Chapitre 11
Djinévix jeta un regard par le soupirail : la rue nauséabonde et sombre restait déserte comme la plupart des après-midis à Coina. Replongeant dans les volutes de fumée verdâtres, la sorcière revint à sa table de dissection où un pauvre furet gisait, éventré, un clou planté dans chaque patte. Alors qu'elle s'apprêtait à couper la tête du rongeur, la porte d'entrée vermoulue vibra sous de lourds coups. Djinévix posa ses ustensiles et s'avança calmement vers la poignée, évitant les cassettes qui gravitaient dans des halos multicolores autour d'elle. Elle ouvrit :
— Réceptacle Djinévix, chuchota une femme au visage caché, je dois vous parler.
— Entrez, dit la sorcière en la laissant passer le seuil, je sens que vous êtes aussi une Réceptacle.
Une fois la porte fermée, la femme retira sa pèlerine, découvrant un corps mince et agile. Une longue épée ciselée d'or à la lame recourbée, pendait à sa taille. Ses magnifiques cheveux châtains tressés laissaient se découper une paire d'oreilles pointues.
— Une elfe... murmura la sorcière en regagnant sa table d'opération, que voulez-vous ?
— Je m'appelle Narlera, renseigna-t-elle vivement, comme beaucoup d'autres, j'ai reçu un appel venant de vous. Vous exigez une réunion de Réceptacles, n'est-ce pas ?
— Moi ? Non. J'ai seulement accepté d'envoyer un signal à chacun des nôtres. C'est ce que voulait Morgal.
— Morgal ? s'exclama Narlera, où est-il ? Comment va-t-il ?
— Il est mort, affirma froidement la sorcière en coupant les cordes vocales du furet, son corps s'est désintégré en terres d'Olorë.
Narlera s'assit sur un banc de pierre, totalement bouleversée. Elle se retint de pleurer.
— Vous le connaissiez, n'est-ce pas ? interrogea Djinévix en passant la main dans ses dreadlocks, faisant teinter et entrechoquer les bijoux qui y pendaient.
— Je .... Oui, bégaya l'elfe en se remettant, je ne savais pas qu'il était décédé. Pourquoi a-t-il voulu nous réunir ?
— Je n'en sais rien, avoua l'alchimiste, j'ai reporté son appel jusqu'à ce jour.
— Pourquoi ?
Djinévix se pencha vers Narlera, courbant son dos squelettique où saillaient ses côtes :
— Le Maître s'est réveillé, murmura-t-elle mystérieusement, un sacrifice l'a ressuscité et il tient fermement à tous nous parler.
L'elfe se leva. Sa tunique grise, serrée à la taille, recouvrait un pantalon vert, rentré dans de chaudes bottes de voyage. La beauté de cette femme au regard pur et franc contrastait avec la complexité tortueuse de la sorcière, vêtue uniquement d'un pagne de cuir tanné et d'un large collier de cuir qui recouvrait sa poitrine. Des perles, des pierres, des os et toutes sortes de breloques pendaient à ses habits et à ses membres poussiéreux.
— Je n'aime pas ça, finit par ajouter Narlera, le Grand Réceptacle ne nous réunit que pour son propre compte. Il veut nous contrôler comme il l'a voulu faire jadis.
— Il est notre roi ! affirma la sorcière, vous n'assumez pas votre titre de Réceptacle ?
— Si... Bien que je l'associe à un poids. Toutefois, je me rendrai à cette réunion, aussi risqué que cela puisse être.
Djinévix sourit, montrant ses dents d'argent. Elle proféra alors de sombres incantations et jeta le cœur du rongeur dans une marmite où s'agitait un liquide gluant, grouillant d'entités maléfiques.
— Je n'ai pas besoin de toi ! s'exclama Anarrima en passant la ruelle encombrée de passants et d'étalages.
— Vraiment ? demanda Indil, et je peux savoir ce que tu cherches ?
— Cela ne te regarde pas ! s'énerva-t-elle.
— Ça va, ça va. Tu m'en veux toujours autant ? Cela fait pourtant une semaine que je me retiens de te parler. Mais je vois que tu me détestes encore.
— Je... Tu as usurpé ma place ! grogna la magicienne, et j'en veux à Nethar de ne m'avoir rien dit à propos de toi.
