Chapitre 23
Sanar observait de la fenêtre d'une cellule le spectacle qui s'offrait à sa vue : alors que le soleil matinal éclairait le fin tapis blanc qui recouvrait la vallée du Pallar, les armées s'ébranlaient, se préparant déjà à un départ imminent. Sanar n'apercevait que les astres de Carnil ; les elfes d'Onyx n'avaient, pour la plupart, pas quitté leurs vaisseaux de guerre.
Un frisson parcourut le dos de l'ex-roi : ces races, il les haïssait. Elles avaient ruiné son royaume à force de batailles...
Dans la brume rose du matin, il aperçut la fine silhouette d'Anarrima. Elle aussi, il la détestait ; sans doute parce qu'elle avait les mêmes défauts que lui. Elle qui n'était rien s'était refusée à lui et avait même menti alors qu'il pensait qu'elle l'aimait.
— La nuit a été bonne ? demanda Avamaur en l'interrompant dans ses pensées.
— Pas très reposante : j'ai échafaudé mon plan. Mais que s'est-il passé dehors ? J'ai entendu des cris.
— Une intervention de démons. Heureusement personne n'a été tué par ces maudites créatures. Dis-moi, Sanar, que comptes-tu faire à Mussirin ?
— Je dois rencontrer le banquier Quacet, il détient le capital de l'aristocratie de Mussirin.
— Il faisait partie de la liste de Morilindë, si je ne me trompe ?
— En effet, murmura Sanar froidement.
Avamaur baissa la tête : il craignait la voie que son maître avait choisie : celle de la vengeance. Sanar avait été victime d'un complot lors de son règne et sa femme, Morilindë, avait été assassinée alors qu'elle avait tenté de contrer la conjuration. Elle avait tenu une liste des coupables qu'elle rendit à son mari dans un dernier souffle. Sanar échappa au coup monté mais la mort de la reine l'entraina sur le versant abominable de la vengeance. Il se jura d'éliminer les assassins et leurs proches. Cela causa de nombreuses batailles en terre d'Olorë. Toujours la folie du roi augmentait et le gouvernement monta un second complot pour le destituer de sa charge et le bannir en Narraca, dans une autre dimension.
Avamaur, son premier conseiller, ne l'avait jamais quitté ; il était bien le seul.
— Tornango était aussi sur la liste, n'est-ce pas ? demanda-t-il.
— Oui, reconnut Sanar, il a toujours fait des échanges interdimensionnels entre Mussirin et Atalantë.
— Sais-tu que Carnil, Luinil et Morgal veulent accaparer ce royaume qui était tien ? Je dis cela car tu sembles leur faire confiance.
— Absolument pas. Mais j'ai besoin d'eux afin qu'ils chassent Wendu.
— Et ensuite, comment comptes-tu te débarrasser d'eux ?
— Je déroberai l'anneau de Carnil pour contrôler le Réceptacle.
— Tout cela semble bien hasardeux...
— Anarrima le fera pour moi, elle devra bien choisir un camp.
— Et qui te dis qu'elle choisira le tien ? Tu penses qu'elle t'aime ?
— Non. Je crois qu'elle n'a jamais éprouvé un sentiment honnête pour moi. Elle cherchait à me contrôler en me séduisant : elle ne vaut pas plus que la reine Luinil dans ce domaine.
— Tu es surtout vexé qu'elle n'ait pas répondu à tes avances. Mais je pense que tu ne lui as pas accordé beaucoup de respect !
— Peut-être, admit l'ex-roi, mais il cela n'empêche pas qu'elle m'ait menti ! Elle savait que le gnome était le roi d'Onyx !
— Elle a fait le serment de ne rien dire.
Sanar garda son visage fermé, ne voulant admettre les raisons d'Anarrima. Il s'appuya contre le cadre de la fenêtre et soupira. Bientôt, il se replongerait dans le monde gangréné du pouvoir et de la politique. Il s'y sentait condamné par son honneur : son devoir lui dictait de reprendre ce trône et de chasser l'occupant. Peut-être que si Anarrima lui avait prouvé son amour, il serait parti avec elle, abandonnant cette lutte incessante. Mais les choses s'étaient passées autrement et il était désormais désillusionné de tout ; la passion qui le poussait vers la magicienne s'était brusquement transformée en haine.
Voronda apparut à la porte de la chambre :
— Sire, dit le moine à Sanar, la communauté tient à vous voir immédiatement. Si vous voulez bien me suivre.
Sanar se redressa, étonné, et emboita le pas au clerc. Ils descendirent un escalier vers une chapelle souterraine. Les moines s'y trouvaient debout, formant un cercle. Sanar fronça les sourcils : où la communauté voulait-elle en venir ? Le supérieur lui fit signe de s'avancer au milieu du cercle. L'ex-roi hésita mais se résigna à obéir aux serviteurs du Créateur.
