vu en feuilletant les documents secrets d'Olorë.
À ces mots, tous se turent, méditant les derniers évènements. Varar finit par demander où il pourrait coucher et Indil décida de l'accompagner vers les appartements des invités. Féathor fit signe à Narlera de le suivre et ils disparurent par une porte en coin.
— Acceptes-tu que je te parle ce soir ? demanda Morgal à Anarrima, désormais seuls dans l'immense pièce.
Anarrima hésita et finit par se résigner : aujourd'hui encore, elle avait besoin de lui.
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