Chapitre 24 (1)
Anarrima se réveilla, attachée dans son siège ; le vrombissement de la navette se faisait entendre en continu. Elle parcourut la nacelle du regard : devant elle, Féathor tenait les commandes, Luinil assise à ses côtés. Tous deux échangeaient des paroles à voix basse. Au fond de la navette, Carnil et Sanar gardaient le silence, chacun semblant méditer sur l'avenir.
Elle observa quelques instants les deux Réceptacles : la ressemblance était frappante bien que le visage de Morgal gardât la marque du temps. Anarrima frissonna à la vue de l'œil de son frère : il était comme recouvert d'une substance noire. Un bandeau recouvrait l'autre. Sa conscience avait été atrophiée dès que Carnil avait utilisé son anneau sur lui. La jeune fille se demanda s'il fallait le prendre en pitié : on ne pouvait savoir si une haine tenace agitait continuellement son cœur, comme son frère, ou s'il était victime de son statut de Réceptacle.
Cette transformation subite et tragique de Malgal paraissait toutefois toucher Morgal : de temps à autre, il lui jetait un regard anxieux, repensant peut-être à un passé oublié qui remontait aux âges lointains.
Anarrima songea aux paroles de Féathor : « tous ces individus sont victimes des malheurs qu'ils ont rencontrés. »
Elle réfléchit sur le prince : comment supporter le fait que ces parents soient le roi d'Onyx et la reine d'Arminassë ? Il s'était enfermé dans une coquille pour ne plus ressentir tout le mal qu'il endurait et sûrement pour préserver son âme des vices. Il semblait espérer la rédemption de sa mère, Luinil, mais il avait abandonné depuis longtemps pour son père. La magicienne ne put s'empêcher de penser qu'avec un tel patrimoine génétique, le prince devait sans aucun doute faire partie des créatures les plus puissantes du Cosmos. De plus, ses deux parents étaient des Réceptacles : et les enfants de Réceptacles étaient craints dans toutes les dimensions... Mais quoiqu'il en soit, Féathor restait un bâtard, et cela, il ne pouvait rien y changer. Surtout que les bâtards étaient extrêmement méprisés, la plupart du temps abandonnés. Qu'avait subi le prince ? Avait-il été victime dans cette histoire ? En tout cas, il n'avait pas été reconnu officiellement. Anarrima se sentit proche de lui inexplicablement mais elle ne pouvait s'empêcher de fixer Sanar. Jamais elle n'eut pensé que cet homme fut roi ni qu'il eut tué tant d'hommes sous le prétexte d'une juste vengeance. Et pourtant, elle voyait dans le regard ténébreux une tristesse infinie, celle d'un monarque trahi par les siens.
— Nous arrivons, annonça Féathor à l'équipage.
Anarrima se colla à la vitre et aperçut les murs d'une ville gigantesque, exposant ces architectures colossales, taillées dans la pierre brune de granite. Des statues titanesques dépassaient d'hôtels particuliers somptueux, décorés de ferronneries. La cité entière sentait la prospérité et l'innovation.
Pourtant, aux pieds de la ville, apparaissait une tour lisse de verre, hideuse, qui contrastait avec la beauté resplendissante des riches quartiers bourgeois.
— Voici l'œuvre de Wendu, affirma Carnil en observant toutes les installations modernes, elle a enraciné ses bâtiments technologiques près de la capitale afin de pouvoir contrôler le roi Arata : je pense qu'ils passent de nombreux traités ensemble car il la craint.
— Il semblerait que la ville soit en fête, souligna Anarrima.
— Cela me rappelle ma dernière visite, murmura Luinil alors que la navette se posait sur une piste, il y avait aussi un carnaval et des bals masqués dans les rues.
Anarrima observa le visage de la reine ravivé par d'anciens souvenirs. Son sourire s'effaça aussi rapidement :
— Dire que mon fils est peut-être là-bas, continua-t-elle doucement, dans cette maudite tour de verre !