— Mon fils, commença le chef de l'ordre, vous revoilà après cinq longues années d'absences. Vous tenez désormais plus que tout à reprendre votre bien. Mais qu'est-ce que cela vous apportera sinon l'étouffement de votre âme agitée ?
— Vous refusez de me soutenir ? interrompit sèchement Sanar.
— Comment pouvons-nous défendre un homme qui a entrainé la désolation sur son propre royaume, semant sa terre du sang des génocides ?
— Tout ce que j'ai fait, s'emporta-t-il, c'était de rendre la justice !
— Non mon fils. Vous avez caché une passion de haine derrière cette noble qualité morale. Vous n'avez que réussi à entrainer votre perte et trompé la véritable justice ! Elle vous poursuivra jusqu'à ce que vous ayez compris son véritable sens, jusqu'à ce que vous soyez frappé par son jugement ! Car vous ne valez pas mieux que les assassins de la reine ! Et pourtant, le Créateur vous a donné le devoir d'accomplir le bien en Olorë ; la paix. Vous n'avez fait que semer la discorde. Lourde sera votre pénitence. Mais nous avons le devoir de vous mener sur le chemin de la rédemption avant que vous ne sombriez dans le mal. Un jour, au moment le plus inattendu peut-être, vous devrez payer vos torts et alors commencera le rachat de votre vie ! Ainsi deviendrez-vous le serviteur de la Justice...
Sanar restait immobile, la mâchoire contractée et les yeux injectés de sang. Il sentit brusquement un coup violent dans sa poitrine, comme si son cœur venait d'être marqué au fer rouge et son futur scellé dans un destin plus grand. La peur le gagna et il sortit de la chapelle d'un pas rapide.
Morgal refit rapidement ses pansements, les blessures des démons n'étaient que superficielles pour sa condition d'elfe. Son sang s'était toutefois rependu en grande partie sur les dalles mais cela avait eu le mérite de renvoyer les démons aux Enfers.
Après tout, il en avait vu d'autres.
Il se leva de son fauteuil et fit quelques pas dans la cellule où il s'était reposé. Il avait repris son trône mais l'ivresse du pouvoir ne l'avait pas encore gagné du fait qu'il était toujours aussi vulnérable qu'un humain. Ce jour-là, il partirait pour Mussirin et violerait l'Ingenium. Cela étant, tout serait gagné pour lui : l'arme de Lombal lui restituera ses pouvoirs d'elfes mais aussi de dieux car il restait leur Réceptacle.
On toqua à la porte. Morgal remit sa chemise négligemment et vint ouvrir. Anarrima pénétra dans la salle. Le roi déchu haussa les sourcils de surprise : la magicienne avait échangé ses vêtements de voyage contre une longue robe bordeaux de dentelles noires, serrées à la taille par des lacets. Ses longs cheveux blonds avaient été relevés dans un chignon. Un collier de perles serré au cou et des gants de satin ornaient une tenue luxueuse.
— Que me vaut l'honneur de cette visite ? demanda Morgal avec un sourire sarcastique.
— Nous partons maintenant pour Mussirin, affirma Anarrima le visage froid, notre voyage se terminera là-bas... Du moins je l'espère ; vous trouverez l'arme de Lombal, reprendrez vos pouvoirs et me direz la vérité : j'ai tenu mon serment à vous de tenir le vôtre.
— Anarrima, commença Morgal sérieusement, je tenais à vous dire que...
Il se mordit les lèvres comme pour se retenir.
— Vous dîtes ? continua Anarrima, sentant son cœur soudain battre à toute allure.
Morgal ne répondit pas. La jeune fille baissa la tête, elle s'était arrangée avec Féathor pour empêcher Morgal de parvenir à l'arme. Et pourtant, elle avait prêté serment.
Les choses allaient donc en se compliquant. Anarrima se retrouvait torturée entre son désir de vérité et cette morale qui l'exhortait à empêcher cet homme à reprendre son ancienne puissance.
— Vous m'aviez caché que Féathor était votre fils, dit-elle hautainement pour changer de sujet.
Morgal haussa les épaules d'indifférence. Anarrima continua :
— J'avais deviné votre relation avec la reine ; j'ignorais toutefois qu'elle remontait aussi loin. Le retour de Carnil et son effet sur elle a dû vous rendre malade de jalousie !
Morgal foudroya la magicienne de son regard glacé. Anarrima ne put s'empêcher de faire apparaitre un sourire machiavélique sur son visage : elle touchait un point sensible du roi déchu et cela excitait sa haine contre lui.
— Vous n'avez aucune idée de ce que vous racontez, cracha Morgal les dents serrées, à l'avenir, vous vous mêlerez de ce qui vous regarde. Mais puisque vous êtes là, allez voir mon fils et dîtes-lui qu'il est inutile d'essayer de m'empêcher d'atteindre mon but.
