Chapitre 13
Lorsque Morgal se réveilla, une sévère migraine semblait lui gonfler la tête jusqu'à l'explosion. Comme à l'ordinaire, des visions et d'étranges cauchemars s'étaient présentés à son esprit durant son sommeil. Il se redressa sur son séant et regarda autour de lui : il avait été allongé sur un vieux lit à baldaquin au centre d'une chambre sans fenêtre et aux murs de pierres sombres. De nombreuses bougies étaient allumées sur d'imposants chandeliers, reflétant une couleur dorée sur l'épais tapis.
Morgal tenta de se remémorer les derniers évènements mais tout ce dont il se rappelait se finissait à sa désagréable décomposition à Maylë. Qu'était-il arrivé ensuite ? Il l'ignorait bien qu'il s'en doutât. Il se leva péniblement du lit et s'avança, tout courbaturé pour enfiler sa chemise noire et ses chaussures. Se mouvoir sans ces affreux anneaux métalliques améliorait nettement sa mobilité ! En passant devant un miroir, il remarqua que rien n'avait changé à part une chose : ses yeux n'étaient plus recouverts de la substance givrée que lui avait infligée l'arme de Lombal. D'une simple pensée, il parvint à allumer une flamme dans sa main et demeura bouche bée pendant plusieurs secondes, ne parvenant à réaliser qu'il était parvenu au bout de sa quête : il avait réussi.
Sans cesser d'y penser, il tourna la poignée de la porte et descendit de courtes marches avant de déboucher sur une salle à manger où la table était servie luxueusement. Mais seul le Grand Réceptacle résidait, assis sur une des deux chaises qui se faisaient face. Il dégustait calmement une tourte à la poire. Sa capuche avait été rabattue sur ses épaules, laissant apparaitre un visage basané, orné de tatouage tortueux. Son nez, entre deux yeux sombres, demeurait droit et une fine barbe noire encadrait une bouche aux lèvres fines. Chose curieuse, sa longue mèche noire qui balayait la moitié de son visage se teintait d'un rouge semblable aux finitions de sa lourde cape en fourrure.
— Morgal ! s'exclama-t-il en levant les yeux vers lui, je ne pensais plus vous revoir ! Mais asseyez-vous, je vous en prie. Nous devons parler.
L'elfe s'avança et tira sa chaise pour s'assoir en face de son maître :
— Le retour de mon Faucheur me remplit de joie, continua le Grand Réceptacle, vous avez beaucoup de choses à me raconter ! Mais je commencerai si vous le voulez bien.
Morgal ne répondit pas et se contenta d'entamer le faisan.
— Vous savez que votre race vous interdit de manger de la viande, murmura l'autre.
— Pas en tant que Réceptacle... Mais dîtes-moi Nahôm, combien de temps suis-je resté mort ?
— Un an. Et il s'est passé des choses, je peux vous le garantir.
— Ah ?
— Oui, tous les Réceptacles sont ici présents, dans cette forteresse.
— Tous ?
— Oui. Enfin, non, il en manque quelques-uns mais ils subiront mon châtiment pour m'avoir désobéi.
— Mais c'est moi qui leur ai demandé de venir, rectifia Morgal, cela ne dépendait pas de vous. Et j'aimerais bien savoir qui vous a ressuscité, vous.
— Un sacrifice. Les démons prenaient l'habitude d'immoler leur victime sur ma tombe mais le sang des sacrifiées m'a rendu la vie. Ces pratiques immondes, établies par ces créatures, les rendent toujours plus forts et multiplient leur nombre.
— Ils possèdent leurs victimes ?
— Aussi mais ce n'est pas tout. Je pense que vous devinerez si je vous dis qu'il ne s'agit à chaque fois que de femmes.
— Maintenant que vous me le dîtes je me rappelle avoir croisé un enfant-démon durant un de mes voyages. C'est... Assez déroutant. Je crois que dans tous les cas, la mère ne survit pas.
— Savez-vous réellement pourquoi c'était à ce rituel précisément que j'ai été ramené à la vie ?
— Je vous écoute.
Nahôm se pencha vers Morgal et lui murmura :
— Parce qu'il s'agissait d'une enfant de Réceptacle.
