Chapitre 18 (1)

L'enceinte de Coina se dressait désormais devant la troupe. Les voyageurs avaient emprunté la route commerciale durant plusieurs jours et se trouvaient entre deux chariots, l'un transportant des oies, l'autre des tonneaux de vin.

— Toute cette cacophonie ne m'a absolument pas manqué durant ce voyage, soupira Anarrima en pénétrant dans la bourgade agitée.

L'expansion avait été telle que la jeune femme reconnaissait à peine les rues qui avaient vu son enfance. Partout s'élevaient des échoppes et des magasins artisanaux. Les places et les avenues s'étaient élargies permettant aux charrettes et aux calèches de passer plus aisément. Les maisons étaient plus hautes et plus serrées les unes contre les autres qu'il y a deux ans.

— Partez vers l'auberge, conseilla Morgal à Anarrima et à ses compagnons, je vais rejoindre ma connaissance et vous retrouverai ce soir.

— Je viens avec vous, s'interposa la magicienne, pas question de vous laisser seul dans Coina.

— Vraiment ? N'avez-vous pas des amis à saluer ? Vous pourriez aussi faire vos mondanités ; je vous rappelle que vous êtes célèbre ici.

— Je vous accompagne, continua fermement Anarrima.

Morgal accepta à contrecœur et emmena la magicienne vers le quartier le plus pauvre de la ville, laissant la compagnie à l'auberge.

— Votre connaissance, demanda-t-elle, elle vit ici depuis longtemps ?

— Depuis des milliers d'années. En vérité, elle ne peut pas quitter son emplacement aussi facilement et habite en Lercemen avant même que le village ne soit créé, avant même que les humains n'existent.

Les deux voyageurs parvinrent à une place encombrée où des pauvres mendiaient ou essayaient de vendre des fagots de bois et des objets de peu de valeur. Morgal s'aventura dans une ruelle sinueuse et crasseuse. La lumière du jour ne daignait percer l'obscurité qui y régnait. L'elfe s'arrêta devant une porte et toqua fortement ; elle s'ouvrit d'elle-même, dévoilant une pièce enfumée.

Tous deux pénétrèrent dans la vieille maison, faite en boue, et restèrent sur le seuil, regardant l'intérieur avec étonnement. La première chose qu'Anarrima remarqua fut les cadavres de poulets, pendus par les pattes à une poutre où des statuettes étranges surveillaient l'entrée de leurs yeux de pierre. Dans toute la salle, d'étranges boites cylindriques tournoyaient dans les airs, encerclées de halos bleutés. Un gros chaudron chauffait sur le feu d'une cheminée de terre, faisant face à une bibliothèque dans laquelle reposaient des centaines de rouleaux de parchemins.

Une silhouette apparut dans la fumée, s'avançant vers les deux étrangers. Une fois devant eux, elle retira sa capuche, dévoilant un visage maigre. Ses longs cheveux formaient des petites tresses fines et sales, retenues dans une queue de cheval sur le haut du crâne. La femme avait une peau halée et portait une tenue courte d'où pendaient de longues ficelles. Des piercings et des tatouages marquaient son visage typé et les reste de son corps qui était par ailleurs effrayamment maigre.

— Je savais que je te reverrais un jour, commença la sorcière, ce n'est pas la première fois qu'un Réceptacle déchu vient me consulter pour des années de vie oubliées.

Elle se tourna vers Anarrima et continua :

— Vous ignorez sans doute que lorsqu'un Réceptacle prend possession des pouvoirs dont il est le gardien, il perd totalement le contrôle de ses pensées et de ses actes. Sa vraie identité réapparait brutalement quelques années après, mais le Réceptacle ignore ce qu'il s'est passé durant ce temps.

— Et durant ces deux ans, interrompit Morgal, je t'ai consultée. Pourquoi ?

— Je ne suis pas sûre que la femme veuille entendre cette conversation, dit la sorcière en poussant Anarrima vers la porte, de plus elle n'est pas une Réceptacle comme nous deux.

Anarrima se retrouva dans la rue sans qu'elle n'ait compris ce qui lui arrivait. À l'intérieur, Morgal observait avec curiosité les parchemins, les faisant tourner dans ses mains.

— Ne touche pas à ça, mon chou, ordonna la sorcière, ses secrets ne doivent pas être violés. En tant que gardienne des souvenirs des Réceptacles, je dois t'interdire de jeter un coup d'œil sur ces papiers.

— Comment as-tu appris mon passé, Djinévix ? demanda Morgal sans reposer les rouleaux.

— Je suis un Réceptacle spécial, comme je te l'ai dit. Je garde en moi les passés oubliés comme toi tu gardes les pouvoirs des dieux.

— Pourquoi t'ai-je consultée ?

— Tu m'avais demandé à cette époque d'envoyer un message à tous les Réceptacles. Je suis, en effet, capable de télépathie avec chaque membre de notre race mais cela m'est interdit. J'ai pourtant accepté ta demande.

— Quel était ce message ?

— Il s'agissait de réunir tous les Réceptacles.