Anarrima hocha la tête : elle savait que l'elfe connaissait les complots qui se tramaient contre lui mais cela ne semblait pas vraiment l'alarmer, rien ne pouvait le détourner de ce qui l'obsédait.
Elle sortit de la cellule et alla transmettre la commission au prince. Celui-ci analysait déjà les positions de Wendu, sur une large carte. Le vent balayait la terrasse. Anarrima referma le lourd manteau de fourrure que le monastère lui avait procuré avec sa tenue.
— Morgal sait que vous tenez à l'empêcher d'atteindre l'arme. Il se méfie de vous et pourrait très bien vous éliminer.
Féathor roula les plans et hissa un sac sur l'épaule :
— Vous me prévenez pour me protéger ?
— J'ai l'impression que vous êtes le seul à avoir un semblant de morale dans cette histoire : tous sont obsédés par le pouvoir. Carnil, Sanar, Morgal et Luinil sont noircis par leurs passions et leur vengeance.
L'astre acquiesça en silence. Sur les balcons apparaissait la reine, vêtue de dentelles noires, toujours froide et magnifique.
— Vous savez, commença-t-il sombrement, tous ces individus sont victimes des malheurs qu'ils ont rencontrés. Faîtes attention, Anarrima, vous pouvez finir comme eux : vous avez la même puissance et la même expérience tragique qu'eux. Un rien peut désormais vous faire basculer du mauvais côté.
Sur ce, Féathor disparut dans une navette. Anarrima lui emboita le pas et se retrouva dans une cabine obscure, éclairée uniquement par la lumière des boutons et des écrans.
— Les vaisseaux des elfes d'Onyx sont lugubres, ajouta Féathor en voyant la jeune femme observer les installations, mais ils nous seront indispensables pour parvenir à Mussirin. Les armées resteront en retrait : il ne s'agit pas d'alarmer Wendu sur notre nombre. Aussi, une seule navette nous sera utile pour cette mission.
À ce moment, Sanar apparut par l'ouverture et vint s'asseoir sur un siège.
— Avamaur ne vient pas ? demanda froidement Anarrima sans se retourner vers lui.
— Mussirin n'est pas un endroit pour un aveugle. Il sera en sécurité au monastère.
Son visage restait fermé mais il avait l'allure d'un homme résigné, prêt à faire face à son destin. Son entrevue avec les moines l'avait perturbé mais son obsession n'en était que plus forte.
Les pas légers de Morgal retentirent soudain sur la passerelle :
— Devinez qui nous rejoint ? dit-il aux passagers silencieux, le roi et la reine d'Arminassë !
Il sauta dans la nacelle et s'affala dans un fauteuil. Luinil apparut auprès de Carnil. Derrière suivait Malgal, toujours lobotomisé. Son frère l'observa pendant quelques secondes de son siège puis détourna volontairement son visage.
— Vous devriez rester, insista le prince à sa mère, qui sait ce qui peut se passer dans cette ville nauséabonde.
— J'ai un très mauvais pressentiment, avoua-t-elle en le rejoignant, quelque chose me dit que rien ne va se passer comme on le pense.
Carnil soupira :
— Que veux-tu qu'il nous arrive ? Nous contrôlons un Réceptacle des dieux. Et si nous gagnons Mussirin, c'est uniquement parce que j'ai accepté la proposition du roi Arata : il a eu vent de notre arrivé et a envoyé un messager pour nous convier à je ne sais quelle cérémonie. Enfin, il veut seulement éviter les hostilités entre les deux camps astraux pour garder son royaume en bon état.
— Je crois que votre arrivée va troubler les festivités, remarqua Luinil à Sanar, je doute que votre frère vous fasse un très bon accueil.
— Je suis là-bas chez moi, répondit l'ex-roi sombrement, l'un de nous devra laisser un trône à l'autre.
Le silence tomba sur le vaisseau. Féathor prit les commandes ; les elfes d'Onyx étaient partis de cette navette exiguë pour rejoindre le vaisseau principal.
Le moteur vrombit plus fort ; les propulseurs élevèrent la navette dans les airs.
— J'étais le seul à ignorer que Sanar était le roi d'Olorë ? demanda Morgal d'un air innocent, décidément...
Luinil et Féathor se regardèrent sans répondre ; chacun devinait les intentions des autres mais personne n'osait briser le climat d'hypocrisie qui planait dans le vaisseau. Anarrima se leva de son siège et vint se poster devant un hublot. Le paysage défilait rapidement plus bas, exposant les bocages verdoyants du Pallar. Elle frémit nerveusement : elle semblait apercevoir ces plaines dans les prochaines semaines : rien de plus que des champs noircis par les feux des batailles. Rien de plus qu'un paysage apocalyptique.
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