Chapitre 22 (2)
Elle s'aventura dans le monastère, longeant les cloitres, et déboucha dans une chapelle où les moines psalmodiaient dans leurs stalles. Malgré toutes les perturbations, ils ne daignaient changer leur mode de vie et continuaient leurs offices quotidiens. La jeune femme s'assit sur un banc et écouta leurs chants graves, se laissant bercer par cette douce cadence. Une agréable odeur parvint à elle ; elle se leva sans bruit pour ne pas gêner les moines et suivit le parfum jusqu'à une roseraie.
— Vous avez fait bon voyage ?
La magicienne se retourna et aperçut Sanar, adossé contre un mur.
— Vous n'avez pas l'air de vous être inquiété pour moi : j'ai failli mourir dans cette maudite citée !
Sanar s'avança vers elle, les bras croisés, et la transperça d'un regard mauvais :
— Pourquoi l'aurais-je fait ? Vous m'avez menti : Morgal est le roi d'Onyx ! Vous le saviez depuis le début !
— C'est vrai mais vous non plus, répliqua-t-elle courroucée, vous ne m'avez rien dit sur votre passé. Cela fait plusieurs jours que nous nous connaissons et vous gardez toujours le silence ! Je ne sais même pas quels sont vos desseins !
— Eh bien, je vais vous le dire, s'emporta-t-il, je vais me rendre à Mussirin et je reprendrai mon trône ! Personne ne m'empêchera d'abattre ma vengeance sur tous ces traitres ! Aucun d'entre eux ne survivra à ces crimes !
Anarrima recula devant la rage de l'ancien roi. Celui-ci plongea une seconde fois son regard ténébreux dans les yeux de la jeune fille et la quitta.
Anarrima s'affala sur un banc, la gorge serrée. Pourquoi tous les individus qu'elle rencontrait étaient-ils imprégnés d'une haine tenace ou d'une attirance démesurée vers le pouvoir ? Elle ne savait plus où elle en était. Sa conscience lui dictait de retourner en Lercemen pour aider les siens mais son cœur la tirait vers la découverte de la vérité. Son cœur qui d'ailleurs lui jouait des tours. La dispute avec Sanar l'affectait plus qu'elle ne l'eut pensé. Une larme perla sur sa joue froide. Mais une présence la fit soudain sursauter :
— Je vous observe depuis quelques minutes : vous ne devriez pas vous affliger pour cet homme. Il est responsable de nombreux et horribles génocides. Vous vous remettrez facilement, je vous assure.
Anarrima se retourna vers Féathor :
— Qu'est-ce que vous en savez ? demanda-t-elle indignée, vous êtes aussi insensible que Morgal !
— Cela peut s'expliquer facilement, répondit l'astre placidement, vue que je suis son fils.
— Quoi !
— Être insensible vous permet d'affronter plus facilement les épreuves qui vous accablent. J'avoue qu'il m'est arrivé tant d'aventures que presque plus rien ne me touche.
— Le roi d'Onyx est votre père ! répétait Anarrima n'en revenant pas, je comprends maintenant pourquoi vous êtes soumis à lui.
— Vous vous trompez, Anarrima, je ne suis là que pour aider Luinil, ma mère. Et si vous le désirez, je peux agir de même pour vous.
— Pourquoi feriez-vous cela ?
— Je ne suis pas comme Morgal : je connais votre douleur. Vous êtes une pauvre fille qui ignore où elle va et pour cela, je tiens à vous aider.
— Je ne dois pas vous faire confiance.
Féathor poussa un léger gloussement ; Anarrima crut reconnaitre le roi déchu dans la physionomie de son visage bien que le prince soit brun et arbore une courte barbe noire.
— Vous savez, railla-t-il, je lis dans vos pensées ! Vous êtes acculée ! Vous voulez découvrir la vérité et pour cela, aider Morgal à retrouver ses pouvoirs. Or, vous craignez que lorsque ce moment arrivera, il ne vous dévoile rien ou pire, qu'il vous anéantisse. Si je ne me trompe pas, vous essayerez de le tuer avant, tout en découvrant vos origines et en obtenant la résurrection de Nethar.
La magicienne frissonna : Féathor connaissait tout sur elle.
— Je pense, conclut-elle, qu'au point où j'en suis, votre aide ne me sera pas néfaste.
— Très bien. Dans ce cas, suivez-moi à Mussirin, demain. Je dois m'infiltrer dans les organisations de Wendu et pirater ses données informatiques.
— Qu'est-ce que j'y gagne ?
