Chapitre 13
Les rues ne se vidaient pas avec la tombée de la nuit. Par ailleurs la plupart des habitants dormaient dehors : ils installaient des tentes rapiécées et posaient leur fourneau devant. Pourtant, au fur et à mesure que Sanar et Anarrima avançaient vers le centre-ville, les quartiers devenaient de moins en moins encombrés par les Dégénérés. C'étaient les gardes de la ville, portant des tuniques noires métalliques ainsi que des casques pourvus de masque à gaz. De temps en temps des astres apparaissaient en patrouilles et se confrontaient aux garnisons.
— Où se trouve Ruscoruxa ? questionna Anarrima en couvrant son nez d'un bâillon à cause des effluves malodorantes, que vas-tu dire à cet homme ?
— Je ne sais pas vraiment. Je lui demanderai pourquoi il s'est attaqué à Tornango et comment il a fait pour lui échapper.
— Peut-être qu'il a jugé opportun de voler le plus riche dealeur d'Atalantë et de s'enfuir ensuite. Tu n'es même pas sûr qu'il se trouve là-bas.
— Nous verrons bien, Anarrima. Tu n'aimes donc pas l'aventure ?
— L'aventure ?... Je la vis tous les jours.
— Bien... Nous y sommes.
Anarrima scruta Ruscoruxa : une énorme construction neuve parmi les immeubles en ruine. D'imposantes statues de bronze s'élevaient sur les façades et le toit était remplacé par une immense verrière. On pouvait voir des faisceaux lumineux de couleurs diverses la traverser. Sur le parvis, des dizaines de gardes, le fusil au poing, empêchaient les curieux ou les Dégénérés de s'approcher. De temps à autres, de gros vaisseaux s'arrêtaient devant les lourdes portes et de riches citadins, habillés très étrangement, y descendaient pour rentrer dans la bâtisse.
— Comment allons-nous passer ? demanda Anarrima, il semblerait que ces portes ne soient ouvertes qu'aux humains très riches et connus dans la ville. Je tiens aussi à noter qu'il n'y a pas de fenêtres.
— Pour cela j'ai un plan : un convoi ne devrait pas tarder à parvenir devant Ruscoruxa. Nous nous immiscerons parmi ces gens après que nous aurons revêtu la tenue adéquate.
Sur ce, Sanar sortit des vêtements exotiques mais apparemment nécessaires.
— Je regrette déjà d'être venue, soupira la jeune fille.
— Tu seras très jolie dedans, ironisa Sanar en lui tendant une tenue complètement invraisemblable, ne t'inquiétes pas ; les femmes sont habillées encore plus étrangement à l'intérieur.
Anarrima s'empara de son déguisement et partit se changer derrière un vide ordure à quelques mètres de là. Quand elle eut fini, elle se regarda dans le reflet crasseux et cabossé du container. Elle se demanda comment elle avait accepté de porter cet accoutrement : sa tenue entière était composée de noir mise à part sa jupe pourpre, attachée taille basse par une grosse ceinture et dont la longueur s'arrêtait en haut des cuisses. Elle laissait voir les portes jarretelles et les bas jusqu'à des bottines luisantes, portant des boucles d'argent. Quant à son haut, fait de cuire, il s'arrêtait sous la poitrine, exposant son ventre. Pour terminer, des voiles transparents partaient derrière ses épaules et tombaient jusqu'aux talons aiguilles.
Anarrima ferma les yeux devant cette image. Elle aurait voulu tout quitter et rentrer au refuge mais il n'était pas question de se voiler la face devant Sanar. Ce lieu était le meilleur endroit pour retrouver Morgal ou Féathor. Et laisser Sanar fureter dans son coin n'était pas vraiment prudent. Pour qui travaillait-il exactement ? N'était-ce pas un espion ?
Sur ce, elle enfila des longs gants de satins sur ses bras nus et rejoignit son compagnon qui l'attendait. Le changement chez lui était moins flagrant : il avait gardé son manteau mais portait désormais un pantalon plus serré, rentré dans ses rangers. Il s'était rajouté du gel sur ses cheveux et tendit du maquillage à la jeune fille.