Indil haussa les épaules tout en suivant sa sœur. Le bourgmestre Arthalion avait accepté de les loger toutes les deux simplement en raison de leurs services rendus. Nethar, Pellecor et Varar, dormaient à l'auberge : il valait mieux que le père de Nironwë ignorât que l'assassin de sa femme se trouve à proximité.
Indil avait gardé ses distances mais elle ne parvenait pas à dissimuler son affection malicieuse pour sa jumelle. Toutes les deux cachées sous leurs capuches pour ne pas se faire reconnaitre, elles longeaient les trottoirs d'un pas rapide.
— Tu te diriges vers les quartiers mal famés, tu sais ?
Anarrima soupira d'énervement :
— Je sais ce que je fais !
— Si tu le dis.
— Pendant que nous y sommes, tu peux me dire ce que tu cherches dans la forêt d'Hostos ?
— Je te le dirais lorsque tu seras plus disposée à sympathiser avec moi : je suis ta sœur jumelle ! Tu t'en rends compte ? Nous sommes nées en même temps après avoir passé neuf mois ensemble... Je me rappelle certains soirs où je m'asseyais sur le toit de l'Hospice des Veuves et je te regardais dormir par la fenêtre.
La magicienne s'arrêta au coin d'une boulangerie, se tournant vers sa sœur :
— Il y a deux ans, commença-t-elle sérieusement, Arnil, mon père adoptif, a capturé une femme en provenance de la cité d'Onyx et a demandé une rançon à Morgal ; c'était toi n'est-ce pas ?
Le visage d'Indil s'assombrit :
— Oui c'était moi... Mais heureusement, ce monstre a été détruit !
Ses yeux s'étaient enflammés d'une haine cruelle. Anarrima frissonna ; cette face qui lui était si semblable s'identifiait parfaitement à celle de Morgal :
— Comment peux-tu dire une chose pareille, murmura-t-elle, Arnil a veillé sur moi. Le tuer était la pire des injustices !
Indil éclata d'un rire cynique et ne répondit pas, au grand désappointement de sa sœur qui préféra continuer son chemin silencieusement. D'un certain côté, elle craignait sa jumelle : elle incarnait un parfait mystère. Avait-elle été abandonnée aussi ? Avait-elle été élevée par Morgal et Luinil à la cité d'Onyx ? Dans ce cas-là, il était fort probable que les tempéraments déséquilibrés de ses parents l'aient influencée et rendue dangereuse...
À vrai dire, Anarrima restait toujours aussi choquée de la découverte. Elle avait l'impression qu'on continuait à lui cacher des pans de sa vie...
Des effluves d'égouts parvinrent à leurs narines au fur et à mesure qu'elles avançaient. Les maisons de torchis semblaient s'écrouler dans les ruelles étroites alors que des enfants en haillons jouaient auprès de mendiants. Anarrima continua sans sourciller et parvint devant une porte basse. Elle toqua fortement. Comme un an auparavant, la sorcière vint lui ouvrir.
La jeune femme se souvenait de cette « connaissance » que Morgal tenait si fortement à retrouver. Mais elle ignorait ce qu'ils s'étaient dit à l'époque.
— Anarrima, s'étonna Djinévix, cela faisait longtemps. Je vois que tu as rencontré ta sœur... Enfin, que veux-tu ?
— J'aimerais bien le savoir aussi, commenta Indil en entrant effrontément dans la vieille bâtisse.
Anarrima s'avança à son tour et scruta la quantité impressionnante de parchemins qui reposaient dans les bibliothèques ou sur les bureaux. Se penchant vers la sorcière, elle lui chuchota :
— Vous manipulez les sorts mieux que moi et j'ai besoin de vous pour examiner ce que l'on m'a fait.
Djinévix hocha la tête :
— Montrez, dit-elle.
Anarrima jeta un coup d'œil à sa sœur mais celle-ci fouillait dans de gros grimoires, absorbée par ses recherches. La magicienne se mit dans un coin de la pièce et délassa son corset au niveau du ventre, faisant apparaitre le symbole. Djinévix recula brutalement, les yeux révulsés :
— La marque du diable ! murmura-t-elle dans un cri étouffé, tu es maudite !
— Que pouvez-vous faire pour moi ? s'agaça-t-elle.
— Je peux essayer de contrer le sort mais seul le roi des démons a le pouvoir de le retirer pour toujours. Si tu veux fuir ce destin de servitude, tu dois trouver un pouvoir plus grand, caché dans les entrailles du monde...
