Chapitre 12
La demeure d'Arthalion offrait à Anarrima un confort qu'elle n'avait pas connu depuis sa fuite à Mussirin. Le bourgmestre tenait fermement à lui parler depuis son arrivée mais la magicienne avait toujours trouvé le moyen d'échapper à l'interrogatoire qu'elle redoutait. Pourtant, il ne lui voulait pas de mal puisqu'il avait accepté de la loger, elle et sa sœur mystérieuse.
— Où peut-elle bien être ? se demanda-t-elle.
Indil avait disparu après sa visite à Djinévix, la sorcière qui avait révélé la survie de Sanar.
Anarrima releva ses genoux sous son menton, regardant dubitativement ses couvertures où était brodée une multitude de fleurs. Captivée par les détails, elle replongea dans ses pensées : à en croire Djinévix, elle devait s'emparer d'une entité d'un autre âge : le Balgivox. C'était le seul moyen de contrer le sort d'un démon tel que Lussius. De plus, l'enfant qu'elle portait était aussi atteint et elle ignorait quelles seraient les conséquences s'il survivait à l'aventure. À vrai dire, elle ne savait où chercher le Balgivox et la pensée que Sanar soit quelque part, vivant, dans le Cosmos, la troublait. Mais elle ne devait pas y songer.
La première chose qu'elle établit de faire serait de se rendre à la cité d'Onyx, chez son frère Féathor : le prince saurait sûrement la guider dans ses choix et la renseigner.
Elle soupira et reposa sa tête sur l'oreiller. Derrière la fenêtre de verre jaune, elle percevait les résonances des avenues commerçantes qui longeaient le manoir. Le soleil semblait assez haut et l'agitation dans les couloirs retentissait jusqu'à elle. La quasi-totalité des murs de pierre était recouverte de boiseries, agrémentées de tableaux. Le mobilier, quoique rustique s'harmonisait parfaitement avec le style de la demeure. Anarrima descendit du lit et parvint jusqu'au fauteuil où reposaient ses vêtements. Arthalion avait insisté pour qu'elle revête une robe digne de sa renommée à Coina.
Alors qu'une servante entrait dans la chambre pour l'habiller, Anarrima aperçut par derrière une chevelure brune et frisée :
— Findelle ! s'exclama-t-elle sans retenir la joie de retrouver son amie d'antan, je croyais que tu avais quitté le pays pour de bon.
— Lorsque j'ai appris que tu étais rentrée, affirma Findelle, je me suis empressée de te rejoindre ! J'ai quitté le Lac Rouge et... Me voilà !
Anarrima contempla son amie en souriant : ce n'était plus la serveuse vêtue comme une souillonne mais une dame, portant une robe de velours vert avec un col d'hermine.
— Tu...
— J'ai épousé Nironwë, compléta-t-elle, tu l'avais sûrement deviné.
— Oui... Il est là ? demanda la magicienne d'un air plus sombre.
— Évidemment, dit l'autre en s'asseyant sur une chaise, devant une épaisse tapisserie, d'ailleurs, mon beau-père tient à ce que tu manges à sa table avec nous. Tu vas accepter, n'est-ce pas ? J'aimerais tant entendre ton récit depuis que tu es partie de Lercemen, il y a deux ans.
— Je ne pense pas que Nironwë ait envie de me voir, rétorqua Anarrima, la dernière fois que je l'ai vu, il a tenté de m'envoyer un carreau d'arbalète.
— Oui, je sais, murmura Findelle, il m'en a parlé mais il le regrette. C'est que... Il y a un temps où il t'aimait, tu sais. Et puis tu es partie avec Nethar...
— Je devais le faire, se justifia-t-elle, j'ai pu apprendre mon identité ainsi.
— Et ?
— C'est tout. Je... Je ne veux pas en parler.
Findelle lui sourit pendant que la domestique habillait son amie.
— Tu sais, dit-elle en jouant avec ses boucles noires, personne dans cette maison ne te veut du mal. Tu peux me faire confiance ; je suis ton amie... Enfin, il parait que tu as une sœur jumelle.
Comment pouvait-elle l'oublier ?
— C'est le cas : elle a usurpé mon identité pendant plusieurs mois.