La magicienne scruta le haut de la flèche : se pouvait-il que Wendu y ait encré l'un de ses deux Ingenium ? Ou il était aussi probable qu'elle l'ait installé dans les constructions royales. Quoiqu'il en soit, elle souhaitait vivement que ce soit l'arme de Lombal et non le fils de la reine qui y soit retenu : le voyage avait été long et Anarrima espérait qu'il se finisse au plus tôt.
Le vaisseau se stabilisa sur la plateforme, abaissant une passerelle pour la descente des passagers. Anarrima contempla plus aisément la majesté de la capitale. Des zeppelins traversaient le ciel gris et faisaient tourner leurs imposantes hélices. D'autres navettes moins évoluées qui fonctionnaient grâce à une combustion de charbon, s'élevaient bruyamment dans les airs, dégageant une fumée noirâtre derrière leurs réacteurs. Bientôt, tout l'équipage se retrouva sur la piste ; un messager vint à leur devant, portant une longue jaquette noire et des souliers cirés. Il se découvrit de son chapeau melon et annonça à Carnil et Luinil :
— Sires, c'est une grande joie pour la ville de Mussirin d'accueillir d'aussi nobles souverains....
Carnil resta impassible face à l'hypocrisie officielle de ces premiers mots :
— Le roi Arata sera réjoui de votre visite au palais, continua le messager mécaniquement, il m'a chargé de vous conduire à votre lieu de résidence. Si vous voulez bien me suivre.
Carnil acquiesça de la tête et emboita le pas au messager suivi du reste des invités. Il s'approcha de Féathor et lui murmura à l'oreille :
— Vous profiterez de la fête au palais pour pénétrer dans les organisations secrètes de Wendu : il y aura sûrement moins de gardes avec les événements festifs. Je pense même croiser la reine de Lombal au palais.
— Je reviendrai avant le lever du jour, répondit le prince sur le même ton, mais méfiez-vous de Sanar, un coup d'état ne m'étonnerait pas de sa part.
— Cela ne sèmerait que plus la confusion à la soirée. C'est plutôt votre père, continua-t-il sombrement avec une légère rancune dans la voix, qui risque de nous attirer des ennuis. Personne ne sait son identité à Mussirin.
Inconsciemment, Féathor se retourna vers Morgal : il suivait calmement le mouvement et observait attentivement les moindres recoins de la cité.
Bientôt, ils pénétrèrent au cœur de la capitale, longeant les grands immeubles de pierre, décorés de sculptures et de moulures, agrémentés de longues fenêtres. Des fiacres vinrent à leur rencontre pour les conduire à l'hôtel particulier. Toutes les rues étaient encombrées par les préparations festives. Le son des sabots résonnait dans les spacieuses avenues pavées. Les rues étaient globalement ornées d'allées de chênes ou de peupliers. Anarrima admirait toute cette verdure qui égayait les rues : malgré le début de l'hiver et les premières neiges, les arbres gardaient encore leurs feuilles colorées. De plus, le climat était très doux. Les calèches s'arrêtèrent dans une vaste cour où une fontaine chantait joyeusement.
— Il serait sage que vous changiez d'accoutrement, conseilla-t-elle à Morgal, enfin, vous et le reste...
— Ne vous inquiétez pas pour ça, intervint le messager, nous avons tout prévu pour vous...
Il s'interrompit en apercevant le regard agressif de l'elfe :
— Si vous le désirez, bien entendu ! se rattrapa-t-il, légèrement décontenancé.
Morgal sourit, amusé, et s'avança effrontément vers l'entrée sans attendre les invités principaux.
Un groom conduisit Anarrima à ses appartements : jamais on ne lui avait accordé un espace aussi beau et grand. Elle resta immobile quelques secondes, pour admirer les gigantesques glaces, les magnifiques tableaux et les salons resplendissants.
Il n'y avait personne. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle se sentit transportée loin de ses soucis.
Elle s'affala sur un sofa, oubliant les guerres et les serments. Elle pensa que si quelqu'un entrait, on la verrait avachie vulgairement sur les coussins, les jambes découvertes, mais peu importait la bonne courtoisie. Elle s'échappa dans ses pensées et resongea aux après-midis dans la cour de l'Hospice. Elle ressentait l'odeur enivrante des feuilles humides ; elle repensait à son inconscience passée, à tous ses souvenirs qui marquaient son enfance.