Morgal resta muet quelques instants, songeant à cette requête. Pourquoi avait-il demandé une telle réunion ? Soudain, une idée traversa son esprit :

— As-tu transmis mon message ?

— Non car tu ne m'avais pas donné ton affirmation. La mémoire t'était revenue entre temps.

Les yeux glacials du roi déchu scintillèrent de perfidie. Un plan s'échafaudait dans son esprit perverti, proposant déjà une multitude de fins diaboliques.

— Fais. Je veux que tous les Réceptacles soient présents à la prochaine lune.

— Pourrais-je connaitre tes raisons ?

— Non, dit l'elfe avec un sourire mauvais, mais dis leur de se retrouver au Sanctuaire.

Morgal allait sortir de la masure lorsque la sorcière l'interpela :

— Tu veux savoir d'autres faits sur ces années ?

Le roi déchu hésita :

— Parce que je n'ai rarement vu un Réceptacle accomplir de telles abominations après qu'il ait sombré, continua-t-elle en entrechoquant ses bracelets, il y a un épisode qui m'a particulièrement plu d'ailleurs. Tu sais, avec la femme brune... Tu vois de quoi je parle ?

Morgal serra les dents, sachant pertinemment de quoi il s'agissait. Cette vieille sorcière n'avait pas le droit d'évoquer ce genre d'histoires, et encore moins de ça.

— Ce n'était pas moi, murmura-t-il, j'étais inconscient lorsque c'est arrivé.

— Oui, enfin, tu es responsable.

Morgal cracha sur Djinévix de mépris et sortit de son antre, enragé au fond de lui. Il retrouva Anarrima sur un banc.

— Ça n'a pas l'air de s'être bien passé, remarqua la magicienne.

— J'ai eu ce que je voulais mais cette vieille harpie m'a profondément agacé.

— Vous l'avez tuée ?

— Non. Ça vous étonne ?

— Oui.

— Bon... Retournons à l'auberge. Je ne tiens pas à rester dans ce quartier puant.

Anarrima mourrait d'envie de savoir ce que Morgal avait demandé à la sorcière ; elle pensait au plus profond d'elle-même que cette entrevue avec ce Réceptacle allait changer bon nombre de choses. Et elle ne se doutait pas à quel point elle avait raison.

— Quel va être notre chemin à présent ? interrogea-t-elle.

— Je dois rallier mon armée mais nous allons tout d'abord nous rendre le plus vite possible à Nimglal, chez Glornil.

— Que ferions-nous là-bas ?

— Je vous le dirai en temps voulu.

— Comment puis-je vous aider si je ne sais rien du plan ?

Morgal ne répondit pas mais continuait à avancer à grandes enjambées, laissant sa tête cachée sous sa capuche. Anarrima rageait mais abandonna l'idée de lui soustraire des informations. Bientôt, après avoir quitté le quartier pauvre, ils atteignirent l'auberge, située dans le centre-ville. Anarrima ne pouvait s'empêcher de se rappeler ses souvenirs, de scruter les vieilles bâtisses si familières à ses yeux. L'émotion grandit lorsqu'elle passa le seuil de l'auberge. Certes, après une attaque des elfes d'Onyx, le bâtiment avait été refait mais les murs restaient les mêmes.

Son cœur se souleva soudain quand elle aperçut Findelle, adossée à un comptoir. La jeune fille n'avait pas changé : elle gardait son épaisse chevelure bouclée qu'elle retenait à l'aide d'un bandeau écarlate. Ses longs anneaux qui pendaient à ses oreilles encadraient son joli visage fin aux grands yeux en amandes. Elle portait, comme à l'accoutumée, une longue chemise, serrée par un corset, qui retombait sur une jupe ample. À la vue de son amie, elle poussa un cri de joie et d'étonnement, et courut vers elle, la serrant dans ses bras.

— Je croyais que tu ne reviendrais plus ! s'exclama-t-elle.

— Je suis revenue, sourit Anarrima, mais je ne tiens pas à ce que les gens sachent ma présence. Je veux rester discrète. Mais dis-moi, où est Nironwë ?

Findelle baissa la tête, cachant son visage qui s'obscurcissait.

— Je crois qu'il t'a vu partir avec Nethar, renseigna-t-elle, il pense que tu as trahi le peuple de Lercemen. Tu sais bien que Nethar a tué sa mère lorsqu'il était enfant. Pourquoi as-tu suivi cet elfe d'Onyx ? Tu en as tués des centaines et voilà que tu t'enfuis avec un des leurs. Où est-il d'ailleurs ?

Findelle n'attendit pas la réponse de son amie : elle aperçut le vestige qui pendait sur la gorge d'Anarrima et en déduisit le sens.

— C'est qui lui ? lui demanda-t-elle en montrant Morgal, décidemment, tu restes accompagnée d'elfes.

Morgal entendit et se retourna vers Findelle, la transperçant de son regard glacial. Celle-ci recula, légèrement effrayée.

