Chapitre 15

Le palais demeurait silencieux, pas un seul bruit ne venait troubler le repos de la nuit. Tout semblait statique, figé dans le temps. Seules les torches et les chandeliers accrochés aux murs de pierres blanches s'agitaient sous la brise qui courait dans les couloirs solitaires. Pourtant, plus on se rapprochait des appartements royaux, plus des voix sourdes se faisaient entendre derrière une lourde porte en fer.

À l'intérieur, Handelë ne parvenait plus à calmer la reine, devenue totalement hystérique. En tant que conseiller personnel, il cherchait vainement à raisonner Luinil depuis le drame.

Assis sur un sofa, le roi Carnil paraissait moins ébranlé et tentait de soutenir les crises de sa femme :

— Comment as-tu pu laisser ça arriver ? lui cria-t-elle en s'agitant dans la pièce, nous avions un accord ! Tu m'as tout pris ! Alors, si tu ne me ramènes pas mon fils, je m'arrangerai pour te renvoyer vers le Créateur !

— Je ne suis pas coupable de l'enlèvement de notre enfant, se défendit calmement le roi.

Comme cela n'avait pas l'air d'apaiser son épouse, il continua :

— Wendu a usé de sa perfidie et a dérobé le coffre où se trouvait l'arme par laquelle j'ai retiré les pouvoirs du roi d'Onyx. Elle ne nous pardonne pas d'avoir remporté la dernière bataille en Olorë.

— Je me fiche de cette maudite arme ! Ses hommes ont enlevé Ambar ! Mon fils ! Ce n'est qu'un enfant et tu les as laissés le kidnapper !

— Wendu a encore perfectionné ses armes. Mon Réceptacle n'était pas présent et ses astres ont neutralisé toute magie à l'aide de leurs machines. Nos soldats se sont retrouvés impuissants face à leurs armes. J'ai dû laisser ses guerriers prendre mon fils pour sauver mes hommes d'une mort certaine.

— Comment as-tu pu accepter un tel échange !

— Je ne laisserais pas cette reine en possession d'Ambar, je te le promets. Malgal vient d'être désintoxiqué et obéit désormais à mes ordres. Je vais l'envoyer reprendre notre enfant.

La femme pouffa de rire, le visage marqué par la nervosité :

— Malgal est la créature ayant le Vala le plus puissant de toutes les dimensions ! Wendu a dû le prendre en compte dans ses plans : elle a sûrement isolé Ambar dans une zone où la magie ne peut agir.

Carnil resta quelques instants pensifs, réfléchissant à cette information pour une fois sensée. Il leva la tête vers son conseiller Shian, attendant une proposition de sa part :

— Je crois, dit celui-ci, qu'il faudrait, pour récupérer cette arme et votre fils, un individu sans Vala et pouvant s'immiscer jusqu'à cette zone impropre à la magie.

Luinil tressaillit et se tourna vers Handelë.

— Donc, continua Carnil en se levant lentement, il nous faudrait un homme puissant et sans pouvoir ; mais le mieux serait qu'il soit en plus insensible à la magie, qu'il ne puisse recevoir aucun mauvais sort. Et cet homme existe ! Il parcourt en ce moment, tel un fugitif, les contrées de Fanyarë, vers le portail de Lercemen.

Luinil éclata d'un rire moqueur :

— Tu veux te servir de Morgal pour reprendre mon fils et l'arme de Lombal ? Il s'en servira pour se restituer ses pouvoirs. Que crois-tu qu'il cherche en compagnie des changeurs de peau et d'Anarrima ?

— Je vois où tu veux en venir, ajouta le roi, mais si nous réussissons à le persuader, il ralliera pour nous son armée d'elfes d'Onyx.

— Et à quel prix obtiendrons-nous cet accord ?

— Un prix sera inutile, il sautera sur l'occasion pour reprendre l'arme de Lombal sans craindre l'attaque de mes astres ou de mon Réceptacle. Il croit que se renfoncer la lame dans le cœur lui rendra ses pouvoirs ! Mais en vérité son Vala est gelé, il y a désormais comme un bouclier anti-valique à l'intérieur de lui-même. C'est pour cela qu'aucun sort n'a d'emprise sur lui.