Le roi déchu plissa les yeux :
— Mais... ça n'existe pas, rétorqua-t-il innocemment, aucun Réceptacle n'a jamais violé l'interdiction établie par les Dieux.
— Et je l'espérais aussi. Pour une fois, les divinités avaient de bonnes raisons de fixer cette règle : les enfants de Réceptacles sont des créatures incontrôlables et vous savez tout ce qui se dit sur eux. Je vous dis que j'y crois, moi, à toutes ces histoires.
— Et vous savez qui ils sont ? demanda l'autre en finissant son assiette.
— Hélas non mais je connais un des deux coupables. Renchérit Nahôm avec un sourire féroce.
Morgal s'arrêta de mâcher et de respirer, levant lentement les yeux vers le roi.
— Haha, mais vous allez m'aider à trouver le deuxième, ricana le Grand Réceptacle, je sais que vous avez côtoyé la reine Luinil, n'est-ce pas ?
À ce moment, précisément, Morgal ne savait s'il devait rire ou fracasser la tête de son confrère :
— Et que voulez-vous que je fasse ?
— Vous la connaissez, hein ? continua Nahôm, elle est Réceptacle aussi mais n'a pas respecté son serment : elle s'est laissée engrosser comme une chienne ! Cela m'arrangerait que vous lui soutiriez des informations sur ses enfants et sur le père afin que nous puissions les éliminer.
— Oui... Bien entendu mais je ne l'ai guère approchée... Comme elle était Réceptacle...
— Vous y parviendrez. Vous avez toujours su tromper la confiance des gens.
— Plus que vous ne le croyez.
— Je vous demande cette mission parce que vous êtes le seul ici à résister à la fourberie de cette garce. La connaissant, elle aurait séduit n'importe qui, mais vous... Je sais que c'est différent.
— Sous-entendrez-vous des déviances dans mon comportement ?
— Mais enfin Morgal ! Tout le monde ici sait que vous êtes asexuel.
—.... ?
— Encore une chose, Faucheur, ramenez-là vivante. Je veux la châtier comme elle le mérite.
— Oui, bien sûr.
— Et trouvez-moi ses maudits enfants !
Morgal se leva de table et se retira dans la chambre pour réfléchir : tout cela lui semblait une mauvaise farce. S'il en croyait le Grand Réceptacle, Indil ou Anarrima avait subi un immonde rituel. Il croisa les doigts pour que ce ne fusse pas le cas. Dans toute cette histoire, Nahôm tenait à l'asservir, il n'y avait pas de doute. Et c'était ridicule :
— Cet imbécile est bien moins puissant que moi ! pensa-t-il en s'allongeant sur le lit, s'il savait la vérité ! Je voudrais être là pour voir sa figure quand il apprendra.
Une voix venant du fond le sortit de ses pensées :
— Morgal, c'est bien vous ?
Se redressant, il aperçut Narlera :
— Toi, ici ? s'étonna-t-il, mais que fais-tu...
Il se leva du lit pour observer l'elfe :
— Je suis content de te voir, Narlera.
Elle s'approcha de lui et le serra dans ses bras fins :
— Je croyais que vous ne reviendriez plus.
— Mais je suis là, désormais.
— Morgal, assura-t-elle, le roi et la sorcière veulent se servir de vous...
— Ils tiennent aussi à éliminer Luinil ainsi que Féathor.
— Féathor ? Où est-il ? Je vous en supplie, dîtes-moi qu'il va bien ! Cela fait si longtemps !
— Heu... Je ne sais pas. Je viens à peine de me réveiller. Mais il y a un problème : Djinévix est une fanatique de Nahôm et elle est au courant pour Luinil et moi. Elle sait pour Féathor et les autres.
— Les autres ? souligna Narlera en fronçant les sourcils, j'ai l'impression que vous continuez à vous inculper Morgal !
— Et de quel crime ?
— Mais enfin ! Les enfants de Réceptacles sont des créatures maudites !
— Eh bien, je rapporterai ces paroles à Féathor : il sera ravi d'entendre ça de ta bouche !
