Chapitre 21 (1)
La neige tombait sur Nimglal, recouvrant ses toits d'une épaisse couche immaculée. Mais à ses pieds, elle se teintait de pourpre. Par endroit, les rayons du soleil levant se reflétaient sur les armures des soldats, gisant sans vie sur le champ de bataille. Les lames scintillaient de mille feux, les cris et les lamentations résonnaient dans la fournaise de la guerre. Plusieurs jours que l'affrontement faisait rage ; les hommes tombaient les uns après les autres mais comme ils s'étaient toujours remplacés, la bataille continuait de plus belle. Les armées de Glornil tentaient en vain de lever le siège mais elles se faisaient toujours repoussées par les forces d'Onyx.
— Je ne vais jamais réussir à passer, murmura Morgal qui parvenait à l'immense herse.
De plus, il n'avait pas eu l'opportunité d'emporter une arme. Les gardes de Glornil le laissèrent sortir de la cité et il se retrouva dans le camp des assassins d'Onyx. Morgal traversa les installations désertes et parvint sur un plateau surplombant la bataille. Son visage resta froid devant ce chaos général : le carnage qui se déroulait sous ses yeux ne l'impressionnait pas. Combien de batailles sanglantes avait-il endurées ? Combien d'hommes avait-il tués ? Toute cette horreur avait perdu de l'intérêt pour lui. La guerre n'était plus qu'un fait banal et courant dans l'histoire du Cosmos.
Il interpela sa monture et la fit dévaler le versant, se dirigeant tout droit vers les lignes de l'armée d'Onyx qui lui faisait dos. Il allait heurter les fantassins lorsqu'à sa grande surprise, ils se poussèrent d'un coup, laissant son cheval passer. Mais plus le roi déchu avançait vers le cœur de la mêlée, moins les elfes d'Onyx n'avaient la possibilité de lui laisser un chemin. Morgal rencontra bientôt les premiers humains, chargeant de plus belle dans les lignes ennemies. Aucun des assassins ni des humains ne tenta de l'abattre ; personne ne fit tout simplement attention à sa présence : il était comme un esprit invisible, parcourant sur son cheval noir les violences des combats. Traverser les garnisons de Glornil fut plus compliqué ; il craignait d'empaler sa monture sur les lances qui lui faisaient face. Soudain, un dragon pulvérisa de son feu des dizaines d'hommes, ce qui créa une brèche dans l'armée. L'elfe s'y engouffra, redoublant d'effort pour s'extirper de cet enfer. Les rangs de soldats, courant au massacre, se firent plus clairsemés ; Morgal laisserait bientôt l'affrontement derrière lui ainsi que tous ces cris qui rendaient fou.
Il croisa les renforts humains, cavaliers en armure, remplis de courage et animés d'une haine tenace contre leurs adversaires. Même au plus profond du désespoir, cette race trouvait la force de se battre.
L'elfe bifurqua vers l'Ouest et longea les monts de Nimglal. Les hurlements de la bataille se firent de moins en moins audibles, étouffés par la chute incessante de neige. Seul le bruit mat des sabots sur la couche moelleuse venait accompagner le calme des terres désertées. De temps à autre, il traversait des villages où les hommes avaient laissés leurs femmes et leurs enfants pour partir se battre. Tous cherchaient en vain de quoi se nourrir dans cette famine. Morgal fit ralentir son cheval en entrant dans l'un de ces bourgs. L'atmosphère était semblable à une ambiance mortuaire. Les enfants sur le pas de leur hutte le regardaient passer de leurs yeux cernés, tendant la main pour une aumône. L'elfe hocha la tête : pour lui, Lercemen ne tarderait pas à rejoindre Narraca en termes de prospérité. Les femmes le scrutaient farouchement des yeux et entrainaient leur progéniture à l'abri de l'étranger.
Il passa parmi eux sans leur accorder un regard. D'ailleurs, il sentait bien que sa présence effrayait les habitants ; ils le prenaient comme un esprit de mauvais augure, annonçant la défaite. Tels étaient représentés les Hauts-Elfes par les braves villageois superstitieux de Lercemen. Ils le laissèrent sortir de l'enceinte sans lui avoir adresser le moindre mot. Le froid mordant, Morgal ferma son long manteau de cuir noir et accéléra l'allure pour atteindre le plus tôt possible le mur Landa. Il savait qu'Anarrima et ses compagnons avaient été emprisonnés derrière, dans la cité d'Onyx. Mais étaient-ils toujours vivants ? Morgal l'ignorait. Il lui restait pourtant plusieurs jours avant d'atteindre son ancien palais.