— La reine de Lombal a installé un de ses deux Ingenium dans le palais de la capitale. Morgal le sait et tient à s'y rendre, vous savez pourquoi. Si l'arme y est gardée, il n'aura aucun mal à s'en emparer du fait de son immunité face à la magie.
— Oui, je vois. Nous avons tout intérêt à être là quand il retrouvera ses pouvoirs.
— Ne dîtes pas de bêtises, nous désirons tous les deux empêcher ça. De plus, si ça arrive, il serait mortel de se trouver dans les parages.
La magicienne acquiesça.
— Aussi, continua l'astre, Sanar devra nous accompagner : son arrivée provoquera une confusion indispensable pour notre plan.
Anarrima baissa la tête en signe d'acceptation. Où était la courageuse et fière jeune femme qui arpentait les terres de Lercemen en quête de justice ? Elle se voyait désormais comme faible, totalement désemparée. La confiance et l'espoir l'avaient abandonnée. Seul restait l'instinct de survie et sa haine contre le roi déchu.
Elle se redressa : elle était seule dans la roseraie parfumée. Au loin, le soleil disparaissait derrière l'horizon doré. De légers flocons se posèrent sur les paupières de la magicienne. Elle se dirigea vers le cloître et entra dans le monastère, espérant trouver de quoi se rassasier. Passant dans un corridor, elle entraperçut la silhouette d'un homme disparaitre derrière une porte.
— Que se passe-t-il ? se demanda-t-elle en suivant l'inconnu.
Elle referma la porte de bois derrière elle et s'avança dans un cimetière où des chapelles mortuaires se couvraient d'une fine couche de neige. Elle chercha quelques instants et remarquant la grille ouverte d'un caveau, elle pénétra dedans. Avant de passer le fronton, elle lut ces phrases : « Passants, souvenez-vous que nous avons été ce que vous êtes et que vous serez ce que nous sommes. ».
Un long frisson courut dans son dos et elle referma son manteau de cuir tout en descendant les marches qui menaient dans une véritable crypte. Des tombes, décorées de gisants reposaient symétriquement dans la salle. Des torches éclairaient les murs d'albâtre et les vitraux, sous les voutes en arrêtes, laissaient passer la faible lumière du soir. Anarrima sursauta : elle vit Veoni, au centre de la pièce circulaire, sortir de sa veste une épaisse craie noire. Il s'accroupit et commença à dessiner d'étranges motifs sur les pierres poussiéreuses.
— Que faîtes-vous ? s'inquiéta Anarrima.
— Vous le saurez bien assez tôt, répondit-il sans interrompre son travail, j'ai simplement une affaire à régler.
Anarrima sursauta brusquement : elle venait enfin de comprendre :
— Vous invoquez des démons ? dit-elle paniquée, vous ne pouvez faire une chose pareille !
— Ne vous inquiétez pas, la rassura-t-il en finissant un cercle noir, j'ai vécu toute ma vie dans une secte ; je sais comment appeler ces créatures. De plus, elles ne s'attaquent pas aux vivants lorsqu'un Réceptacle est parmi eux.
La jeune femme resta désemparée quelques instants mais déjà, une fumée noire s'échappait du cercle. Elle se jeta sur Veoni et le plaqua au sol, un poignard sous la gorge.
— Tuez-moi si vous le souhaitez, souffla-t-il, cela n'empêchera pas ces démons d'anéantir Morgal.
À ce moment-là, les grilles de l'entrée claquèrent violemment. La magicienne comprit qu'il ne lui restait presque plus de temps pour prévenir Morgal et le protéger. Elle frappa violemment l'invocateur et s'élança vers la sortie, courant à travers les tombes. Il lui semblait sentir une présence maléfique courir auprès d'elle. Derrière un mausolée, une silhouette macabre disparut dans un battement d'aile. Anarrima se figea : le silence retomba sur le cimetière, seul le son mat de la neige animait ce tableau fantasmagorique. Cela ne pouvait être aussi calme ; la Mort semblait rôder entre les tombes, prête à accompagner de nouvelles âmes vers une destinée funeste.
Un cri strident retentit soudain dans la nuit : la jeune femme s'élança en direction du bruit, le cœur battant. Le vent sifflait lugubrement dans les allées et répétait le hurlement de souffrance. Portée par ses longues foulées, Anarrima parvint au pied d'un mémorial et trouva la reine, étendue, la moitié du visage dans la neige. Ses longs cheveux d'encre volaient dans le vent mais son corps désarticulé restait inanimé. La magicienne se pencha et la rassit tant bien que mal mais ses mains étaient gluantes de sang. Luinil rouvrit ses yeux et inspira une grande bouffée d'air. Sa bouche noire cracha du sang : la hanche avait été perforée.