— Pardon ?
— Pour le peu d'hommes qui le savent, le Balgivox n'est qu'une légende mais si tu le détiens, tu auras la souveraineté sur tous les pouvoirs, les sortilèges et les Valas existant. Longue sera ta route et fatigants seront les jours que cette vie t'accordera mais tu es une fille de Réceptacles et la chance est avec toi !
— Je ne comprends rien à tout ce que vous dîtes ! s'exclama la jeune femme, j'ai l'impression que vous vous payez ma tête ! D'ailleurs je ne vois pas comment je pourrais reprendre les voyages : je suis enceinte.
— Depuis le rituel que tu as subi ? siffla hostilement Djinévix.
— Non... Je l'étais avant.
— Bien ! Tu sais que la malédiction touche aussi ton enfant ? Mais je peux trouver une solution pour toi ; c'est une fille ou un garçon ?
— Je... Je ne sais pas.
— Comment ça ? Tu as un Vala tout de même assez puissant pour le savoir ! À moins que tu ne te sois jamais vraiment posé la question... C'est cela n'est-ce pas ? Tu tentes d'oublier mais tu risques vite d'être rattrapée par la réalité ! Écoute, je peux faire passer l'enfant si tu le désires. Je peux aussi dissimuler la grossesse à ce stade jusqu'à son terme mais l'accouchement sera bien plus difficile. Que choisis-tu ?
Anarrima se tourna vers Indil : heureusement, celle-ci semblait ne rien avoir entendu de la conversation.
Que faire ? Se débarrasser du bébé à ce stade ? Le laisser ainsi et prendre le risque qu'il soit maudit ? La jeune femme ne savait quelle décision choisir. Mais une chose était sûre : si elle avortait, jamais elle ne se le pardonnerait. Et ce bébé, n'était-il pas tout ce qu'il lui restait de son défunt mari ?
— Je garde l'enfant, conclut-elle, mais je veux le cacher jusqu'au terme.
Djinévix ricana et sauta de plaisir vers une caisse remplie de potions :
— Tu es comme ta mère, ajouta-t-elle, elle aussi avait recours à ce genre de pratiques lorsque sa grossesse pouvait apparaitre compromettante. Faut avouer qu'elle ne respectait pas les lois données par les dieux. Non, Luinil adorait s'envoyer en l'air avec ton père, haha.
Anarrima rougit, essayant de chasser les images qui lui venaient à l'esprit. De plus, aux dernières nouvelles, Morgal avait tout bonnement violé la reine d'Arminassë.
— Bien, dit la sorcière, enlève ton haut que je t'examine.
Anarrima obéit et laissa la sorcière lancer des incantations tout en lui passant un baume visqueux sur le ventre. La jeune femme se crispa, gênée par cette manière de faire si peu conventionnelle. La sorcière se tourna pour attraper une coupe de bronze :
— Tu en es à ton combientième mois ?
— Presque quatre...
— Mmh... ça commence à bien se voir, en effet. Tu as un bon ventre et ta poitrine a largement gonflé.
La future mère s'observa attentivement dans une glace fissurée : sa silhouette n'était plus aussi fine qu'avant mais habillée, elle parviendrait à cacher son état. Maintenant qu'elle y pensait, elle remarqua que ses seins se faisaient lourds et que la peau de son ventre se tendait dans une rondeur déplaisante.
— Qui est le père ?
— Cela ne vous regarde pas ! s'offusqua-t-elle.
— Si. C'est indispensable, rétorqua la sorcière, mes ingrédients en dépendent.
— Sanar, lâcha-t-elle.
Djinévix resta pensive puis ajouta :
— Cela risque de compliquer les choses. Mais je dois avoir ce qu'il faut.
Anarrima resta assise sur le banc de pierre, ses longs cheveux blonds tombant à l'avant. C'est vrai que Sanar lui manquait. Même si leurs derniers jours ensemble s'étaient avérés compliqués, elle n'avait jamais cessé de l'aimer. Oui, elle l'aimait et la séparation en était que plus douloureuse. Elle repensa à la dernière fois qu'elle l'avait vu, dans la propriété privée. Elle se souvint s'endormir à ses côtés, après avoir conçu leur premier enfant.
— Alors comme ça, continua l'alchimiste en écrasant une plante dans de la terre orange, tu t'acoquines avec des créatures peu recommandables ?