Anarrima inspira une grande bouffée d'air ; elle se sentait renaitre. Elle avait comme retrouvé une force cachée au fond d'elle-même qui lui permettrait de s'affranchir de l'autorité de Morgal. Elle l'avait assez suivi, assez obéit pour un homme qu'elle détestait et méprisait. La peur qu'il lui inspirait, ou plutôt cette sensation de respect, s'était envolée. La magicienne sortit de ces doigts une flamme rougeoyante : ne lui avait-on pas dit qu'elle avait un Vala hors du commun ? Certes, elle ne savait pas encore le contrôler mais que serait-ce lorsqu'elle en aurait le parfait usage ?
La porte claqua, c'était justement Morgal qui pénétrait dans ses appartements. Voyant Anarrima vautrée effrontément dans le canapé, il leva un sourcil d'étonnement, comme à son habitude.
— Morgal, commença-t-elle sûrement sans adopter une meilleure tenue, je pense que l'heure est venue pour m'annoncer enfin la vérité, car après tout, nous sommes arrivés au but de notre voyage !
Le roi d'Onyx ne put s'empêcher de sourire devant la détermination de la magicienne.
— Je ne suis pas vraiment de votre avis, répondit-il sur un ton moqueur, à ce que je sache, on ne donne pas un os à un chien avant de lui demander d'obéir !
— Vous me comparez à un chien ? siffla Anarrima.
— Non, en ce qui concerne votre position, je dirai plus une chienne.
Anarrima se leva subitement et se jeta de rage sur l'elfe qui lui attrapa fermement les poignets.
— Calmez-vous, vous voulez ? dit-il doucement afin d'apaiser la fureur de la jeune fille.
Elle se reprit rapidement, tentant un autre moyen pour parvenir à ses fins.
— Avouez que je vous plaisais ainsi, murmura-t-elle en se mordant les lèvres.
Morgal la lâcha et fronça les sourcils d'incompréhension. Anarrima s'approcha de lui, et l'embrassa rapidement, étreignant sa nuque. Il se dégagea vivement et recula de plusieurs pas, choqué par ce geste. Il regarda Anarrima quelques instants, comme s'il essayait de percer ses pensées, puis sortit du salon précipitamment.
Anarrima baissa la tête ; elle se rendit compte de la bassesse de son acte et relevant la face, elle rencontra son reflet dans la glace ; elle hallucina quelques secondes et vit le visage de Luinil à la place du sien. Les paroles de Féathor lui revinrent en mémoire.
— Non, se dit-elle, jamais je ne sombrerai comme eux tous. Jamais je ne suivrai le chemin qu'a emprunté la reine d'Arminassë !
Sanar scrutait les toits de la capitale du haut de sa fenêtre tout en nouant sa cravate. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait par revêtu un costume tel que les aristocrates de Mussirin en portaient. Il se dirigea vers un secrétaire d'ébène où ses anciens habits trainaient négligemment. Il souleva son long manteau de cuir et sortit une feuille, pliée en quatre. Des noms formaient une liste, certains étaient raillés. Sanar la glissa dans son veston. Il scruta le beffroi qui surplombait les quartiers et remonta les aiguilles de sa montre à gousset avant de la glisser dans une petite poche, laissant pendre la chaine. La soirée qui se préparait allait être décisive : Quacet devrait lui accorder sa signature qu'il le veuille ou non. Mais il aura à se confronter à son frère. Arata ne figurait pas sur la liste de Morilindë mais cela ne faisait aucun doute qu'il ait participé aux complots.
Il dévala les escaliers du hall et attendit l'arrivée du couple royal. Se retournant, il aperçut Malgal, assit sur une épaisse rambarde de bois brut. Il avait aussi changé de tenue et portait une casquette de feutre. Un cigare à la main, il crachait une épaisse fumée, le regard vide.
— Impressionnant, non ?
Sanar se retourna et aperçut Carnil :
— Comment avez-vous fait pour soumettre cet homme à votre volonté ? demanda Sanar pris de curiosité.
— Vous tenez à faire de même avec vos sujets ? dit l'astre ironiquement.