Anarrima fut prise d'un étrange sentiment : elle était gênée de tenir dans ses bras une femme de rang royal. Luinil s'agrippa à ses épaules, tentant de transmettre des paroles à la magicienne mais elle n'y parvenait du fait des conséquences de sa blessure. Anarrima appliqua instinctivement sa main sur la plaie béante procédant à un sort de guérison. Des rigoles rouges s'écoulaient sur la neige immaculée.
Des pas se firent entendre : Carnil et Morgal apparurent et voyant la reine, ils se précipitèrent vers elle :
— Des démons ! s'exclama le roi déchu en examinant la blessure.
Il se pencha au-dessus de la blessée, la mâchoire contractée par la haine.
— C'est Veoni ! renseigna Anarrima, il se venge de vous en invoquant ces esprits.
— Voilà ce qu'on gagne en laissant ce genre de personnage en vie ! maugréa-t-il.
— Rien de cela ne se serait passé si vous ne l'aviez pas précipité des toits ! rétorqua-t-elle sans s'arrêter de guérir Luinil, mais comment se fait-il que la reine soit victime de démons ? Je croyais qu'ils n'attaquaient que les Réceptacles.
— Luinil en est une... informa Carnil, angoissé, et la prenant dans les bras.
Anarrima écarquilla les yeux : elle n'osait y croire. Les révélations s'accumulaient.
— Vous devez l'emmener dans la chapelle des moines, affirma Morgal, les démons n'y entreront pas.
— Vous êtes en danger ! rappela la jeune femme, vous devez vous réfugier.
— Non, rétorqua-t-il, il faut renvoyer ces créatures d'où elles viennent !
Aussitôt, il disparut derrière les tombes en direction de la crypte.
Anarrima et Carnil pénétrèrent dans la chapelle et déposèrent le corps de Luinil sur un banc. La reine se remettait rapidement de sa blessure mais l'accident l'avait totalement bouleversée. Elle se redressa contre le dossier et remit hautainement ses mèches noires en place comme si son apparence comptait plus que sa santé. Carnil soupira devant le comportement superficiel de sa femme et se posta derrière les vitraux de la chapelle, tentant de décrypter les secrets de la nuit.
— Venez près de moi, dit la reine à Anarrima, je veux vous remercier de m'avoir sauvée. Si vous n'étiez pas là, je me serais déjà vidée de mon sang.
La jeune femme baissa la tête, toujours gênée par la prestance de Luinil. Cette femme était redoutable : elle avait su séduire le roi d'Onyx et rester auprès de Carnil depuis son retour.
Elle lui redressa le menton de l'index et la fixa droit dans les yeux :
— Je ressens vos troubles, dit-elle gravement, vous êtes perdue. Mais vous ignorez la quasi-totalité de vos capacités : vous avez un Vala hors du commun.
Anarrima fronça les sourcils : où Luinil voulait-elle en venir ?
— Retenez bien une chose, continua-t-elle en observant d'un œil Carnil, ne faîtes confiance à personne. Vous m'entendez, personne. Chaque personne ici présente cherchera à vous utiliser.
Sans attendre de réponses, Luinil se leva et vint rejoindre le roi pour attendre le retour du roi déchu.
Le vent hurlait à travers les allées. Morgal s'arrêta subitement : il lui semblait avoir aperçu une silhouette ailée, disparaitre au fond d'un chemin sinueux. L'elfe sentit ses mains trembler malgré lui :
— Ce n'est pas le moment de flancher, se dit-il, tu as vu pire que des démons !
Malgré lui, les images de son passé revenaient toujours plus fortes pour l'accabler. Il avait rarement rencontré de créatures démoniaques mais la première fois, elles avaient tué son frère jumeau, Malgal. C'était il y a des millénaires de ça mais la scène l'avait particulièrement traumatisé : il n'était qu'un adolescent et la vue de son frère éventré l'avait marqué définitivement, provoquant d'ailleurs chez lui le syndrome vampirique qui le rendait si instable. Cela faisait partie des genres de terreurs qui le hantaient lorsqu'il dormait et qui lui rendait la présence de démons insupportables.
