Chapitre 10 (2)
Anarrima se plia en deux et vomit violemment sur le sol labouré. Les champs s'étendaient à perte de vue. Parfois, un bosquet apparaissait, abritant un groupe de chevreuils farouches. Le matin pointait en Lercemen et la magicienne s'avança lentement dans les cultures, espérant trouver de l'aide. Elle pensait arriver à Coina mais apparemment, sa fatigue avait altéré le sort de téléportation. Ses pieds lui faisaient encore souffrir et des douleurs aigues lui serraient le ventre en même temps que sévissait un terrible mal de tête.
Des aboiements résonnèrent derrière elle ; se retournant, elle aperçut une meute de chien se précipiter sur elle, la gueule ouverte. D'un geste, elle embrasa le pelage des molosses qui se roulèrent dans la terre pour éteindre les flammes. Les cris des maîtres furieux parvinrent jusqu'à Anarrima :
— Ils pensent avoir affaire avec un voleur de culture, pensa-t-elle en pleine course.
Au détour d'un bosquet, elle distingua dans la brume matinale la silhouette d'une ferme. Elle accéléra mais une flèche lui perça le mollet et elle s'effondra dans un fossé, finissant de déchirer sa robe. La couronne qui ceignait sa tête s'enfonça dans son front lors de la chute et elle perdit connaissance.
Trois hommes apparurent en amont du creux :
— Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda le plus jeune, surpris de trouver une femme nue et non un bandit.
Le second, homme d'âge mûr, planta sa lance dans le sol et descendit vers le corps :
— Je ne comprends pas, dit-il en l'examinant, c'est sans aucun doute elle qui a brûlé nos chiens : il doit s'agir d'une sorcière... Décapitons-la avant qu'elle ne lance un mauvais sort sur nos familles et nos terres.
— Non, intervint l'archer, regarde : le tatouage...
— Par tous les Dieux, s'exclama l'autre, le Cygne Noir ! Que fait-elle ici ? Je croyais qu'elle était auprès d'Arthalion à Coina.
— Portons-là jusqu'à la ferme, proposa le jeune en rangeant sa dague dans sa ceinture, elle est blessée.
— Oui, accepta le plus âgé, après tout ce qu'elle a fait pour nous...
Le père souleva le corps de la magicienne pendant que ces deux fils s'occupaient des chiens encore vivants.
Anarrima se réveilla dans un lit, un bandage autour de la tête et de sa jambe. Son corps lui faisait toujours aussi mal. Assise à côté d'elle, une femme d'une quarantaine d'années la regardait de ses yeux bruns, cernés par la fatigue. Ses mains abimées tenaient une écuelle où reposait un potage de légumes et de viandes. Elle portait un fichu sur la tête et des vêtements de toiles lourdes recouvraient sa forte stature de matrone.
— Vous allez mieux ? demanda-t-elle, légèrement intimidée, cela fait trois jours que vous dormez.
La jeune femme la dévisagea quelques secondes, analysant cette face bouffie par la graisse mais sympathique. Elle lui tendit l'assiette de bois de sa main potelée.
— Merci, murmura Anarrima en l'attrapant.
Elle porta l'écuelle à ses lèvres, jetant des regards furtifs à l'inconnue. Quand elle eut fini, elle la reposa sur la table de nuit et découvrant les draps, elle passa la main sur le symbole de Lussius. Elle avait été marquée ; peut-être que le roi des démons la contrôlait pour parvenir à ses fins. Anarrima frissonna : elle s'était mise dans un sérieux pétrin. En plus de cela, venait s'ajouter le fait qu'elle était enceinte. Enfin... L'était-elle encore ?
— Est-ce que... ? Ai-je perdu beaucoup de sang ?
— Seulement de vos blessures. J'ai bien cru que vous perdrez l'enfant. Mais les Dieux vous accompagnent.
Elle ne le sentait pas encore mais son corps commençait à changer : son ventre grossissait, lentement mais sûrement. Elle se demanda comment elle n'avait pas déjà subi une fausse couche avec toutes ces péripéties. Sûrement grâce au sortilège de son tortionnaire qui aurait protégé le fœtus. Ou même sa nature initiale. En temps normal, elle ne pensait même pas pouvoir concevoir, faute de l'arrivée de ses menstruations.