— Je crois que c'est suffisant, affirma-t-elle en essayant de cacher sa gêne.
— Ne vous inquiétez pas, sourit-il en abandonnant le tutoiement, vous ne reverrez personne dans ce bâtiment à part moi. Vous ne serez pas jugée. À l'inverse, on vous remarquera si vous êtes différente.
Anarrima accepta à contre cœur, espérant que les paroles de l'homme soient vraies. Parce que si c'était pour l'unique but de la déshabiller et la reluquer, elle le lui ferait bien regretter. Ou alors voulait-il la vendre ? Ce serait une idée trop risquée de sa part.
Après s'être refait le visage, elle attendit avec Sanar l'arrivée du convoi. Celui-ci remarqua, pendant sur la gorge dévêtue, le Vestige de Nethar.
— Est-il vrai que vous avez tué des dizaines d'elfes d'Onyx ?
— Oui... Mais je ne l'ai fait que pour épargner le peuple de Lercemen.
— Pourquoi vous appelle-t-on le Cygne Noir ?
— Parce que sur ces terres, le cygne est le symbole de l'espoir.
— Et pourquoi noir ?
Anarrima se tut un instant, puis répondit :
— J'inflige la mort, c'est pour cela. Mais je pense que c'est plutôt à cause de la malédiction qui a plané sur moi.
— Une malédiction ?
Anarrima s'abstint cette fois-ci de répondre : Sanar n'avait pas à savoir l'histoire de toute sa vie. Heureusement, le vrombissement des vaisseaux vint briser le silence pesant. En quelques instants, la place fut remplie de navettes bruyantes et fumantes. Les privilégiés descendirent des engins et se pressèrent aux portes après un contrôle auprès des gardes.
— Allons-y, chuchota Sanar à l'oreille d'Anarrima.
Tous deux suivirent le mouvement de groupe et les gardiens ne firent pas attention à eux. À peine avaient-ils passé les battants et traversé un couloir qu'une musique assourdissante résonna à leurs tympans. La magicienne monta un des nombreux escaliers qui menaient à la salle principale, laissant Sanar passer par un autre chemin. En effet, les femmes qu'elle croisa portaient des habits encore plus incorrects que les siens. La jeune femme remarqua que certains groupes s'isolaient dans des appartements sur les côtés du couloir : ce lieu ne faisait qu'après tout que restituer l'image des terres de Narraca ; un pays décadent qui sombre dans sa propre misère.
Elle parvint devant la porte qui donnait sur la pièce maîtresse. La musique se faisait plus forte encore. Elle ferma les yeux et pénétra à l'intérieur. Lorsqu'elle les rouvrit, elle se crut dans un autre monde : des faisceaux lumineux traversaient la salle à toute allure ; cela ressemblait à une explosion de couleurs se reflétant dans les vitres de la verrière. L'agitation au sol était pire : la foule était serrée, soit dansante soit assise autour de tables de jeux. Elle en vit, regroupés autour d'une arène, criant sur les deux combattants qui s'affrontaient à main nue. En surplombant la scène du haut de son escalier, elle aperçut même des femmes se balancer sur de longues barres de danse.
Anarrima se résolut à descendre dans la fosse pour rejoindre une estrade où buvait un bon nombre d'invités. Elle passa avec difficulté la barrière de corps qui se mouvait avec la musique.
— Je devrais trouver Sanar auprès de cet homme, pensa-t-elle, peut-être en apprendrai-je plus sur le sort de Féathor et Morgal.
Mais elle se raidit brusquement : elle voyait justement l'elfe passer devant elle et se diriger vers une table, dans un coin. D'abord figée, la magicienne lui emboita le pas tant bien que mal, ralentie par la bousculade et par ses chaussures à talons qui l'empêchaient de marcher convenablement. Enfin, elle y parvint et s'assit en face de Morgal.