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Un seul ; c'est contrôlable mais s'il y en a d'autres... Enfin, Morgal ! Ces enfants sont destinés à renverser l'ordre du Cosmos dans le chaos !
— Le monde est déjà un chaos, Narlera, et mes enfants n'ont aucun compte à rendre.
— Mais vous si. Il s'agit toujours de... de Luinil ?
— Tu sais, quand tu commences avec elle, tu ne te fatigues pas avec d'autres femmes.
— Heu... Je crois que ça ne me regarde pas... Mais Morgal ; que pouvons-nous faire ?
— Jouer le jeu de Nahôm et faire taire Djinévix.
— Et comment ? Pourquoi suivre les ordres de ce roi ?
— Parce qu'il sait où se trouve le Balgivox !
— Arrachez-lui cette information !
— Facile à dire ! Il pose des artefacts inviolables et je ne tiens pas à faire un petit numéro de séduction.
— Non mieux vaut pas. Et la sorcière ?
— Je propose de la tuer.
— Pourquoi toujours faire couler le sang ?
— Je préfère faire couler le sang des autres plutôt que le mien, ma petite.
— C'est laid.
— Quand tu auras mon âge et que tu auras été tué par ton propre frère après avoir été empalé par ta fille, tu penseras comme moi.
— Mais je parviendrai à vous changer Morgal.
— Non merci. Je m'aime assez comme ça.
— Cela se retournera contre vous, je vous l'assure. Et vous viendrez pleurer dans mes bras.
— Mmh... Bon, tu es prête ?
— Prête à quoi ?
— À partir pour la cité d'Onyx ?
— Mais...
— Nahôm n'en saura rien. Et puis je rejoindrais Arminassë pour espionner Luinil.
— Oui... « Espionner ».
Anarrima agita la main pour faire ses adieux à Findelle. Debout sur les marches du manoir d'Arthalion, elle lui sourit. Nironwë ne semblait pas partager ses sentiments mais il paraissait plus rassurer par le départ de ces deux filles jumelles. Enfourchant un magnifique étalon, Indil rongeait son frein.
Mais bientôt, ils se mirent en route. Nethar fut aussi soulagé de reprendre la route et Varar ne pensait à rien d'autre qu'à la douce fumée d'une cigarette. Pellecor n'était pas réapparu et ils décidèrent de ne pas l'attendre : après tout, la fin du voyage ne le concernait pas. Bientôt, les murs de Coina s'éloignèrent derrière eux et les marchands ainsi que les voyageurs se faisaient plus rares. Après quelques heures de chevauchée, la grande cité de Nimglal apparut au loin, exposant ses murs blancs. Jusque sur leur chemin gisaient encore les restes des énormes batailles.
— Vous y étiez ? demanda Varar à Nethar, les gens de Coina m'ont dit que les elfes d'Onyx et les armées humaines de Lercemen se sont battues avec acharnement.
— Non. J'étais mort.
— Pardon ?
— J'étais mort.
— Ah...
Varar se gratta le crâne sans vraiment bien comprendre. Son cheval fit brusquement un écart, manquant de le désarçonner.
— Il sent votre nervosité, expliqua Anarrima, calmez-vous.
— Il me faut une cigarette.
— Il n'y en a pas en Lercemen.
— Je vais exploser.
— Fumez la pipe, proposa Nethar, c'est reposant.
Varar poussa un soupir et se renfrogna sur sa selle. Indil se tourna vers Nethar et lui fit un clin d'œil. Anarrima fut surprise par cette proximité mais après tout, sa sœur devait le connaitre depuis toujours.
Soudain une vive douleur la pris et dans une convulsion, elle vomit violemment sur le côté.
— Anarrima ! s'exclama Nethar en rapprochant sa monture de la sienne, tout va bien ?
— Je crois, murmura-t-elle, que ce sont des effets secondaires de la liqueur que j'ai prise chez Djinévix.
— Tu es allée chez elle ? Mais c'est de la folie ! Qui te dit qu'elle ne t'a pas empoisonnée ?
— Mais je n'allais pas continuer dans ma condition physique ! Je suis sensée retrouver le Balgivox, pas à rester tranquillement sur une chaise en attendant que l'heure ne vienne ! Je te rappelle que mon fils sera aussi impliqué dans le plan de Lussius si je ne fais rien !
