Chapitre 16 (1)
Anarrima était à bout de nerf : entre le temps qui la trempait jusqu'aux os et le reste de la compagnie qui ne suivait pas, jamais ils ne parviendraient au portail.
Pourtant, même dans la grisaille de la pluie, il restait toujours visible. Il paraissait cependant inaccessible ; le chemin qui y menait semblait sinueux, escarpé et dangereux, mais surtout infini. Anarrima regarda Morgal : le roi déchu peinait dans la montée non pas à cause de la fatigue mais à cause des rouages de ses jambes qui se rouillaient avec l'eau. Il s'entretenait avec Féathor mais ils utilisaient une langue étrange aux intonations rapides ; sûrement de l'elfique. Après tout, Féathor avait sans aucun doute vécu dans ces contrées éloignées, de l'autre côté de la mer d'Encre. Il s'agissait d'une autre dimension mais jamais les astres n'avaient encore osé la conquérir car les elfes possédaient un Vala non négligeable.
Anarrima secondait alors Sanar qui les guidait vers la porte.
— Le portail est tout de même gardé ? lui demanda-t-elle.
Sanar ne répondit pas tout de suite et observa l'avancée d'Avamaur sur le sentier périlleux. Il ne semblait pas en difficulté, au contraire, il marchait d'un pas sûr, aidé tout de même d'une canne.
— Vous avez raison, mais Carnil n'a aucun droit sur les portails, surtout s'ils sont naturels comme celui-ci. Les gardiens sont des nains qui l'entretiennent et le surveillent nuit et jour.
— Nous laisseront-t-ils passer en Lercemen ?
— En général, ils demandent une forte somme d'or mais peut-être parviendrons-nous à discuter. Le seul problème, c'est que je ne connais pas la langue des nains...
— Morgal devrait la connaitre.
La magicienne se retourna vers lui et l'apostropha :
— Que diriez-vous de vous entretenir avec le peuple des montagnes ? Vous devez savoir les coutumes de cette race.
Morgal s'arrêta et scruta le portail que la neige commençait à recouvrir :
— Je vous rappelle, Anarrima, que nos têtes sont mises à prix. Ils n'hésiteraient pas à nous livrer à Carnil ou même au gouverneur Tornango. Donc vous et moi devrions mieux ne pas nous faire remarquer.
— Espérons qu'ils parlent notre langue, soupira la magicienne.
— En attendant, dit Haran qui prenait la tête du groupe, il parait que les nains possèdent d'excellentes bières. Ils ont sûrement une taverne en haut de ce col.
— Enfin quelqu'un qui pense raisonnablement ! s'exclama Sanar, je propose d'accélérer la marche et de passer la nuit là-haut.
Ainsi, la compagnie parvint rapidement aux portes d'une forteresse, à moitié enfouie dans la montagne. Les voyageurs regardèrent sous leur capuche poudrée de neige, les sculptures colossales qui ornaient l'entrée. Elles représentaient des soldats nains, la lance au poing, vestiges des années passées. La façade s'anima au niveau des créneaux : des têtes casquées apparurent et interpelèrent les inconnus :
— Que faîtes-vous aux alentours du portail de Lercemen ?
Haran prit la parole avant que Morgal ou Anarrima ne le fasse :
— Nous sommes une compagnie en route vers Lercemen et nous aimerions passer la nuit dans ces murs avant de traverser le portail.
Aucune réponse ne leur vint de la muraille mais peu après, les énormes battants de fer s'ouvrirent, découvrant une cour militaire. Des nains en uniforme rouge, armés de haches et de glaives, les encerclèrent et leur demandèrent de les suivre à l'intérieur de la forteresse.
Anarrima frissonna : sur les côtés, près d'un gros abreuvoir, des ours au pelage blanc plongeaient leur long cou dans l'eau glacée. Lorsque le groupe passa devant ces bêtes monstrueuses, la plupart recouverte d'armures d'airain, elles grondèrent et s'excitèrent sur leurs solides chaines. Morgal, particulièrement, s'écarta le plus possible de ces animaux agressifs.
Peut-être que cette haine bestiale remontait aux temps anciens, à l'époque où toutes les races s'affrontaient sans merci, avant la création des dimensions. Morgal avait sans doute connu cette période du monde et s'était peut-être confronté aux ours de guerre des nains : Anarrima se rappela les longues cicatrices qui traversaient son dos.
Les larges couloirs qu'ils longeaient demeuraient froids et sinistres : partout on voyait les traces de la guerre ; les nains ne devaient pas négliger leur devoir de surveillance et d'entretien sur le portail. Un capitaine vint à leur devant et leur pria d'ouvrir leurs sacs tout en les introduisant dans un réfectoire :
— Vous êtes bien armés pour de simples voyageurs, insinua-t-il de sa voix rocailleuse, comment avez-vous traversé les terres de Narraca ?
— Notre navette s'est écrasée et nous avons continué à pied, dit Haran, les périls de ces contrées justifient l'importance de nos armes.