Quoiqu'il en soit, elle ne pouvait pas continuer ainsi...
— Que vous est-il arrivé ? interrogea la femme.
— Rien... Je dois repartir. À quelle distance se trouve Coina ? Je dois m'y rendre de toute urgence. Si vous pouvez me donner des vêtements, je vous serais reconnaissante. Gardez le diadème et les bijoux qui allaient avec ma tenue.
Les yeux de son interlocutrice brillèrent et se levant, elle lui apporta une paire de bottes, un pantalon de cuir ainsi qu'un corset et une veste.
— Ça devrait vous aller, assura-t-elle, vous êtes toute menue. Ils appartenaient à ma fille avant que des assassins d'Onyx ne la tuent. Vous avez fait beaucoup pour Lercemen : les habitants de la dimension doivent vous remercier. Vous serez à Coina avant ce soir si vous prenez notre cheval.
Anarrima hocha la tête et enfila ses nouveaux habits pour ensuite sortir de la ferme. Le premier fils, apporta une jument par les rênes :
— Elle vous sera utile, affirma-t-il, prenez en soin.
— Je m'excuse pour vos chiens, dit la jeune femme sans paraitre contrite le moins du monde, remerciez votre père de m'avoir hébergée.
— Je le ferai. Souvenez-vous seulement de son nom : Fernos.
— Je m'en souviendrai. Adieu.
Elle serra les flancs de sa monture, et disparut au galop de la courette de la ferme.
Oui, les habitants de Lercemen lui étaient reconnaissants alors qu'elle était la fille du roi d'Onyx. Quelle ironie !
Pendant de longues heures, elle arpenta les routes de Lercemen. En un an, beaucoup de choses avaient changé : le pays avait l'air de s'être enrichi. Des caravanes de marchands avançaient lentement sur les routes, sans craindre les moindres bandits. Des soldats du roi Glornil patrouillaient sur leurs destriers harnachés de rouge. Anarrima dépassaient les charrettes et avant la fin de l'après-midi, aperçut les fortifications de Coina ; le village était désormais une grande ville où la demeure du bourgmestre s'élevait plus haut que les autres maisons.
La magicienne savait qu'Arthalion habitait dedans. Le chasseur d'elfe d'Onyx avait gagné du pouvoir. Mais lui et son fils avait gardé une forte rancune envers la jeune femme : ne les avait-elle pas abandonnées pendant des mois pour disparaitre avec Nethar, le meurtrier de sa femme ? Nironwë avait d'ailleurs tenté de tuer Anarrima à Nimglal. Elle s'en souvenait encore et pensait à la manière dont elle allait pouvoir se présenter ainsi au chef du gros bourg.
Elle parvint aux lourdes portes de bois, cachant son visage sous une capuche. Des volutes de fumée s'échappaient des cheminées. La ville résonnait de l'activité commerciale qui s'y déroulait. De partout les cris des passants fusaient et une forte odeur s'émanait des rues. Avant de gagner la demeure d'Arthalion, la jeune femme s'arrêta à l'auberge, espérant retrouver son amie Findelle. Mais elle ne s'y trouvait plus. La jeune servante s'était sans doute mariée avec Nironwë comme elle l'avait fait sous-entendre lors du dernier passage à Coina. Anarrima s'assit tranquillement à une petite table ronde et écouta sous sa capuche les conversations de chacun.
— Le Cygne Noir manipule le bourgmestre, assura un vieux borgne à un autre qui finissait sa bière, j'ai toujours dit que cette sorcière menait un double jeu.
— Tu dis n'importe quoi, dit le chasseur en reposant sa chope, c'est vrai qu'elle cherche quelque chose ici mais elle nous protège comme elle l'a toujours fait.
— Anarrima pactise avec le roi d'Onyx, c'est sûr ! Le mois dernier, je l'ai vue avec un homme revêtu de noir : il avait tout l'air d'être ce maudit oppresseur.
— Qu'est-ce que ça nous fait ? Le roi d'Onyx ne s'est pas manifesté depuis deux ans maintenant ! Qu'il reste derrière son mur Landa ! Le Cygne Noir n'est pas notre ennemi.