— Parfois je me dis que ce serait plus simple.
— Malgal et son frère sont les derniers Réceptacles des dieux qui existent, continua Carnil, mais ayant privé Morgal de l'utilisation de ces pouvoirs, il ne me restait plus qu'un représentant pour posséder la puissance divine.
— J'imagine qu'il n'a pas eu son avis dans l'histoire, souligna l'ex-roi.
Carnil éclata de rire :
— Il était déjà mort ! Les démons l'avaient étripé. Je lui offre une seconde vie ! Il ne peut que me remercier.
— Peut-être aurait-il préféré rester dans un repos éternel, rétorqua-t-il lentement.
Le roi d'Arminassë reprit son sérieux à cette remarque et transperça Sanar du regard.
Luinil les rejoignit. Comme son mari, elle était vêtue d'une tenue appropriée pour la soirée même si son décolleté sortait de tous cadres conventionnels. Pour rien au monde, elle n'abandonnerait son image de séductrice.
Féathor, qui descendait les escaliers, fut étonné de trouver Carnil, un chapeau haut de forme à la main et une jaquette noire sur les épaules.
Le messager apparut par la porte d'entrée et annonça le départ pour le palais. Apercevant Morgal dans le corridor, il se permit de dire :
— Je vois que vous avez acceptez de porter le complet noir.
— Oui, enfin, accessoirement j'ai dû perforer le pantalon pour enfoncer les rouages métalliques qui me permettent de marcher mais je suis sûre que cela ne vous pose pas de problèmes ?
L'homme au chapeau melon resta coi, se demandant à quel type d'individu il avait à faire.
Quant à Anarrima, elle gagna l'entrée et suivit le groupe vers les fiacres. Le soleil disparaissait derrière la colline de la tour de l'horloge. Huit heures sonnaient. Une cohue joyeuse s'élevait dans les ruelles et les avenues. La magicienne releva le rideau de la calèche et admira la foule déguisée, danser sur les pavées de la ville. Les chevaux peinaient à avancer dans les rues et se cabraient de temps à autre à cause des hurlements festifs et des orchestres.
— De quelle fête s'agit-il ? demanda Féathor à Sanar alors que le fiacre stoppait.
— C'est le solstice d'hiver. Pendant une semaine, les rues sont encombrées comme tel.
Anarrima n'écouta plus la conversation des deux hommes, assis en face d'elle. Elle contemplait toujours les costumes flamboyants des danseurs masqués. Au coin de chaque avenue, on avait érigé de grands brasiers. Bientôt le palais apparut. Les deux berlines s'arrêtèrent devant les longues marches d'un escalier aussi long que le château lui-même. D'autres voitures stationnaient dans l'allée principale, déversant une multitude de nobles, tous aussi élégants les uns que les autres. Une fois sur le marchepied, Anarrima redressa la tête : des feux d'artifices éclairaient le ciel d'encre de magnifiques bouquets de couleurs. Atteignant les premières marches, elle attendit Féathor :
— Nous devons partir pour les quartiers de Wendu, assura-t-elle.
— Avec un peu de chance, elle sera à la soirée d'Arata. On devra faire vite.
Leurs compagnons les croisèrent et mirent le masque réglementé sur leurs yeux. Morgal s'arrêta devant Anarrima :
— Bonne chance chez Wendu, dit-il toujours avec son sourire narquois, je sens qu'au palais, la soirée va être mouvementée.
— Profitez-en, ajouta le prince à son père, ça risque d'être le dernier amusement avant longtemps. Un certain calme avant la tempête, si vous voyez.
Comme Carnil, Luinil et Sanar atteignaient déjà le haut de l'immense escalier de marbre, Morgal les laissa tous les deux, leur accordant un signe de la main. Anarrima les vit tous les cinq disparaitre par la porte principale.
— Pourquoi ai-je l'impression que cette fête va se terminer en bain de sang ? soupira Féathor.
— Cela ne nous regarde pas, affirma la magicienne, concentrons-nous sur notre mission.
Et ils abandonnèrent le quartier du palais, éclairés par la lumière des lampadaires et des feux d'artifices.
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