Celui-ci garda les yeux baissés sur son verre. La moitié de sa face était cachée par des mèches mal coiffées. Le reste du visage paraissait pâle et son œil était cerné de rouge. Il portait une veste de cuir noir cloutée et son pantalon était par endroit déchiré. Anarrima resta interdite quelques instants ; d'énormes bracelets de métal entouraient les bras de son compagnon. Décidément, il gardait son absurdité initiale. Toute forme rationnelle avait abandonné son être.
— Morgal, lui murmura-t-elle, il faut partir d'ici immédiatement et rejoindre le portail.
Il releva la tête et après avoir reniflé bruyamment de la poudre blanche, il remit sa mèche, découvrant une orbite dépourvue d'œil. Anarrima resta horrifiée par cette image immonde : du pue coulait encore de la cavité et des grumeaux de sang s'agglutinaient dans les commissures.
— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle en paniquant, vous vous souvenez de moi ?
Il laissa échapper un rire déraillé, son œil cerné la transperçant :
— Bien sûr Anarrima, répondit-il après un court instant de sa voix grave, je vous ai envoyée au fond du marais, près du palais d'Arminassë !
Anarrima faillit tomber de sa chaise : ce n'était pas Morgal ! C'était le Réceptacle de Carnil ! Elle se leva précipitamment et courut à la recherche de Sanar lorsque des astres la bousculèrent. Les ennuis ne faisaient que commencer.
— Nous tenons une fugitive ! clama le chef en la reconnaissant, ramenons-là au palais !
Anarrima se débattit et dans sa lutte, elle décapita deux astres d'un lancement de sortilège. Les corps explosèrent en lumière bleue et la propulsa sur le sol tout affolant les gens à proximité, les autres ne s'en rendirent même pas compte à cause du désordre déjà présent.
— Éloignez-vous d'elle !
La voix retentit de manière surnaturelle sur les soldats de Carnil : son Réceptacle s'avança au-devant d'eux, protégeant de son corps la jeune fille qui se relevait péniblement.
— Il est trop tard pour toi ! s'exclama le capitaine astre, ces drogues humaines n'auront bientôt plus d'effets sur toi ! Le roi te rappelle à son service !
L'œil de l'elfe s'enflamma et brusquement, un torrent de feu sortit de son être comme un anneau de lumière se propageant dans la salle, et tua la moitié de la foule. La lumière et la musique stoppèrent violemment et les survivants paniquèrent, se dirigeant vers les sorties dans le chaos le plus général. Anarrima s'enfuit vers l'une d'elle mais la voyant encombrée, elle se concentra un court instant et matérialisa une chaine qui vint s'accrocher au plafond transparent. En moins d'une seconde, elle se vit briser l'une de ces vitres et se hisser à l'air libre sur le toit. Mais une deuxième explosion retentit et brisa son support, la rejetant vers le vide. La magicienne se rattrapa au cadre de la verrière par une main mais celui-ci se cassa au cours d'une troisième perturbation surnaturelle. Cette fois-ci, elle s'abattit sur le sol carbonisé, vingt mètres plus bas.
Le tonnerre au loin résonnait de plus belle. Les poutres usées de la chambre vibraient telles les troncs d'une forêt sous la tempête. Des voix étouffées s'échangeaient quelques phrases derrière une porte fermée. Anarrima se réveilla à la lumière de plusieurs bougies, allongée dans un large lit. De gros draps déchirés pendaient du baldaquin et la pièce étroite mais chaleureuse était remplie d'objets et de meubles incongrus, inutiles, seulement décoratifs. Ce manque d'homogénéité donnait un charme surnaturel à la salle. Accrochée au mur, une grosse pendule aux longues aiguilles et chargée de moulures tordues, sonnait la neuvième heure du matin. Anarrima, malgré sa volonté ne put se redresser : son corps entier ne répondait plus. La panique s'empara d'elle ; seule sa tête et l'extrémité de ses mains pouvaient bouger. Où était-elle ? Que s'était-il passé ? Sa violente chute lui revint en mémoire. Elle se rappela aussi du Réceptacle de Carnil, identique à Morgal. Il l'avait protégée des astres et cela, elle ignorait pourquoi. Peut-être pour faire uniquement du tort à son maître.
