Chapitre 10 (1)
Une sensation poisseuse imprégnait Anarrima alors qu'elle courait dans l'étroit couloir : le sang continuait à couler tout en s'imbibant au tissu déchiré. Ses pieds s'écorchaient au sol rocailleux et ses épaules se heurtaient violemment aux murs de granit. Une impression de claustrophobie la tenaillait, coincée dans ce boyau interminable. Enfin, elle déboucha sur une caverne remplie de stalactites et de stalagmites. La magicienne s'effondra, le souffle coupé, le cœur battant à tout rompre et observa sa blessure. La lame avait profondément entaillé la peau, traçant un symbole maléfique. Anarrima serra les dents et appliqua sa main pour soigner la plaie de sa magie. Les coupures se refermèrent mais le dessin resta imprimé malgré les tentatives de le faire disparaitre. Relevant la tête, elle s'avança lentement vers le centre de la cavité obscure. La chaleur se faisait pesante et la respiration difficile ; l'air ne semblait pouvoir se régénérer.
Brusquement, elle sentit le sol se dérober sous ses pieds et après quelques secondes de chute, elle atterrit, dans un nuage de gravas, sur des dalles froides et dures. Anarrima poussa un gémissement et tenta tant bien que mal de se relever, engloutie dans une pénombre impénétrable. Ses yeux affutés parvinrent toutefois à détecter certaines formes : de lourdes colonnes massives portaient la voute poussiéreuse d'une vaste salle.
La jeune femme sentit un métal recourbé son sous son pied. Le cliquetis qui s'ensuivit s'apparentait à celui de chaines reliées entre elles et qui disparaissaient au fond d'un tunnel inconnu. Intriguée, Anarrima s'avança avec méfiance vers cette entrée lorsque les chaines remuèrent, comme tirées par ce point obscur. La magicienne se figea : une silhouette se distinguait dans le four et s'avançait vers elle.
Sans plus attendre, la jeune femme sortit une flamme de sa main, s'apprêtant à occire son adversaire.
— Attendez ! s'exclama-t-il, je suis un ami !
Il semblait ne pas bien s'exprimer en langue universelle et gardait un accent assez mélodieux.
— Qui êtes-vous ? s'enquit Anarrima sur ses gardes.
— Je vous en prie, insista l'inconnu avec un léger tremblement dans la voix, enlevez-moi ces chaines. Je sais comment sortir de cet endroit maudit.
— Vraiment ? Qui me dit que vous n'êtes pas un démon, aussi ?
— Je suis un Réceptacle ! rétorqua le prisonnier, nous nous sommes vus à Atalantë, en terres de Narraca. Je vous ai sauvée des astres de Carnil, vous vous en souvenez ?
Anarrima resta stupéfaite :
— Malgal ?
L'homme tira sur les longues chaines qui l'entravaient ; comme Anarrima, ses vêtements étaient en haillons et son œil cerné reflétait une angoisse existentielle qui aspirait à la pitié. Son autre orbite était creuse, dépourvue de globe oculaire. Un liquide malodorant et jaunâtre y suppurait, ce qui dégouta la jeune femme.
— Je vous en prie, répéta-t-il, si vous me laissez ici, je finirai comme la dernière fois : ils vont me mettre en pièces !
La magicienne hésita puis s'approcha du condamné, et saisissant les anneaux métalliques, elle les pulvérisa d'une simple formule magique. Aussitôt, l'homme retira un boyau transparent et tortueux qui s'enfonçait dans son cou. Sa nièce frissonna : les démons l'avaient sans aucun doute saigné pour des fins infâmes.
— Je suis désolé, s'excusa-t-il d'un air contrit, je vous ai attaqué à Arminassë et à Maylë mais je n'étais pas moi-même... Je veux dire que j'étais sous l'emprise de Carnil.
Anarrima ne répondit pas immédiatement, scrutant avec curiosité le jumeau de son père :
— Vous avez assuré connaitre le chemin pour sortir d'ici, finit-elle par dire froidement, où est la sortie ?
L'elfe lui fit signe de le suivre et tous deux arpentèrent la vaste salle déserte pour parvenir à un escalier qui menait vers l'inconnu. Anarrima avait l'étrange impression de se replonger dans son voyage aux côtés de Morgal. Son frère était-il pareil ? Il n'en avait pas l'air. Physiquement, presqu'identique, celui-ci paraissait moins déséquilibré que son homologue maléfique. Il ne possédait pas cet orgueil ni cette violence exacerbée. Au contraire, il paraissait plutôt honnête et assez craintif.
— Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda la magicienne pendant qu'ils montaient les marches fendues par le temps.
— Mon Vala a été glacé après que Sanar m'ait enfoncé l'arme de Lombal dans le cœur. Ne représentant plus aucun intérêt pour lui, Carnil m'a livré aux démons : ces créatures se repaissent de chair et de sang, particulièrement celle des Réceptacles. Et vous ? Est-ce pour les mêmes raisons que vous êtes ici ? Vous avez l'air d'être parée pour un sacrifice...
Anarrima rougit dans l'obscurité de l'escalier : ses vêtements étaient dans un bien triste état et ne parviendraient bientôt plus à cacher son intimité. Mais le pire était la plante de ses pieds : elle saignait douloureusement sur les pierres coupantes et la jeune femme était lasse de recourir sans cesse à son Vala.
— Je peux vous porter, proposa doucement Malgal en s'apercevant de ses blessures, vous paraissez beaucoup souffrir.
— Pourquoi être si aimable ? s'enquit-elle avec méfiance, la souffrance est mon quotidien.
— Parce que, répondit-il, vous êtes... de la famille : que vous le voulez ou non, vous êtes ma nièce et votre père étant mort, il est de mon devoir de ne pas vous délaisser en de pareilles circonstances.
— C'est étonnant, remarqua-t-elle amèrement, votre frère ne tenait pas ce même discours : il m'a abandonnée pendant toute mon enfance et ne s'est pointé que pour m'utiliser.
— Vous ne connaissez pas tous les faits, souligna tristement l'elfe en attrapant délicatement la jeune femme dans ses bras, Morgal était un homme brisé. À votre âge, il n'était pas plus mauvais que vous.
Anarrima se renfrogna : ce n'était pas une excuse pour semer le chaos sur les dimensions ! Encore moins de violer sa mère ! Revenant à la dure réalité, elle jeta un regard derrière l'épaule de Malgal, apercevant la quantité de marches qui s'éloignaient à l'infini derrière eux. Elle fut surprise de la force de son oncle qui n'avait pas dû manger ni boire depuis un certain temps.
Enfin, une trouée apparut, au fond de la montée. Malgal accéléra l'allure et parvint sur le replat extérieur d'une cité enfouie dans la montagne. Le temps avait agi sur le château royal et la nature reprit son droit sur les constructions antiques. Pourtant, aussi loin que se profilaient les terres de l'île, aucune plante ne daignait pousser dans un sol stérilisé par les batailles. Le ciel s'enflammait comme un brasier immense, propageant des couleurs incendiaires sur le paysage desséché et mort. Çà et là apparaissaient les vestiges d'anciennes constructions qui tentaient de rappeler cette gloire passée. Une imposante statue de marbre, enfouie jusqu'à la taille, brandissait encore désespérément son bras armé telle une civilisation qui sombre malgré elle dans le néant. Partout la poussière et une terre friable recouvraient les reliefs accidentés de cette île tombée en décrépitude. Tout prenait d'inquiétants reflets rougeoyants du fait de la diffusion de cet éclairage figé.
— C'est un véritable enfer, murmura Anarrima sans vouloir briser le silence pesant qui régnait.
— Oui. Et c'est étonnant que les démons ne nous aient encore arrêtés, remarqua l'elfe.
— Je crois... Qu'ils ont rencontré un ennemi de taille dans la salle du sacrifice. Un célèbre Réceptacle s'est réveillé, sans doute à cause de mes épanchements de sang.
Malgal ne répondit pas, méditant ces paroles. Il déposa Anarrima sur le sol et l'aida à avancer sur la pente escarpée de la montagne alors que la chaleur se faisait suffocante.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle.
— L'Île Bénite est la plaque tournante des vieilles dimensions comme Lercemen ou Fanyarë. Autrefois, il n'y avait qu'une seule dimension mais les dieux en ont décidé autrement et sont parvenus à séparer ce monde où s'entretuaient les races. L'Île Bénite était au centre de cette dimension initiale. À sa séparation, cet endroit a gardé un portail d'accès extrêmement puissant sur toutes les dimensions actuelles.
La magicienne hocha la tête tout en évitant de glisser sur le pan du versant. Malgal, quant à lui, marchait avec la facilité propre aux elfes. Comme elle, il jetait des regards angoissés en arrière, vers la demeure des démons.