— Et que comptez-vous faire en Lercemen ? En tant que gardiens, nous sommes responsables des échanges inter-dimensionnels.
— Mes hommes et moi espérons nous entretenir avec le roi Glornil.
— Vous êtes humains ?
— Oui.
Morgal baissa instinctivement la tête ; comme le reste de la compagnie, son visage restait caché par une capuche.
— Nos appareils nous ont indiqué qu'il n'y a que deux humains dans votre troupe. Alors peut-on m'expliquer ?
Le capitaine était monté sur une marche pour être à la même hauteur que ses interlocuteurs et se caressait la barbe d'impatience.
Les membres de la compagnie se regardèrent sans répondre. Anarrima scruta Haran et lui fit signe de parler :
— Eh bien... dit celui-ci, disons que mes hommes et moi sommes atteints d'une malédiction qui peut interagir avec notre race initiale...
— Oui je vois ; des changeurs de peau. Et la femme ?
— C'est une magicienne, s'empressa de répondre Morgal.
— Et vous, un elfe ? Il y a quelques jours, nos éclaireurs ont aperçu des chevaucheurs de dragons dans le coin. Ils ne se sont pas encore trop approchés mais c'étaient des elfes ; ils cherchaient quelqu'un. Sans doute vous ?
Morgal se mordit les lèvres. Il ne paraissait guère enthousiasmé par cette nouvelle.
Le capitaine se tourna vers Féathor et demanda pour quelles raisons il quittait les terres de Fanyarë. Cependant, Anarrima observait le roi déchu : le sang lui montait à la tête et il tituba durant quelques secondes comme victime d'un malaise.
— Voyez-vous, continua le nain en s'adressant au groupe, vous êtes recherchés dans toute la dimension, soit par les astres, soit par les habitants d'Atalantë. J'imagine que vous êtes responsables de nombreux forfaits. Quoiqu'il en soit, nous allons vous retenir ici jusqu'à ce que nous sachions les causes véritables de vos accusations. Vous passerez la nuit dans la caserne : vous trouverez de quoi vous restaurer et de quoi dormir.
La compagnie fut introduite dans une sorte d'auberge où des dortoirs étaient aménagés. Ils croisèrent d'autres voyageurs dans la taverne, au sous-sol. La plupart des chambres étaient réservées et il fut difficile d'en trouver une assez grande pour tout le groupe. Pour des raisons économiques, Haran refusa à Anarrima de payer une autre pièce pour elle. La magicienne regretta qu'il n'y ait pas une seconde femme avec elle et se réconforta en pensant qu'il ne s'agirait peut-être que d'une nuit. Toujours intriguée par le comportement de Morgal, elle vint le trouver dans les latrines où il s'était enfermé.
— Vous allez bien ? demanda-t-elle derrière la porte.
Aucune réponse. La présence d'un elfe dans ce genre d'endroit était tout simplement absurde. À moins qu'il ne soit malade.
— Je sais que vous êtes là ! insista-t-elle, j'entends votre cœur qui bat.
Comme Anarrima n'entendait toujours rien, elle força la porte et la brisa. Elle sursauta en voyant le visage de Morgal, les yeux révulsés et la bouche sanglante. Son corps inerte gisait sur la pierre et la jeune fille dû le tirer et l'installer sur un banc, espérant que personne ne viendrait. Elle tenta de le réveiller mais même avec sa magie, l'elfe ne se réanimait pas. Elle se résolut enfin à le porter jusqu'au dortoir mais il était fort probable qu'elle croise des voyageurs dans les couloirs. Pourtant, elle y parvint en le tirant par les bras. Heureusement elle ne rencontra personne et Morgal avait le même poids qu'un enfant.
Elle ouvrit la porte du dortoir et le flanqua sur un lit. Pendant un court instant, le silence s'installa dans la pièce...
Puis l'elfe se réveilla brusquement et se redressa sur son séant. Il tira Anarrima à lui sans qu'elle eût le temps de réagir et la balança contre le mur de pierre. La jeune femme, le visage meurtri, ne put s'empêcher de pousser un gémissement de douleur. Lorsqu'elle se releva, Morgal était accouru à la fenêtre et l'avait ouverte brutalement en inspirant une grande bouffée d'air.
Anarrima s'approcha avec lenteur vers l'elfe ; celui-ci restait immobile, telle une statue.
Soudain, il se tordit en deux, renversant son buste vers l'extérieur de la fenêtre et expectora une quantité ahurissante de sang à telle point qu'il y eut une mare dans la cour. Des gardes nains, étonnés, se précipitèrent vers la flaque rouge et essayèrent de calmer les ours, excités par l'odeur.
Morgal se retourna d'un air naturel vers Anarrima :
— Évitez de rester dans le coin lorsque je me réveille : je ne me contrôle pas bien.
— J'ai vu ça, murmura Anarrima épouvantée par l'état cadavérique du roi déchu et encore mécontente du coup violent qu'elle avait reçu, mais je peux savoir de quel mal vous êtes victime ?