Une forte odeur de sang qui émanait de sa droite lui fit tourner la tête : sur une commode en acajou, reposait une gourde de métal ciselée d'argent. Du goulot goûtait encore le liquide rouge. La jeune fille reconnut la gourde de Féathor, celle qui pendait à sa ceinture.
— Il aurait ainsi réussi à soustraire du sang à Morgal ? pensa-t-elle, mais où est-il désormais ?
D'un effort extrême, elle parvint à remuer ses membres mais l'engourdissement était encore très présent. Elle tendit l'oreille à la conversation derrière la porte et remercia son ouïe surdéveloppée.
— Que pensiez-vous qu'il arrive ? demanda le premier, il était évident que Tornango devienne Gouverneur après l'importance qu'il a pris au sein de la ville.
— Surtout que plus rien ne le retient désormais : l'autre gars complètement fou était recherché par le roi Carnil. C'est pour cela qu'il y avait tous ces astres dans la cité. Enfin... Il a été neutralisé et ramené à Arminassë mais la drogue qu'il a volée a été consommée.
Un silence s'ensuivit puis le premier reprit :
— Je crois qu'on est du bon côté en ce moment : mieux vaut être au service du nouveau Gouverneur que de l'ancien.
— Peut-être mais je serais curieux de savoir ce que l'on garde derrière cette porte.
— De toute manière nous n'avons pas les clés.
— C'est vrai... Je repense à la ruine de Ruscoruxa : Tornango a perdu un bon nombre de ses clients et de ses acteurs dans l'incendie et donc beaucoup d'argent.
— Je ne crois pas que ça ne le touche beaucoup : il s'intéressait à autre chose depuis peu, il passe ses journées dans ses caves. Personne ne sait ce qu'il prépare.
Sur ce, le garde se tut laissant Anarrima sur sa faim. Avec un ultime effort, elle parvint à se redresser mais elle restait ankylosée. Soudain, le rideau, imprimé de fleurs rouge se souleva, dévoilant l'arrivée d'un homme à la peau brune. Anarrima n'avait jamais vu d'humain semblable et garda le regard fixé sur l'inconnu. Celui-ci se drapait dans de vieux vêtements autrefois riches et scintillants. Une fine barre métallique traversait ses deux lobes d'oreilles en perçant le nez. Un plastron de cuir entourait sa taille et un pantalon rayé donnait une note d'originalité sur l'ensemble.
— Vous vous demandez peut-être qui je suis ? demanda-t-il à Anarrima.
— Vous êtes le Gouverneur Tornango, peut-être ?
— Exact ! Et vous pouvez me remercier de vous avoir sauvé la vie.
— Vous ?
Tornango s'était assis sur le lit et affichait un visage cordial assez souriant, passant de temps en temps sa main sur son crâne chauve.
— Oui, voyez-vous très chère, ce sang vous a sauvé la mise contre cette chute ainsi que les brûlures. Vos os auraient dû se disloquer mais apparemment, votre Vala est très puissant et vous a sauvegardée jusqu'à ce que mes hommes vous rapportent chez moi.
La jeune femme se sentit mal à l'aise devant cette intervention :
— Qu'attendez-vous de moi ? Où est Féathor ?
— Vous avez une très grosse dette envers moi, reprit le gouverneur, de plus c'est en parti de votre faute que Ruscoruxa a sauté. Je ne vous cache pas que la somme que Carnil a fixé sur votre tête m'intéresse beaucoup mais que m'apportera l'argent ? Je cherche un moyen de survivre, de gouverner : les astres, qu'ils soient de Lombal ou d'Arminassë convoitent ces terres pour envahir Lercemen et d'autres dimensions dont j'ignore l'existence. Deux options s'offrent à nous : nous vainquons ou nous mourons.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
Tornango sourit malicieusement.
— J'ignore qui est réellement le Cygne Noir mais je sais que vous pourrez me protéger contre mes ennemis.