— Ne te présente pas devant Arthalion, conseilla-t-elle à Anarrima, il ne t'a pas pardonnée d'être parti avec Nethar bien qu'il ait gardé le secret du peuple qui t'aurait méprisée en apprenant ta fuite.

— Eh bien, je le remercie. Mais viens t'asseoir à une table et raconte-moi ce qui s'est passé pendant mon absence.

Findelle retira son tablier et gagna une table, proche de celle où la compagnie s'était installée.

— Comme tu le vois, reprit-elle, je suis toujours serveuse dans cette auberge comme au bon vieux temps. Mon père tente toujours de me ramener, moi sa petite bâtarde, dans sa demeure mais je préfère rester avec les gens que j'aime... Après ton départ, les assassins d'Onyx ont arrêté leurs attaques et cela pendant plusieurs mois. Cela a recommencé depuis et le roi d'Onyx continue ses persécutions.

Anarrima n'intervint pas, sachant pourtant que Morgal n'y était pour rien dans cette histoire car il n'avait pas commandé son armée depuis longtemps.

— Arthalion s'est enrichi, continua la serveuse en regardant ses ongles, il est très influent désormais dans le royaume. De plus, il est le bourgmestre de Coina depuis peu. Il a arrêté de chasser les assassins d'Onyx ; il préfère envoyer des soldats. C'est plus sécurisé pour sa personne.

— Tu n'as plus l'air de l'apprécier autant.

— Il s'est un peu dégonflé dans cette affaire, soupira Findelle, mais je continue à le voir vu qu'il est le père de Nironwë. Nous sommes devenus très proches, tu sais.

Anarrima sourit à cette nouvelle et se rappela le temps où le fils du chasseur était amoureux d'elle. Jamais Anarrima n'avait éprouvé des sentiments pour lui et elle regrettait un peu sa conduite auprès du pauvre garçon.

Elle regarda Sanar qui était assis avec ses compagnons et repensa à la nuit où elle avait failli s'unir à lui. Depuis, son attitude auprès d'elle s'était assagie. Peut-être avait-il fini par la considérer comme une femme et non comme un objet. Quoiqu'il en soit, Anarrima ne parvint à détacher ses yeux de cette silhouette musclée et de ce visage noble.

— Tu le connais ? demanda Findelle amusée, il est mignon.

— Je voyage avec lui parmi cette troupe depuis plusieurs semaines. Mais je ne sais pas vraiment d'où il vient, ni qui il est. Pourtant...

— Pourtant ?...

— Non rien. Je tiens juste à te dire que je me rends à Nimglal et que je ne resterai pas.

— Que cherches-tu là-bas ?

— Je... Je l'ignore.

Le silence tomba, laissant les deux femmes à leurs réflexions. Puis Findelle demanda :

— Arnil ne te manque pas trop ?

— Si. Je crois que j'ai besoin de lui maintenant. Je ne sais pas ce que je fais...

Anarrima regarda Morgal avec haine. Elle se rappelait le moment où l'elfe avait enfoncé la lame dans le cœur de son père adoptif.

— En tout cas, reprit Findelle, je ne regrette absolument pas notre ancien directeur. Tu te rappelles de lui, n'est-ce pas ?

— Oui. Mais il a fini empalé lors d'une attaque des assassins.

La serveuse acquiesça :

— C'est pour cela que tu t'es liée avec Nethar ? C'est parce qu'il a tué ce porc ? D'ailleurs, comment est-il mort ?

Anarrima se tut, sentant brusquement les larmes lui monter aux yeux. Elle se leva et quitta la table mais fut interpelée par son amie :

— Si tu tiens à partir pour Nimglal, dit-elle, tu rencontreras des assassins d'Onyx. La capitale est assiégée depuis trois semaines et je ne vois pas comment vous pourriez passer.

— J'y arriverai.

Elle salua Findelle, espérant au fond d'elle-même pouvoir la retrouver à la fin de toute cette aventure.

Anarrima rejoignit ses compagnons et leur fit part de la nouvelle à propos de Nimglal.

— Vous pensez qu'ils vous laisseront entrer ? chuchota-t-elle à Morgal.

— Je crois que nous ferions mieux d'abandonner cette idée, répondit l'elfe en se rappelant les paroles d'Indil.

La sorcière qui l'avait sauvé des Contaminés lui avait, en effet, affirmé que Morel, une elfe d'Onyx, avait pris le contrôle de ses armées.

— Nous devrions partir directement vers l'Est, proposa Morgal à Haran, je vous rappelle que votre malédiction continue à agir et que le Réceptacle de Carnil ne va pas tarder à nous tomber dessus.

— Vous avez raison, accepta le meneur en se relevant et en faisant signe à ses hommes, nous voyagerons de nuit.

Anarrima lança un dernier regard de salut vers Findelle et suivit la compagnie dans la rue.
Elle observait Haran : depuis peu, son caractère avait changé. C'était comme si une peur grandissait dans son âme. Elle ignorait la raison pour laquelle lui et sa troupe étaient entrés en Lercemen mais elle savait que Morgal avait menti et qu'il se servait de ces hommes pour parvenir à ses fins.

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