— Elle prendra le repas avec nous : Arthalion le désire.
Anarrima ne répondit pas, empêchée par le resserrement soudain de la robe dans son dos.
— Où est le groupe qui t'accompagnait, la dernière fois ? demanda la brunette, cela remonte à l'année dernière, après la mort de Nethar.
— Eh bien... commença-t-elle, disons que Haran et ses hommes ont été reconduits chez eux suite à une altercation avec les elfes d'Onyx. Et le reste... C'est plus long à raconter.
— Parfait ! Tu le feras pendant le repas.
— Je n'en ai pas vraiment envie, honnêtement...
La servante se retira une fois le travail fini, laissant les deux femmes face à face.
— Voyons, insista Findelle, tu peux bien me dire certaines choses. Tiens, par exemple il est passé où l'elfe avec les yeux bleus ?
— Il est mort.
— Ah. C'est bien triste. Dis-moi que le beau brun sexy n'a pas connu le même sort, ce serait dommage.
— Findelle !
— Quoi ? Ne me dit pas que tu n'as rien tenté avec lui : je ne l'ai vu qu'une fois mais je me souviens encore de son visage.
— Sanar a disparu il y a quatre mois, lâcha-t-elle, et depuis, il semble que le destin se soit acharné contre moi.
Findelle ne répondit pas mais se leva et pris les deux mains d'Anarrima dans les siennes tout en lui adressant un regard compatissant :
— Viens, dit-elle doucement, rejoignons la table.
Anarrima aurait préféré quitter les lieux et partir immédiatement pour le mur Landa : plus rien ne la retenait à Coina. Mais Arthalion l'avait hébergée alors qu'Indil l'avait trompée ; elle devait lui rendre la politesse. Descendant les couloirs recouverts de tapis moelleux, les deux femmes parvinrent à la salle à manger où un feu crépitait joyeusement dans une cheminée de pierre. La magicienne se raidit à la vue du fils d'Arthalion mais n'en laissa rien paraitre. Nironwë non plus d'ailleurs car il s'avança vers elle et lui baisa la main avec le plus grand respect :
— Anarrima, dit-il, je ne pensais guère vous revoir. Mais je vois que vos aventures n'ont en rien changé la femme que vous êtes.
— J'espère que votre poste auprès du roi Glornil vous comble, Nironwë, répondit-elle, votre mariage avec mon amie Findelle me ravie et je vous souhaite tout le bonheur.
À ce moment, Indil apparut sur le seuil dans une robe noire provocante qui réveilla instantanément chez Anarrima la noirceur de leur famille. Les deux jumelles se regardèrent l'espace d'un instant avant de prendre place à la table du bourgmestre.
— Je voulais vous remercier, lui assura Anarrima, pour tout ce que vous avez fait pour moi. Mais je me dois de vous quitter avant la nuit et de partir vers l'est.
Mis à part les domestiques, ils n'étaient que cinq dans la grande salle où les trophées de cerfs et de sangliers arboraient fièrement les exploits de chasse du maître de maison. Celui-ci regarda Anarrima d'un air dubitatif avant de lui répondre :
— Vous voulez vous rendre vers le mur Landa. Pourquoi ?
— Eh bien...
— Les rapports entre le roi d'Onyx et le roi Glornil ont beaucoup changé, intervint Indil, Nironwë peut vous le certifier. Aussi le roi d'Onyx parviendra sûrement à aider Anarrima dans ses recherches.
La magicienne foudroya sa sœur du regard.
— Quelles recherches ? insista Arthalion, il ne fait pas bon de trainer au-delà du mur, même si vous vous êtes fait des amis chez les assassins d'Onyx.
Le silence retomba froidement sur la table. On n'entendait plus que le tintement des couverts dans les assiettes et la respiration des convives.
— Anarrima, intervint Findelle pour briser le malaise, racontes-nous tes aventures en Fanyarë. Je suis sûre que tout cela est très divertissant.
La mine joyeuse de son amie poussa Anarrima à s'exprimer :
— Je suis en effet partie dans d'autres dimensions.
— Comment est-ce là-bas, renchérit Findelle avec excitation, on dit que les terres sont peuplées de mages surnommés les astres et que leurs cités sont de vraies merveilles.