— De quoi parlez-vous ? demanda Indil.
— De rien. Trancha la magicienne.
— Ta sœur a le droit de savoir, assura l'elfe d'Onyx.
— De savoir qu'elle est enceinte ? révéla-t-elle.
Anarrima serra les dents et cravacha son cheval pour partir vers l'avant du chemin.
— Sacré caractère... soupira Indil.
— Le tien n'a rien à lui envier.
— Voyons, Nethar ! Moi je ne m'amuse pas à égorger de pauvres gens ! Mais dîtes-moi monsieur Varar, qui ma sœur fréquentait-elle ?
— Mais... dit-il un peu déstabilisé, le roi ! Elle est reine...
Indil le regarda avec de grands yeux et éclata de rire :
— Que fait-elle ici plutôt que dans un palais alors ?
— Le roi Sanar est mort...
— Sanar ? Papa ne serait pas enthousiasmé s'il apprenait que sa fille traine avec un humain !
— Indil, intervint Nethar un peu gêné, tu parles trop.
— Vous n'êtes pas humaines toutes les deux ? interrogea Varar interloqué.
— Non en aucun cas.
Laissant le scientifique à ses questions, Indil rejoignit Anarrima :
— Écoute, dit-elle, si tu veux, on peut en parler...
— Je n'y tiens pas, lâcha l'autre, je ne te connais pas.
— Parce que tu ne veux pas !
— Tu ne comprends pas ? Tu leur ressembles trop ! À Morgal, à Luinil...
— À toi.
— Pourquoi ! Pourquoi moi et pas toi ?
— ....
— Tu n'as pas grandi dans un orphelinat, toi ! Si Nethar n'était pas intervenu, je me serais vendue pour survivre ! Alors, oui ! Je n'ai pas envie de te connaitre. Je n'ai pas mérité à avoir cette enfance !
— Ce n'est pas à Morgal ni à Luinil que tu dois ton malheur, Anarrima.
— Ah oui ? Ils ne t'ont pas dit pourquoi nous étions là ? J'ai vu ce que notre... ce que Morgal a fait à Luinil. À la suite d'un viol, elle m'a laissée dans cet endroit nauséabond !
— C'est un mensonge ! s'exclama Indil.
— Ça ne l'est pas, assura-t-elle froidement, Lussius m'a montré une vision dans une bassine d'or et je sais qu'on ne peut fausser la vérité des miroirs.
Indil garda le silence et finit par ajouter :
— Ils ne seraient pas restés si longtemps ensemble après un tel incident.
— Je les hais.
— Au lieu de leur en vouloir, essaie de comprendre ce qui t'est arrivé.
— Cela n'a plus d'importance désormais.
— Anarrima ! Petite imbécile ! C'est Arnil qui t'a fait ça ! Il détestait notre mère et l'a exilée, il y a vingt-cinq ans, après l'avoir blessée gravement et pris son trône.
Anarrima resta de glace, sans se laisser convaincre.
— Mais elle a été recueillie par notre père et avant qu'elle nous donne la vie, Arnil a tenté de nous tuer par le biais de sa blessure. Tu as été touchée par ce mal contrairement à moi. Nous ne pouvions pas te garder avec nous ; notre simple présence t'aurait tuée. Mais à la mort d'Arnil, sa malédiction sur toi s'est estompée.
— Tais-toi ! Arnil était mon père !
Perdant patience, Indil gifla violemment sa sœur :
— Ne dis jamais ça ! Si tu savais tout ce que notre père a fait pour toi ! Jusqu'à la fin, il ne t'a pas abandonnée. Il n'a pas hésité à laisser son ancienne puissance pour te sauver, toi, des mains de Carnil ! Et toi, tu l'as pourfendu en guise de remerciement.
— Il m'a utilisée !
— Pour te protéger !
Anarrima garda le silence, bouillant en elle-même : elle pensa que Féathor pourrait apporter des précisions à ce sujet. Mais une longue route les attendait et la proximité avec sa sœur promettait d'être dure.
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