— Sanar était un humain ! cracha Anarrima.
— Vraiment ? ricana l'autre, il n'est plus humain depuis le jour où le sceau de la Justice l'a frappé. Ton enfant n'a rien d'humain.
La magicienne resta abasourdie :
— Vous mentez, défendit-elle, Sanar...
— Est mort ? interrompit Djinévix, il ne l'est pas. Il est le dernier à pouvoir mourir d'ailleurs.
— Mais... Où... Où est-il ?
— Personne ne peut le savoir.
Anarrima demeura silencieuse, réfléchissant à toutes ses paroles.
— Bois ça, dit la sorcière en lui tendant la coupe, cela ne fera rien à l'enfant. Il continuera à se développer mais pas matériellement. Si tu veux savoir, ce sera un garçon.
La jeune femme hésita puis avala le contenu.
Une tempête soulevait les ramures des arbres. La forêt d'Hostos s'ébranlait dans les rafales de vent. La Vieille Forteresse se dressait, telle une ombre fantomatique dans la nuit. Narlera s'avançait furtivement sous les branches agitées. L'endroit se rapprochait. De temps à autre, des silhouettes apparaissaient ; elle n'était pas seule mais elle ne voulait emprunter les chemins. Bientôt, les murs noirs de la forteresse surgirent devant elle et comme les autres Réceptacles, elle monta les marches qui menaient à l'intérieur. Chacun était dissimulé sous de lourds manteaux à capuche de manière à ce qu'uniquement les tailles puissent différencier les différentes races qui se trouvaient réunies dans l'immense salle dénudée. Tous se tenaient debout, face à un monticule de pierres polies où siégeait un homme à la forte stature, lui aussi caché. Au centre se dessinait un cercle, tel un bassin vide dont le perron était ébréché par endroit.
Narlera se posta à l'arrière, examinant le Grand Réceptacle sur son trône de granit. Comme les Réceptacles avaient tous fini par arriver, il se leva pour faire face à la foule silencieuse. À côté de lui, l'elfe reconnut la sorcière, dressée comme un chien fidèle à son maître.
— Réceptacles ! clama le chef d'une voix puissante, je vous ai ici réunis pour marquer un changement radical dans l'histoire du Cosmos. Depuis trop longtemps, les dieux ainsi que toutes les races auxquelles nous appartenons, nous exploitent. Ils oublient que sans nous, ils ne sont rien ! Rien ! Sans nous, ils n'ont aucun Vala, aucun pouvoir. Alors je vous dis : retirons nos chaines et utilisons le Vala Interdit. Je sais que cette idée vous fait peur mais pensez à la puissance que nous atteindrons !
Narlera se raidit : elle savait que cet homme manipulait les siens et qu'il échafaudait un plan pour les utiliser à son tour.
— Je suis votre roi, continua-t-il, je sais ce qui est bon pour vous. Aujourd'hui, j'ai la capacité de ramener à la vie l'un d'entre nous. Demain je pourrai nous rendre tous invincibles !
— Prouvez-nous que ce que vous nous dîtes est vrai ! lança une voix dans l'assemblée, nous voulons des preuves.
Le Maître sourit sous sa capuche noire et d'un geste, remplit le bassin d'une substance noire et visqueuse.
— Regardez, dit-il en esquissant un geste théâtral, regardez tous.
Du liquide gluant sortit une main, imprégnée de la même matière. Elle s'agrippa nerveusement au perron et bientôt une tête sortit, suivit du buste et du reste du corps. Narlera regarda la scène, effarée par ce spectacle à la fois fascinant et effrayant. L'inconnu rampa tortueusement sur les dalles, comme un animal possédé et commença à se relever, reprenant petit à petit une attitude normale. Finalement, il se tint droit, en bas du monticule, face au chef.
— Vous m'êtes redevable, affirma le roi à son sujet, rejoignez-moi et vous ne mourrez plus jamais.
À ce moment la substance visqueuse noire quitta le ressuscité dans une flaque gluante, faisant apparaitre son visage. Il rejoignit le Grand Réceptacle et se posta à son tour derrière le trône.
— Bienvenu à vous, Morgal, dit le Maître, désormais commence mon règne. Soyez mon Faucheur comme jadis et le monde sera à nos pieds.
Morgal sourit et recouvra sa chevelure blonde de sa capuche noire.
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