Carnil observait d'une fenêtre la bataille se dérouler au loin. Cette guerre lui était complètement indifférente ; seule importait sa victoire sur Wendu et sur Morgal. Quant à Malgal, debout à ses côtés, aussi immobile et inconscient qu'une statue, il l'utiliserait pour affirmer son autorité lorsqu'agir par la force serait nécessaire.
Luinil entra dans la pièce :
— Il a accepté, annonça-t-elle à son mari, il va rallier son armée pour attaquer celles de Lombal et sauver Ambar.
Carnil se tourna vers elle, déduisant où sa femme avait passé la nuit. Il ne releva pas ce détail et se contenta d'ajouter :
— Parfait. Il nous rejoindra en terres d'Olorë. Quant à nous, nous devons mener nos légions vers le portail d'Olorë. Le dénouement de tous ces conflits aura lieu là-bas.
Luinil garda quelques instants le silence puis continua :
— L'homme nommé Sanar ; je l'ai déjà rencontrée en Olorë. Je crains qu'il ne veuille attenter à nos projets. Il tient d'ailleurs à s'entretenir avec Glornil.
— Que veut-il ?
— Si j'en crois ce que l'on m'a raconté, il y aurait dans cette affaire une histoire de vengeance.
Je n'en sais pas plus....
— Est-il un danger ? demanda Carnil intéressé.
Elle acquiesça :
— C'est un ex-roi. Il a été banni, accusé par les nobles de tyrannie.
— Vraiment ?
— Il a exterminé des populations entières avec femmes et enfants. Il aurait pu être condamné après le coup d'état qui l'a renversé mais il s'en est sorti grâce à son conseiller aveugle : il a assuré au Conseil qu'il était malade psychologiquement.
— Vu comme ça, on ne dirait pas. Mais comment sais-tu toutes ces informations ?
— J'ai vécu plusieurs dizaines d'années aux côtés d'un Réceptacle en possession des pouvoirs des Dieux. J'ai beaucoup appris pendant ce temps...
— Pour une fois que ton infidélité peut m'apporter quelque chose d'utile...
Luinil soupira et laissa le roi à ses réflexions. Traversant le corridor, elle aperçut Sanar avec Glornil ; la conversation semblait assez agitée :
— Réfléchissez-y, Messire, insista Sanar, vous négligez la menace qui plane sur les royaumes humains. Dois-je vous rappeler que le mien a sombré depuis.
— Mon premier ennemi est le peuple d'Onyx, répondit sèchement Glornil, si je me bats sur d'autres fronts, ses armées m'écraseront.
— Elles vous écrasent déjà.
Glornil foudroya son interlocuteur du regard. La vérité qu'il avait soulevée le torturait à l'intérieur et la nommer était pour lui un affront.
— Nous devons créer une alliance, continua Sanar avec vigueur, peu importe ce que vous promet Carnil, il accaparera tout Lercemen si la reine de Lombal ne le fait pas avant. Ouvrez les yeux, Glornil ! Vous ne pouvez-vous en sortir tout seul !
— Et vous dans tout cela ? Que cherchez-vous ?
— Rendre la Justice.
— La justice... ou la vengeance ?
— Dans mon cas, ce sera les deux.
Luinil sourit à la vue de cet ancien roi, animé d'une obsession aussi forte.
— Il faudra le tenir à l'œil, pensa-t-elle en s'éloignant.
Elle rejoignit un balcon qui surplombait le palais ; au loin, apparaissait la barre noire du mur Landa. Elle contrastait avec la blancheur des terres enneigées. Luinil frissonna, se remémorant ces tristes années passées derrière ce mur. Elle ne voulait l'avouer, mais sans Morgal à ses côtés, elle aurait probablement mis fin à sa vie d'exilée. Mais ce temps était révolu : elle avait repris son trône et tenait bien à se débarrasser de ceux qui lui empêcherait d'exercer son pouvoir. Carnil ou Morgal, aucun des deux n'auraient à se lever contre ses ambitions : il n'y avait qu'un seul monarque à Arminassë, et c'était elle. Un bouquet d'idées perfides germa dans son esprit : manipulation, mensonges, séduction, meurtres, elle userait de tous les moyens pour parvenir à ses fins.
Elle voyait déjà la cité de Lombal s'écrouler dans le néant, Arminassë la plus puissante capitale du Cosmos. Elle serait sans pitié, déclarant des guerres s'il le fallait. Tous la craindraient et lui obéiraient. Elle serait la flamme de Fanyarë : le renouveau de son peuple.
Mais enfouie sous la reine ambitieuse se cachait la femme. La femme victime de ses passions. La femme qui aimait un être damné dont elle espérait secrètement la rédemption. Celle qui appréciait la beauté des choses simples : un jardin d'hiver, le flamboiement d'un coucher de soleil, le sommeil d'un nouveau-né contre son sein... La reine baissa les yeux : la douleur lui consumait le cœur. Que lui restera-t-il après cette guerre ? L'enlèvement de son enfant l'angoissait ainsi que les complots qui se tramaient.