— Ah oui ? Alors demande-lui pourquoi elle s'absente sans cesse dans la forêt d'Hostos ! Elle fouine partout !
Anarrima n'en revenait pas : de quoi parlaient-ils ? Elle n'était pas retournée en Lercemen depuis un an et voilà qu'on s'entretenait à son sujet et qu'on discutait sur des faits qu'elle n'avait pas commis. Il n'y avait qu'une seule explication : quelqu'un se faisait passer pour elle ! Et profitait de sa célébrité pour agir dans l'ombre. D'un pas décidé, elle quitta l'auberge. Prenant sa jument par la bride, elle gagna le grand bâtiment en colombage où séjournait Arthalion : elle y trouverait bien l'usurpateur.
Alors qu'elle s'apprêtait à passer le barrage de gardes, une main la tira en arrière et la plaqua contre le mur d'une maison en crépis. Elle reconnut immédiatement Nethar, lui aussi caché sous une épaisse capuche d'un long manteau. À ses côtés se tenaient Varar et Pellecor.
— Tu es vivante ! s'exclama l'elfe en la serrant contre lui puis se ressaisissant, Anarrima, tu ne dois rentrer dans cette demeure.
— Et pourquoi ? s'énerva-t-elle, Que me caches-tu ?
— Anarrima, répéta Nethar en jetant des visées sur la porte d'entrée, cette histoire ne te regarde pas !
La magicienne le poussa et s'avança vers les marches du manoir.
— Halte !
Par sa simple pensée, Anarrima les écarta violemment de son passage et gagna la porte aux deux battants qu'elle ouvrit violemment par sa magie. Assis sur un fauteuil au fond de l'immense salle principale, Arthalion se leva au milieu de ses sujets, vêtus de riches vêtements fourrés. Il paraissait totalement désemparé :
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il en mettant la main à la garde de son épée.
— Je suis Anarrima ! s'écria la jeune femme, je suis le Cygne Noir !
Arthalion se figea et se tourna vers un coin d'ombre, surélevé de quelques marches de bois noir. Une silhouette féminine se découpa dans l'obscurité et s'avança vers la lumière. Varar, Pellecor et Nethar parvinrent sur le pas de la porte, le souffle coupé. À son tour, Anarrima s'immobilisa : l'inconnue en face d'elle marcha en sa direction.
Elle était exactement pareille qu'elle.
Les deux femmes se firent face, seuls leurs vêtements parvenaient à les différencier. Les traits de leur visage, leurs cheveux, tout était similaire. La magicienne trembla de colère :
— Vous n'êtes pas Anarrima ! cracha-t-elle, JE suis le Cygne Noir ! Mon dos porte le tatouage qui en atteste ! Vous avez volé mon apparence, sale sorcière !
Elle jeta un sort sur l'usurpatrice, tentant de briser le charme. Mais à son grand étonnement, rien ne se produisit. La femme éclata de rire, ce qui déstabilisa l'entourage. Nethar s'avança prudemment, recouvrant une apparence humaine. Anarrima ne comprenait pas.
— Je me rends ! ricana son homologue, c'est vrai : je vous ai tous trompés... Mais je n'ai commis aucun mal... Haha ! Ne fais pas cette tête Anarrima. Tu devrais être contente de me voir, non ? Enfin ta sœur sous tes yeux !
La jeune femme se figea, le souffle coupé : une sœur ! Jumelle qui plus est ! Elle se tourna vers Nethar qui haussa les épaules d'impuissance.
— Je veux des explications, s'emporta Arthalion en élevant la voix pour masquer les exclamations de ses hommes, êtes-vous en train de me dire que j'ai travaillé aux côtés de la fausse Anarrima ?
— Exactement ! certifia-t-elle rageusement, ne se remettant pas de la forfaiture.
— Calmez-vous, rit l'inconnue, tout ce que j'ai fait, c'est me passer pour ma sœur. Je lui laisse la place même si je l'invite à m'accompagner en lieu sûr. Tu sais de quoi je parle, Anarrima.
La jeune femme contracta sa mâchoire d'irritation :
— Quel est ton nom ? lâcha-t-elle.
— Indil. Et je peux t'aider si tu l'acceptes.
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