C'est pourquoi, il n'avait pas envisagé une seconde de s'aventurer dans les caves de Nimglal car les spectres les parcouraient. S'il prenait le risque maintenant, c'était pour venger Luinil et affronter définitivement ses peurs.
La crypte apparut. Des anges de pierres, tenant des épées dans leurs mains gantées, semblaient garder l'entrée du mausolée sous leur capuche poudrée de neige. Morgal s'élança vers les grilles ouvertes et dévala les marches froides. Il remarqua le cercle noir tracé sur le sol et chercha du regard la craie spéciale pour modifier les invocations.
— C'est cela que vous cherchez, nargua Veoni en montrant le crayon noir, je crains que vous ne dussiez improviser.
Sur ces paroles, il jeta la craie dans un brasier qui se consumait lentement. Les yeux de Morgal s'injectèrent de sang et ses dents se serrèrent de rage.
— Vous et votre catin, continua l'invocateur, vous allez mourir dans ce monastère. C'est tout ce que vous méritez !
— Pas avant toi, ajouta le roi déchu en dégainant un poignard qui pendait à sa ceinture, tu vas rejoindre ta maudite secte dans les enfers !
D'un bond, il sauta sur lui et lui tailla le torse de sa lame.
Veoni s'affala sur le sol, la poitrine sanguinolente. Alors qu'il se relevait péniblement, s'appuyant sur le couvercle surélevé d'un tombeau, son agresseur l'empoigna par le col et lui murmura froidement à l'oreille :
— Tu sais, souffla-t-il, pour renvoyer ces démons, le sang d'une victime suffit.
Il le jeta au milieu du cercle et il s'apprêtait à le poignarder lorsque les grilles de fer claquèrent violemment et les tombeaux tremblèrent.
Morgal resta tétanisé quelques secondes : devant lui, une créature ailée, recouverte de chaines et de draps en lambeaux, le scrutait sous son épaisse capuche. Sa peau de couleur grise était taillée par les cicatrices et gravée de tatouages étranges. Ses mains griffues tenaient une grande faux de fer à l'extrémité sanglante.
Le spectre, d'abord immobile, abattit brusquement son arme sur le Réceptacle qui esquiva l'attaque pour se réfugier provisoirement derrière un tombeau. Il n'eut pas à attendre longtemps une réaction adverse : d'un coup, la faux fendit le sépulcre en deux et manqua de peu l'épaule de l'elfe. Veoni, quant à lui, tentait de s'enfuir vers la sortit, titubant maladroitement, mais il s'écroula sur les marches.
Morgal se sentait totalement désemparé : armé uniquement d'un poignard face à une créature de plus de deux mètres, ses chances de survie étaient minces. Le démon, bien que dépourvu de sens, semblait s'impatienter de la résistance du Réceptacle et redoubla de fureur contre lui, brisant sur son passage les tombes, les dalles et les colonnes. Au fond de la crypte, le plafond s'écroula et enfuma la pièce de poussière. Morgal perdit de vue son ennemi mais percevait toujours sa présence roder autour de lui.
Brusquement, il sentit les deux extrémités des ailes squelettiques du démon pourfendre douloureusement ses omoplates. Il poussa un cri alors que son sang dégoulinait sur son manteau.
Dans le nuage ocre, le visage caché du démon s'avança vers le sien, sortant de sa bouche une langue fourchue et démesurée. Morgal la trancha d'un coup de poignard ce qui arracha à son assaillant un hurlement de douleur abominable. Il le laissa choir sur le sol et s'envola. Dans le tumulte, un brasier s'était répandu sur le sol ; ne voyant aucune autre alternative, l'elfe empoigna un tison brûlant et commença à tracer des motifs dans le cercle déjà dessiné.
Trois autres démons apparurent dans la salle circulaire. Ils allaient s'élancer sur Morgal mais se heurtèrent contre un mur tout aussi invisible qu'impénétrable. L'elfe s'était abrité dans le cercle et maintenait un bouclier grâce aux runes qu'il avait tracées.
Les démons forcèrent le mur de leur sorcellerie et commencèrent à l'altérer.
— Vous ne pouvez les renvoyer avec de tels tracés, assura Veoni agonisant, ils perceront votre champ de protection.
Morgal s'effondra sur les dalles, pétrifié par la présence d'autant de démons. Ses membres ne s'arrêtaient de trembler fébrilement et son sang se répandait petit à petit dans le cercle. Autour de lui, les spectres semblaient tournoyer dans une danse macabre. Et puis finalement, ils disparurent lentement, tels des fantômes au lever du jour, repartant vers des enfers inconnus.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top