Anarrima resta interdite ne comprenant toujours pas son interlocuteur. Il se releva et appela trois soldats derrière le rideau. Il leur demanda de soulever la femme et de le suivre. La magicienne protesta mais ses pouvoirs se concentraient sur son rétablissement physique et les hommes ne firent pas attention à ses plaintes. Ils traversèrent un couloir sombre ; un des gardes alluma une lampe à pétrole pendant que les deux autres portaient les membres d'Anarrima, laissant leur chef marcher en tête. Tous descendirent dans un ascenseur métallique, un peu rouillé, mais toujours utilisable. Anarrima restait coite devant le fonctionnement de l'engin mais comme ils s'enfonçaient toujours plus, elle paniqua encore davantage. Lorsque la machine s'arrêta enfin et qu'ils descendirent sur un pallier de terre battue, une porte coulissante s'ouvrit, révélant une sorte de laboratoire insécurisé et crasseux. Des cris de possédés parvenaient à leurs oreilles bien qu'ils dussent être loin. Des hommes portant des masques déambulaient, tenant des plateaux où reposaient des instruments médicaux, parfois des morceaux d'anatomie. Des patients ou des victimes étaient trainés jusqu'à des cellules de verre résistant ou sur des tables d'opération. Anarrima aperçut alors le prince, attaché à l'une d'entre elle. Des bombonnes transparentes, placées de chaque côté, disposaient chacune d'un tube qui semblait faire des échanges avec l'autre, tout en passant par le corps de l'astre.
— Mais qu'est-ce que vous lui faîtes ? s'exclama-t-elle horrifiée.
Tornango s'arrêta et s'approcha de Féathor. Celui-ci restait inconscient. Quant au gouverneur, il semblait fasciné par le travail qui s'opérait :
— C'est extraordinaire, n'est-ce pas ? Il subit un transfert d'âmes si on peut appeler ça ainsi : cette bouteille reçoit son sang grâce à un moyen de pression et d'aspiration. Et cette bouteille sert à transférer par le tube que voici, une nouvelle substance dont nous faisons l'expérience. En effet nous ignorons quelles peuvent être les conséquences mais c'est pour cela qu'on le laisse enchainé. Dans quelques heures, une partie de son cerveau devrait s'atrophier et le réactif faire son effet.
— Mais c'est révoltant ! Vous n'avez pas le droit de lui faire ça !
— Qu'importe ! Il ne pourra pas m'en vouloir puisqu'il sera sous ma parfaite volonté. Et vous aussi !
Anarrima serra les dents de rage et voulut calciner cet homme mais encore une fois, ses pouvoirs ne pouvaient intervenir.
Tornango donna l'ordre de la conduire quelques salles plus loin. Elle fut transportée jusqu'à un sombre laboratoire où des rats s'entassaient dans une caisse. Des médecins l'allongèrent malgré elle sur la table, l'attachant serrée et enfonçant sans le moindre scrupule les tubes dans ses flancs. Anarrima ne put s'empêcher un cri de douleur. Les blouses grises, sales et délavées des scientifiques semblaient tournoyer autour d'elle. À sa droite, la grosse bouteille commença à se remplir de son sang et l'autre à se vider, dans son corps, de ce liquide verdâtre et agité par des bulles épaisses. Mais le pire était la piqure qui allait lui transpercer la tempe pour l'endormir à jamais de sa conscience. Le médecin, toujours portant un masque et un bonnet serré, approcha d'elle l'aiguille. Anarrima tressaillit : elle venait de reconnaitre ce regard ténébreux et noble.
En une fraction de seconde, Sanar planta la seringue dans le cou d'un médecin. Celui-ci s'affala sur le sol, gémissant et bavant. Il retira son déguisement, sortit deux pistolets au long canon et abattit les deux autres scientifiques. Il s'empressa de libérer la jeune fille et d'arracher les tuyaux.
— Ça va aller ? lui demanda-t-il en la redressant.
Anarrima respira bruyamment : elle avait eu le temps de perdre beaucoup de sang mais elle se rendit compte que ses plaies dans ses côtés se refermaient immédiatement après avoir expulsé le liquide fatidique.
— Ma parole, mais vous cicatrisez très rapidement !
Anarrima elle-même ne sut comment son Vala était parvenu à un tel prodige. Elle parvint même à marcher malgré ses douleurs.