— Il se tuera avec cette arme alors ?

— Oui.

Luinil parut, un court moment, déstabilisée, ne sachant quelle décision choisir.

— Lorsque tout cela sera terminé, ajouta Carnil, lorsque l'arme de Lombal sera à moi, Morgal mort et Wendu défaite, il est évident que tes enfants seront déculpabilisés et ton trône relevé auprès du mien... Sommes-nous d'accords ?

— Nous le sommes.

Shian ne put s'empêcher de pousser un soupir de soulagement mais Handelë restait inquiet : il craignait un mensonge de la part de Carnil et un double jeu de celle de Luinil.

— Ce sera tout, conclut le roi d'Arminassë, regagnons nos chambres. Repose-toi Luinil ; les jours qui viennent se révèleront durs et fatigants.

Il se releva, lui accordant un sourire légèrement sarcastique. La porte s'ouvrit et une jeune femme apparut, restant sur le pas de l'entrée et attendant son amant. Ses cheveux roux et courts encadraient un visage rond. Sa silhouette menue lui donnait l'apparence d'une fée, habillée dans de chauds vêtements brodés.

Luinil lui jeta un regard de mépris. Carnil ignora sa femme et sortit, serrant sa maîtresse contre lui vers ses appartements. Shian parti, la reine se retrouva seule avec Handelë :

— Il se permet de m'humilier ouvertement, râla-t-elle.

— Vous ne pouvez que vous en vouloir, répondit le vieux conseillé, vous lui avez refusé votre amour. Dépité, il s'est tourné vers une autre et en profite pour vous le faire sentir.

— Il me déteste et c'est réciproque.

— Je crois qu'il est toujours très attaché à vous mais ne tient pas à passer pour un faible à vos yeux. Dîtes lui : « Je vous aime. » et il laissera Russa pour vous.

— Vous avez toujours voulu que je sois heureuse avec lui mais je ne l'aimerai jamais.

— Ce n'est pourtant pas un mauvais homme.

— Assez pour condamner mes enfants et mon trône.

— Qu'auriez-vous fait à sa place ? Je vous connais comme ma fille, Majesté, et je puis vous dire que vous auriez été sans pitié.

Luinil admit ce fait mais ne put se résigner à excuser son mari.

— Et puis, osa Handelë, vous ne lui êtes pas restée très fidèle.

— Je croyais qu'il était mort. Cela faisait des centaines d'années voire des milliers qu'il n'avait pas réapparu. Et puis le revoilà, me prenant mon trône, bannissant mes enfants et apportant cette astre aussi mystérieuse que son absence.

— Vous préfériez Arnil ? Le père adoptif d'Anarrima qui a bien faillit vous tuer ? C'est finalement une bonne chose que Morgal l'ait occis. Mais dîtes moi, Majesté, que comptez-vous faire de la proposition de Carnil ?

— Je ne tiens pas à ce que Morgal meurt dans cette histoire...

— Vous êtes sous son emprise, Majesté.

— Nous le sommes tous, Handelë. Avec ou sans ses pouvoirs, Morgal contrôle la situation. Ce Réceptacle est medium ! Il sait probablement déjà ce qui va se passer ; alors mieux vaut être de son côté !

— Vous essayez de me faire croire que vous agissez par des raisonnements favorables à votre situation mais je sais que c'est votre cœur qui parle. Luinil, je vous en supplie, détachez-vous de cet homme : il vous a déjà fait tant de mal ! Dois-je vous rappeler ce qu'il a fait ? Ce qu'il a fait à votre corps ? Cet homme est abominable ! Il a bien failli calciner Féathor il y a vingt-cinq ans ! Il a anéanti toute une population humaine en Lercemen en les asservissant. Les êtres qu'il a créés, les elfes d'Onyx, sont des créatures monstrueuses, assoiffées de sang...