Morgal s'essuya la bouche avec sa manche et répondit :
— Ne vous inquiétez pas pour moi ; je survivrai. J'ai seulement fait un mauvais rêve. Ça arrive à chaque fois que je dors ou que je m'évanouis. Autant vous dire que c'est très rare.
— Et vous vomissez comme ça à chaque fois aussi ? Parce qu'à ce rythme-là, vous serez bientôt mort... Et vous savez que j'ai besoin de vous.
— Je me disais aussi que ce n'était pas pour mes beaux yeux que vous m'accordiez tant d'attention... enfin, mes régurgitations sont des effets secondaires des tortures que j'ai subies à Arminassë. Je vais juste demander à un membre de la compagnie de me retirer ce que l'on m'a mis dans mon ventre.
Anarrima demeura perplexe devant cette remarque. Morgal, voyant son incompréhension, releva sa tunique et dévoila son ventre. Anarrima ne put s'empêcher de pousser un cri d'horreur : sur la peau taillée par les cicatrices, des bosses se mouvaient et parfois disparaissaient pour réapparaitre. La jeune femme resta muette devant ce phénomène.
— Je crois qu'ils m'ont fait avaler des œufs de reptiles lors de ma captivité et... ils viennent d'éclore ; alors si quelqu'un veut bien m'ouvrir le ventre et me sortir ces saloperies... parce que ça fait tout de même mal.
— J'imagine !
Horrifiée, Anarrima sortit de la salle et descendit à la taverne pour prévenir la troupe. Taran et Hecilan étaient déjà ivres mais Féathor, resté avec Haran, Avamaur, Nirmor et Sanar parlaient calmement sur une table. La magicienne les prévint de l'état catastrophique de leur compagnon et les quatre hommes remontèrent quatre-à-quatre les escaliers, plus curieux que désireux de sauver Morgal.
Pourtant la vision des symptômes les dégouta à première vue.
— Allongez-vous, dit Féathor, nous allons vous ouvrir pour extraire ça.
— Je ne sais pas si Avamaur me sera d'un grand intérêt, fit observer l'elfe.
— Bien sûr que si, contredit Nirmor avec un léger sourire sarcastique, il aidera à vous maintenir pendant l'extraction : pas question que vous gigotiez dans tous les sens.
— Oui en effet car ça serait vous que je voudrais frapper en premier !
— Vous ferez moins le malin, renchérit Nirmor, lorsqu'on vous aura vidé de vos viscères.
— Cela suffit ! ordonna Haran.
Nirmor baissa la tête et Morgal lui fit une mimique de moquerie provocante. On aurait dit un adolescent insupportable qui même dans la douleur trouve le moyen d'user les nerfs de son entourage. Mais il changea vite d'air quand Féathor sortit un poignard et disloqua les mécanismes des jambes pour les immobiliser. Anarrima apporta une bassine et Haran ainsi qu'Avamaur empoignèrent chacun un bras.
— Nirmor et Sanar, demanda Féathor, vous écarterez les côtés latéraux lorsque je viderai.
La magicienne ne put s'empêcher de faire la grimace en s'imaginant le spectacle qui allait suivre : Féathor releva la tunique et enfonça lentement la lame. Il fit une longue fente dans toute la longueur de l'abdomen. Le sang commença à couler abondement et les formes qui s'agitaient en relief apparurent par la plaie : c'étaient des petits serpents visqueux à la bouche ronde, remplie de minuscules crocs acérés. Au contact du poignard, ils s'enroulaient tortueusement autour du fer, essayant d'attaquer le nouvel être vivant. L'astre les jeta dans la bassine mais lorsque Nirmor et Sanar écartèrent les côtés de la fissure, ils se rendirent compte que ces bestioles pullulaient à l'intérieur.
— Il va falloir tout brûler, conclut le prince.
Morgal releva la tête de stupeur, en sa direction ; jusqu'ici, il était resté immobile, comme habitué à de pareilles souffrances mais l'idée suivante ne semblait pas l'enthousiasmer :
— Je crois que le but est de m'empêcher de mourir... alors je ne vois pas comment vous y parviendrez en me carbonisant en même temps que ces bestioles...
La magicienne frissonna. Elle ne tenait pas à ce que son compagnon meure pour la simple et bonne raison qu'elle avait besoin de lui. Peut-être s'était elle aussi attachée à lui durant ces jours ? Non c'était impossible : elle le détestait.
— Je vais localiser l'emplacement des serpents, intervint-elle, et je n'aurais qu'à lancer le sort adéquat pour les réduire en cendres ; ça évitera d'endommager l'intestin.
— Sage idée, murmura Morgal en reposant sa tête livide sur l'oreiller.
Le sang commençait à lui manquer ; de plus, il continuait à en cracher par moment. Anarrima se pencha au-dessus de la blessure béante, se concentra quelques secondes et agitant ses doigts précisément, elle en sortit des flammèches bleues qui vinrent pulvériser les reptiles. Ils partirent en fumée, poussant des cris abominables.
À suivre
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