Féathor apparut et voyant sa mère accablée, il la prit doucement dans les bras lui embrassant le front. Ils restèrent ainsi quelques instants sans se soucier du monde.
— Nous devons partir pour les terres d'Olorë, finit par dire le prince, tout finira par s'arranger, je vous le promets.
Mais il savait que rien ne se terminerait comme ils l'espéraient.
Cela faisait déjà une semaine que Morgal chevauchait vers la forteresse d'Onyx et désormais, le mur Landa n'était plus qu'à quelques lieues. Le roi déchu longeait un bois décharné, recouvert de neige lorsque soudain, du fond du ciel apparurent les silhouettes sombres des dragons de guerre.
— Ce n'est pas vrai ! pesta-t-il, il ne manquait plus qu'eux !
Il serra les flancs de sa monture et accéléra vers le mur. Pour l'instant, les troncs et les ramures des arbres lui fournissaient une planque mais il devait traverser une prairie pour atteindre un passage dans le mur ; et à ce moment-là, il serait à découvert.
Mais il ne pensait pas que les dragons brûleraient sans complexe la forêt. Morgal fut contraint de sortir de ce brasier et de s'aventurer hors de sa cachette. Un dragon piqua sur lui et manqua de le renverser, il le dépassa en rase-motte et s'arrêta plusieurs mètres plus loin, lui barrant la route. Le chevaucheur interpela Morgal :
— Tu vas nous suivre, Morgal ! C'en est fini pour toi. Tu payeras tes crimes en Calca selon le tribunal divin.
— Je n'en ferai rien, contredit le roi déchu en ralentissant, les dieux ont déjà abusé de leurs pouvoirs sur moi !
Alors qu'il parlait, cinq autres dragons se posèrent autour de lui pour l'encercler.
— Vous êtes mes frères, continua Morgal en arrêtant son cheval, vous ne pouvez me condamner : vous ignorez ce que j'ai fait et quelles étaient mes raisons.
— Tu nous as déshonorés ! s'exclama l'un des elfes, tu retourneras dans leurs prisons.
— Dans ce cas, conclut-il, adieu !
D'un saut, son cheval s'extirpa du cercle que les reptiles ailés avaient formé. Les dragons s'élevèrent dans les airs et déversèrent leur torrent brûlant sur le cavalier qui dut slalomer entre les flammes. Le mur se rapprochait ; si Morgal parvenait à le franchir, les dragons ne pourraient le passer par le haut car Landa possédait une protection magique contre ce genre de créatures. Plusieurs fois Morgal crut être emporté par les serres de l'une d'elle mais l'étalon accélérait ou esquivait pour sauver son maître. Enfin, il se retrouva aux pieds de la barrière noire mais dut la longer pour parvenir à la brèche.
Le passage apparut ; étonnement, il était ouvert. D'habitude, les deux côtés latéraux se fermaient.
Il s'engouffra dedans. Les dragons ne purent le rejoindre du fait de l'étroitesse de la brèche et se retinrent de cracher leur feu car cela aurait entrainé la mort de Morgal ; ses frères tenaient à le ramener vivant. Ils jurèrent violemment en le voyant s'échapper encore une fois. Mais à la stupeur du roi déchu, les murs commencèrent à se refermer alors qu'il lui restait les deux-tiers du passage à traverser. Si sa monture n'accélérait pas davantage, il se ferait broyer. Pourtant la sortie du boyau se rapprochait toujours plus, mais Morgal sentait les pans latéraux se resserrer jusqu'à frôler ses mollets. Pour économiser de la largeur, il s'accroupit sur le dos de son cheval et alors qu'il allait se faire écraser, il vit l'embouchure le rejoindre.
Mais il était trop tard, l'étalon se faisait pulvériser dans un affreux hennissement. L'elfe s'élança, prenant appui sur la tête de sa monture, et se jeta dans l'ouverture pour chuter sur le sol, au-delà du mur. Il se retourna et aperçut dans une vision sanglante les jambes ainsi que le devant du cheval, à l'extérieur de la fermeture, le reste ayant été compressé. Du sang chaud coulait de l'embrasure et des mouches se posaient déjà sur les yeux vitreux de l'animal.
Malgré ce sombre présage, Morgal se redressa et parcourut de regard la terre qui avait été sienne. Toute la civilisation qu'il avait créée se présentait à lui dans toute sa splendeur. Au loin s'élevait son palais, aussi noir que l'onyx. D'un pas décidé, il s'avança vers les murs titanesques de sa cité.
À suivre...
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