— Il faut aider Féathor, dit-elle à Sanar, dépêchons-nous !
— Tenez.
Son compagnon lui tendait deux autres armes à feu dont Anarrima se saisit. Elle se précipita vers la sortie sans regarder si Sanar la suivait. Si elle ne connaissait pas l'usage des colts, cela n'allait pas l'empêcher de s'en servir.
Elle traversa les couloirs et les pièces d'un pas rapide. Sa colère contre Tornango était telle qu'elle élimina tous ses membres qui se présentaient devant elle. Seul le bruit des détonations semblait lui être audibles dans son cœur, les cris des victimes perdus dans sa haine. De même, malgré la rapidité de ses mouvements, tout lui paraissait au ralenti, les balles propulsées si lentement que la fumée de la décharge et la volée de la douille semblaient aussi visible que si l'on eut arrêté le temps. Puis tout s'accéléra, Anarrima s'emporta dans l'un de ses délires de faire couler le sang ; les morts s'accumulaient sur son passage. Les médecins se cachaient à la vue de cette diablesse à qui ils avaient osée toucher. Elle parvint enfin dans la salle où gisait Féathor. Tornango, présent, vit cette fille portant une courte jupe et des bottines surélevées, tuer tous ses soldats en l'espace de quelques secondes. Enfin, elle pointa son arme sur le front de l'homme.
— Vous avez commis une grave erreur, dit-elle avec assurance, si l'astre meurt dans cette affaire, vous pourrez rejoindre vos ancêtres.
— Je ne crois pas, répondit celui-ci, la tête en arrière pour s'éloigner de la bouche du pistolet.
En effet d'autres gardes entrèrent et Anarrima fut forcée de les éliminer avant de se faire blesser. Tornango en profita pour s'échapper : il prit l'ascenseur et s'envola vers la sortie. Sanar n'était toujours pas rentré et Anarrima dû s'occuper de la garnison toute seule. Un homme lui serra brutalement le cou par derrière, l'étranglant. Elle suffoqua et les survivants en profitèrent pour la maîtriser. L'un d'eux lui planta une aiguille dans la nuque et elle chuta sur le sol, à moitié consciente. Sa vision se troubla. Pourtant elle parvenait à entendre les bruits qui l'entouraient : les coups de feu continuèrent malgré sa défaite, les hommes pourchassaient à tomber autour d'elle. Les hurlements de douleurs résonnaient sur le haut plafond. Anarrima sentait son corps tout entier lutter contre le poison, et alors que le combat se poursuivait, elle perdit connaissance.
Ce fut Sanar qui la ranima après quelques minutes.
— Que s'est-il passé ? demanda-t-elle en se tenant la tête.
La salle entière était transformée en un véritable carnage. Le sang recouvrait la surface du sol dans presque son intégralité. Anarrima sursauta : Morgal rengainait son épée sanguinolente dans son dos et s'empressa de détacher Féathor.
— Heureusement qu'il est intervenu, soupira Sanar, sans lui, nous serions tous les deux morts.
Anarrima se releva. La pièce était désormais silencieuse. Pas un soldat n'avait survécu. Morgal retira les bombonnes, tâta le pouls du prince et posa sa main sur le front malade.
— Réveille-toi, murmura-t-il avec anxiété, je t'en prie.
Anarrima et Sanar furent saisis d'étonnement lorsque l'elfe prit l'astre inerte dans ses bras et commença à pleurer. Mais aucune larme ne daignait sortir de ces yeux de glace. La magicienne se rapprocha de lui craignant légèrement de le brusquer :
— Il faut rejoindre le refuge désormais, lui dit-elle.
Morgal releva la tête, honteux de s'être laissé emporter. Son visage se ferma et reprit son air habituel. Pourtant il gardait Féathor contre lui et ce n'est qu'au bout d'un certain temps qu'il se résigna à suivre Sanar et Anarrima. L'astre fut transporté tant bien que mal jusqu'à la surface. Lorsqu'ils sortirent de la demeure de Tornango, le ciel s'alourdissait de nuages : une tempête se préparait.
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