— Tout ce que vous me dîtes là, coupa la reine, je le sais déjà. Mais je ne peux me résoudre à le condamner. Après tout ce temps, je sais ce que je veux.

Handelë soupira : jamais il ne réussirait à raisonner sa reine. Il en était convaincu, sa passion pour le roi déchu la plongerait dans le malheur.

Il passa sa main sur son crâne chauve et baissa son visage ridé. Ses petits yeux, bouffis et cernés, s'attachèrent à sa lourde chaine où pendait le signe de son rang : une fine flamme recouverte de feuille d'or.

— Je crois que Carnil tient à ce que vous vous déplaciez avec lui pour persuader Morgal, l'accompagner jusqu'à l'arme et à votre fils.

— J'y tiens bien ! Je veux retrouver Ambar, gémit-elle, il vient à peine de naitre, ce petit. Je veux que tout cela finisse, être avec mes enfants, mon mari, sans tous ces problèmes, sans tout ce sang, sans toutes ces guerres !

Luinil se réfugia contre la poitrine de son conseiller. Il enlaça ses bras autour du corps de la reine, étonné de cette preuve d'affection inhabituelle :

— Vous êtes comme un père pour moi, avoua-t-elle, un père que ma nature m'a défendu d'avoir. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous !

Handelë lui baisa le front et la laissa seule après lui avoir donné une dernière fois ses conseils. Il s'inquiétait pour elle et il avait bien raison.

Luinil resta immobile quelques temps dans sa solitude puis rejoignit avec un mauvais sourire ses appartements : certes, ce petit tour d'affection lui serait utile pour le futur.

Car après tout, tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins.

Elle se dirigea vers une cuve, suspendue sur une armature de pierre ciselée, où reposait une eau limpide. Se regardant dans ce miroir, elle pencha sa tête avec une certaine coquetterie : Luinil était sans aucun doute, la femme la plus belle de tout le Cosmos et elle le savait. Pourtant son orgueil et ses passions effrénées venaient jeter de l'ombre sur une beauté qui aurait pu être parfaite. Ses cheveux d'encre reflétaient la noirceur de son âme et sa peau blanche, sans tache, la froideur de ses actes.

La surface de l'eau se troubla et des images apparurent, défilant à une folle allure.

— Je veux voir Morgal Fëalocen, demanda-t-elle, Réceptacle des dieux.

L'image se figea soudainement sur la face de Morgal, encadrée d'une capuche. Puis le mouvement suivit, relatant les faits et gestes de l'elfe en direct. Il marchait, accompagné de sept hommes, plus d'une jeune femme blonde. Ils se dirigeaient vers un portail ; de sa cuve, Luinil pouvait le voir, dressé vers les cieux, construit entièrement de pierres titanesques et formant une imposante porte sans battants mais dont l'espace entre le cadre restait d'un noir opaque. De la fumée s'en échappait et des corbeaux survolaient les entourages. Le portail se trouvait érigé dans le creux de deux montagnes, entouré de roches escarpées. De l'autre côté de cette barrière naturelle qui s'étendaient du Nord jusqu'au Sud, c'était le néant, la fin des terres de Narraca, les confins de Fanyarë, la terre des astres dans laquelle les humains vivaient dans la misère. De l'autre côté du portail, c'était Lercemen, le royaume où la magie n'existait presque pas. C'est là-bas que Luinil devait revoir le roi déchu et le convaincre de sauver son fils, peu importait les moyens qu'elle utiliserait, elle y parviendrait.

— À nous deux Morgal, dit-elle en lui adressant un sourire provocant.

À ce moment, l'image disparut, laissant place à la surface transparente de l'eau.