— C'est vrai mais la maladie ravage aussi leur royaume. Les humains sont victimes de ces épidémies depuis des milliers d'années. Il n'y en a presque plus. Ceux qui survivent se révoltent et s'unissent contre les gouvernements, menés par des meneurs.
— On m'a parlé de Lombal, ajouta Nironwë, et qu'il y aurait un essor technologique impressionnant.
Anarrima ne répondit pas, repensant à sa captivité chez la reine Wendu. À l'époque, elle avait été blessée et elle en gardait encore une très fine cicatrice de l'épaule à la hanche. Devant le mutisme songeur de la jeune femme, Nironwë se tourna vers sa jumelle qui mangeait calmement :
— Et vous, Indil ? À part les quelques mois passés chez mon père, personne ici ne vous connait. Peut-être votre présence ira-t-elle éclaircir les origines cachées d'Anarrima ?
— Où avez-vous grandi ? ajouta Findelle, c'est étonnant que vous n'eussent été laissée dans le même orphelinat !
Indil haussa les épaules sans se donner la peine de répondre exactement :
— J'ai vécu avec mes parents jusqu'il y a deux ans.
— Et qui sont-ils ? Pourquoi ont-ils abandonné votre sœur et pas vous ?
Indil garda le silence quelques instants puis déclara :
— J'abuse de votre générosité seigneur Arthalion, aussi ne m'attarderai-je pas plus longtemps chez vous.
Elle se leva aussitôt et disparut par la porte, emportée par sa souple foulée. Sa sœur se mordit la lèvre en sentant tous les regards converger vers elle.
Varar s'était réveillé seul : Pellecor et Nethar avaient quitté l'auberge pendant la nuit car ils ne se trouvaient pas non plus dans la salle à manger. Il en profita pour se remettre les idées au clair ; à vrai dire, il ne comprenait plus très bien ce qui lui arrivait et le choc culturel était violent. Les habitants de Lercemen, bien qu'accueillants, formaient une population totalement sous-développée. Ils vivaient sans électricité ni eau courante pour la bonne et simple raison qu'ils ignoraient l'existence de tels moyens. De plus, tous ces citadins lui semblaient trop superstitieux : ils répétaient sans arrêt des paroles contre les mauvais esprits et invoquaient pour un rien leurs divinités. Pour Varar, en tout bon athée qu'il était, cela lui était non seulement invraisemblable mais ridicule. La pire des choses était sûrement que tous ces braves gens ne possédaient pas l'ombre d'une cigarette et sous peu, le paquet du jeune scientifique serait fini. Ce dernier détail achevait la peinture d'une vie partie en miettes. L'incertitude de sa position le rendait d'autant plus nerveux : attendrait-il toute sa vie dans cette vieille auberge que la reine lui fasse signe d'agir ?
Nethar vint enfin rompre ses réflexions : il apparut brusquement devant lui après une téléportation.
— Nous allons partir pour la cité d'Onyx, annonça-t-il à Varar devant sa déstabilisation, Anarrima a besoin de la protection du roi.
— Et je suis sensé venir ?
— J'ignore ce qu'elle prévoit pour vous mais vous ne pouvez rester : ce lieu ne vous correspond clairement pas.
— C'est exact ! Et Pellecor ? Où est-il ?
— Je n'en sais rien. Il est vrai que sa disparition me trouble mais nous ne sommes pas responsables de son sort. S'il tenait à partir, c'était son choix.
Indil pénétra à ce moment dans la chambre, créant un léger malaise chez le scientifique qui ne savait s'il avait sa reine en face de lui.
— Pellecor est parti pour la forêt d'Hostos, assura-t-elle, je l'ai vu partir hier soir.
— Et pourquoi ? demanda Nethar.
— Parce que Pellecor devait rejoindre la Vieille Forteresse en raison de sa nature de Réceptacle.
— Pellecor ? Un Réceptacle ? s'exclama l'elfe d'Onyx.
— Oui, certifia-t-elle, je l'ai suivi... Et je suis parvenu au cœur d'Hostos mais je n'ai pas pu entrer dans l'ancienne place forte : je me serais faite voir...