Enfin, ils arrivèrent au terme de la descente. Au loin, apparaissaient des falaises abruptes, donnant à l'île l'apparence d'un volcan. Pourtant, le guide trouva une faille dans cette chaine escarpée, un petit défilé vers les plages. Il fallut une après-midi entière pour y parvenir. Ils traversèrent un désert de poussière, jonché çà et là des restes historiques et de machines de guerre. Ce lieu avait été un champ de bataille mais les os des cadavres étaient partis depuis longtemps en poussière. Parvenus face à la mer, Malgal et sa nièce se retrouvèrent face à une longue stèle grise où s'inscrivaient des runes anciennes que la femme ne parvint à déchiffrer. Sans complication, son oncle lut les lettres étranges. Instantanément, les flots s'avancèrent vers eux dans un mugissement de vagues où un trou noir se formait peu à peu. Le portail se stabilisa :
— C'est ici que nos chemins se séparent, Anarrima Cygne Noir, dit Malgal, cette entrée vous permettra d'accéder à l'endroit que vous voulez à condition d'avoir une image précise en tête. Bonne chance. J'espère que vous trouverez la paix.
— Où allez-vous ?
Il lui sourit et sans rien ajouter, passa la substance noire, quittant pour toujours le royaume des démons. Prenant son souffle, Anarrima s'élança à son tour sur le sable mouillée, entourée des flots sauvages. Le portail se referma après son passage.
Un éclair lumineux éblouit la face de Varar. Il mit plusieurs secondes à se remettre de ce passage. Assis devant le tableau de bord, Nethar se retourna vers lui et Pellecor :
— Tout le monde va bien ? demanda-t-il, nous venons de passer le portail du Pallar et nous sommes désormais en Lercemen. Je vais poser la navette : les habitants d'ici ne sont pas vraiment habitués à rencontrer des machines aussi modernes.
Varar observa les hublots : il faisait nuit. Les phares du vaisseau s'éteignirent dès l'atterrissage. L'elfe d'Onyx s'empressa de descendre par la porte coulissante pour explorer les environs : ils s'étaient posés au milieu d'une clairière, à deux lieues du portail. Varar sortit à son tour, guère rassuré par l'atmosphère inquiétante de la forêt : des cris d'oiseaux de nuits et des proies abattues par les prédateurs.
— Dans quelques jours, assura Nethar, nous atteindrons Coina : je vous demanderai de garder le silence sur ma vraie identité. Les villageois me verront comme un humain et je ne tiens pas à me faire repérer ; je me suis fait des ennemis là-bas.
— Vraiment ? se moqua Pellecor en chargeant son lourd sac sur ses épaules, vous avez égorgé deux ou trois pauvres bougres pendant une attaque ?
Varar se tourna vers l'elfe, attendant une réponse :
— J'ai tué la femme de l'actuel bourgmestre ainsi que le directeur de l'Hospice.
— Quel avantage aviez-vous eu à commettre une abomination pareille ! s'offusqua le scientifique, rien ne justifie un tel acte !
— Nous ne sommes pas constitués de la même manière, expliqua-t-il, nous ne possédons pas autant de sentiments que vous et ne voyons aucune difficulté à infliger la mort : nous avons été créés comme cela par le roi d'Onyx.
— Vous n'avez pas l'air d'être aussi insensible, fit remarquer le nain de sa voix rocailleuse.
— J'ai... Un peu évolué.
Nethar se tut. Il ne voulait pas s'étendre sur le sujet : Varar et Pellecor n'avaient pas à savoir que Morgal l'avait envoyé auprès d'Anarrima pour veiller sur elle. Il avait alors changé auprès d'elle et s'était même attaché à la jeune femme. Il n'était pas question que les deux hommes apprennent pour Anarrima : personne ne devait savoir le lien qui l'unissait à Morgal et Luinil.
— Comment comptez-vous rejoindre la reine ? demanda Varar en apportant une malle métallique qui reposait dans la navette, vous pensez qu'elle est toujours vivante ?
— Anarrima est pleine de ressources, dit Nethar en ouvrant le couvercle, elle saura nous rejoindre et Coina est le meilleur endroit pour se retrouver.
— Je ne veux pas être pessimiste, rétorqua le nain assis sur un tronc, la pipe aux lèvres, mais votre fille a été enlevée par un démon : je ne parierais pas un écu sur sa vie.
L'elfe haussa les épaules et après avoir entassé des branchettes, créa un feu d'un claquement de doigts. Tous trois sortirent des couvertures de la malle de survie ainsi que de lourdes toiles pour faire office de tente. Varar alluma un cigare dans les braises et s'assit devant les flammes, se laissant bercer par le crépitement du foyer.
À suivre...
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