Le soleil se levait à Lombal et les vaisseaux devenaient de plus en plus nombreux dans le ciel et sur les routes. Les immenses bâtiments lisses se teintaient de rose et donnaient une allure féérique à la ville. Pourtant, Wendu ne daignait sortir sur ses hauts balcons qui agrémentaient le palais. Sa gorge lui faisait toujours atrocement souffrir depuis sa mort. Elle remercia le Créateur qu'elle fut une astre, capable de revenir à la vie par des moyens très particuliers et elle maudit Morgal de lui avoir ouvert le cou. Comment avait-elle pu être aussi naïve, surtout avec un elfe ? Peu importait désormais ; bientôt, elle serait maîtresse sur les trois dimensions jusqu'alors connues : Lercemen, Fanyarë et Olorë. D'ailleurs, le roi de cette dernière dimension avait accepté de se soumettre à son autorité après la seconde bataille entre les deux royaumes astraux. Wendu avait remporté la guerre, du moins, pour l'instant.

Assise sur son trône, elle entendait le Conseil délibérer sur des sujets qui n'intéressaient que leurs conditions économiques. Mais ses pensées étaient ailleurs : elle repensait à sa victoire et à sa gloire, à l'humiliation qu'elle avait causée à Carnil et Luinil.

— Veuillez m'excuser, dit-elle en quittant le Conseil.

Tous se redressèrent en silence, le temps que la reine sorte de la salle. L'instant d'après, ils étaient à nouveau en train de débattre, agitant leur tunique blanche, tels des pigeons dans une volière.

Wendu pénétra dans ses appartements, ordonnant à ses serviteurs et à ses compagnes de la laisser. Elle s'approcha d'une petite verrière dans laquelle des plantes exotiques poussaient et s'assit sur une chaise auprès d'un berceau. L'enfant dormait profondément, ses deux petits poings relevés au niveau de la tête.

— Tout le mal que je pourrai te faire, je te le ferai.

Ainsi parlait-elle à Luinil sans que celle-ci n'entendisse. Wendu s'imaginait la douleur et le désarroi de la mère ; elle en était responsable et cela lui apporta une joie malsaine au cœur. La Reine Vierge avait beau essayé de prouver le contraire, elle restait une créature sensible, victime de ses passions. D'ailleurs, Wendu pensa qu'elle ferait bien de changer d'appellation, maintenant que la naissance d'Ambar fut reconnue officiellement. Elle pouvait oublier le « Vierge ». Et la souveraine de Lombal espérait aussi que le « Reine » disparaisse à son tour.

À ce moment-là, un serviteur entra dans les appartements, essoufflé.

— Je vous avais dit de me laisser ! gronda la reine.

Le serviteur s'inclina, un peu déstabilisé et débita sa phrase :

— Le Réceptacle de Carnil est de nouveau sous son emprise. Il a été désintoxiqué et sera envoyé pour récupérer votre arme et le prince !

Wendu se leva précipitamment et donna directement ses ordres :

— Je pars immédiatement pour les terres d'Olorë. Préparez le voyage, nous déposerons l'arme et cet enfant dans cette dimension, loin de Lombal. L'Ingenium sera bientôt prêt. Enfermez le prince et le coffre blindé de l'arme dans cette zone de sorte que le Réceptacle de Carnil ne puisse pas y accéder : son Vala l'en empêchera.

En un instant, l'appartement se remplit de serviteurs, de généraux et de conseillers. Les affaires de la reine, les troupes nécessaires ainsi que les armes furent réunies et chargées dans d'énormes vaisseaux innovateurs.

Le bébé fut réveillé dans ce désordre et commença à pleurer.

— Ne t'inquiète pas, vilaine petite chose, murmura Wendu en se penchant sur le panier en métal où reposait Ambar, tu vas découvrir les douleurs et les atrocités de la vie. Pas de chance que tu sois le fils de ce salaud et de cette catin !

Sur ce, le prince et la reine montèrent à bord du vaisseau royal. Les fumées causées par les moteurs salirent les murs resplendissants de la cité et s'échappèrent en gros nuages noirs dans le ciel.

Le dénouement approchait...

Voici Luinil, J'espère que le dessin vous plaît !

On découvrira dans les prochains chapitres comment elle compte s'y prendre avec le roi déchu !

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