— Un Réceptacle ? demanda Varar, qu'est-ce que c'est ?
— Une personne possédant tout le pouvoir d'une race spécifique en lui-même, répondit Nethar, les Réceptacles sont une conservation de toutes sortes de Vala. La fin des Réceptacles entrainerait la fin de la magie.
— Mais un soulèvement de Réceptacles comme il y en a eu dans le temps et comme il semble y en avoir un, ajouta Indil, conduirait au chaos car ils se serviraient du Vala de toutes les races rien que pour eux.
Varar hésita à hausser les épaules : tout cela le dépassait.
— Préparez vos affaires, conclut Indil, nous partons dans une heure.
Narlera se tenait adossée sur la muraille, entre deux créneaux usés par le temps. Son regard balayait l'immensité sombre que formaient les vieux arbres de la forêt d'Hostos. Un vol de corbeaux traversa bruyamment le ciel. Sur les remparts, les Réceptacles, drapés dans leur tenue noire, apparaissaient de temps à autre mais échangeaient rarement des paroles. Cette ambiance presque mortuaire emplissait l'elfe d'effroi : le Grand Réceptacle avait ainsi plongé son peuple dans une angoissante attente.
Narlera se remémora ce qu'elle avait vu, le soir précédent. Elle ne savait quoi en penser : ressusciter des morts était une pratique formellement interdite par les dieux. Mais il s'agissait de Morgal. Elle voulait le rejoindre et lui demander sans attendre pourquoi il les avait quittés, cinq cents ans plus tôt, elle et sa famille.
N'en pouvant plus, elle se leva et s'enfonça dans la forteresse silencieuse, croisant toutes sortes de races dans les couloirs obscurs et poussiéreux. Arrivée devant une lourde porte fermée, elle en déduisit qu'il se tramait de choses importantes derrière mais elle était gardée.
Peu lui importait, elle parviendrait bien à trouver un autre passage. Disparaissant de la vue des autres comme elle savait le faire, elle se glissa furtivement jusqu'en haut d'un conduit étroit. Heureusement pour elle, il n'était pas long et elle en vit bientôt l'aboutissement. Continuant à ramper vers le haut, elle parvint dans une petite salle où le conduit débouchait aux côtés d'autres trous. Elle s'en extirpa agilement et s'avança lentement vers le bout du couloir. À tout comprendre, cet étage devait être abandonné et Morgal ne se trouvait sans doute pas ici. Pourtant, elle continua et, parmi de vieilles statues brisées et de tableaux décolorés, elle arriva sur un balcon, donnant sur un amphithéâtre : les conseils devaient jadis se dérouler en ce lieu. Au pied des gradins, elle aperçut Djinévix au côté du Grand Réceptacle :
— Pensez-vous, dit la sorcière, que nous parviendrons à le récupérer ?
— Oui et non, répondit évasivement son roi, son Vala était déjà revenu avant qu'il ne meure. Je ne pourrai pas le contrôler comme Carnil a fait pour son frère. Mais j'avoue que ça aurait été l'idéal. Quoiqu'il en soit, il m'aidera. J'y tiens.
— Oui, c'est pour cela que vous le soumettez à tous ces procédés ?
— Évidemment : un Réceptacle qui chute comme lui, perd quelques années de son existence avant de redevenir ce qu'il est réellement et je tiens à éliminer cette période pour lui. Nous n'avons pas de temps à perdre.
Du haut de sa loge, Narlera frissonna : le roi voulait se servir de la puissance de Morgal, le Réceptacle des dieux pour arriver à ses fins. Des fins bonnes ? Elle en doutait fortement : il ne désirait qu'assouvir ses désirs de puissance. Comme, les deux Réceptacles regardaient silencieusement dans la même direction, elle se pencha légèrement pour voir et tressaillit en reconnaissant Morgal, à genoux sur un sol où se perdait une multitude de tracés magiques. Lui était totalement inconscient, comme une poupée de chiffon tenant en équilibre. Ses yeux demeuraient d'un rouge vitreux et de longues cicatrices encore sanglantes en partaient pour rejoindre la mâchoire. En dehors des cercles noirs, Le Grand Réceptacle et sa fidèle subordonnée regardaient avidement s'opérer le sortilège.
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