Prologue 1.2

« Halte Déserteurs ! Ne faites plus un pas ».

Amarest tira sa lame, dont la pointe ciblait un homme bâti à chaux et à sable, et dont les filins d'or sur sa cotte de mailles incomplète et déchirée le désignaient comme un membre de la Confrérie de la Lame d'Or. Les sourcils froncés, la face noircie de charbon et de boue, le soldat pointa à son tour son épée vers les deux compères. Il ne prononça nul mot comme si un éclat de voix lui eut assuré la mort. Sa respiration irrégulière et sonore lui donnait l'aspect d'une bête effrayée.

« Baisse ta lame, le noble !

— Vous d'abord, marauds !

— Je ne crois pas, non ! rugit Melnan. Tu es seul et nous sommes deux. »

Les chausses du solitaire guerrier tournaient sur place, dans la gadoue, tandis que les doigts larges et costauds se resserraient sur la poignée. Une déglutition sonore suggéra une idée à Amarest. Il posa la main sur la lame de son ami pour l'abaisser.

« Du calme, tous les deux. Nous sommes certes des déserteurs, mais pas des sauvages. Je m'appelle Amarest. J'ai simplement refusé un combat pour lequel je ne me sentais pas concerné.

— Je n'en ai cure !

— Mon village avait davantage besoin de mes services qu'un lointain monarque. Nous ne faisons pas dans le pillage et les autres... noirceurs possibles. »

Melnan voulut protester, mais il n'en fit rien.

« Tu as le verbe bien aiguisé, mais... diantre, le temps me manque... vous devriez fuir ces lieux comme la peste et laisser ce travail aux professionnels.

— Cela a bien fonctionné pour vous. Vous êtes tout seul. Vos nerfs saillants, votre respiration troublée, votre visage sale, vos équipements en lambeaux et votre lame qui est mal entretenue — peut-être ni graissée ni huilée — ne me trompent guère. Vous avez essuyé une lourde défaite.

— Comme sais-tu tout... ?

— L'éducation d'une femme, coupa Amarest, m'a rendu meilleur. Nous n'avons pas le temps et, voyez-vous ? Ce dragon menace Marcarde.

— Vous ne pouvez pas le tuer ! Seule une lame vertueuse peut occire le mal !

— Et notre soutien pourra nourrir votre épée.

— Vous allez récupérer...

— Récupérer quoi ? Tout le mérite ? trancha Amarest. Écoutez-moi bien. Nous n'avons que faire de la gloire, entendu ? Offrez-vous le mérite si vous voulez, devenez un héros et racontez ce que vous voulez. Notre intérêt est ailleurs. Alors, dites-nous ce qu'il s'est passé, et collaborons, voulez-vous ? Et non, je n'étais pas prêt à cela il y a deux minutes, mais lorsque je vois l'état de ces terres autrefois si fertiles et paisibles, j'en viens à accepter tous les compromis. Maintenant, parlez !

— On a... affronté un... un coriace. Nous étions dix... La bataille a duré fort longtemps, mais... dans notre joute, le monstre fut blessé. Il choisit de se retirer et nous le poursuivîmes jusqu'à son antre. Hélas, notre audace nous eut enivrés... Nous choisîmes de ceindre l'endroit d'hommes, avant d'achever notre tâche, mais la bête s'était reconstituée ! Elle était enragée ! Elle sortit de sa tanière et nous décima les uns après les autres, crachant flammes et ténèbres. Les cahots de son courroux furent si violents qu'un éboulement nous condamna dans un huis clos. Notre sinistre ennemi ne fut pas indemne ; quelques rocs épais le blessèrent. Malheureusement, je fus le dernier, lorsque je crus rêver ! Les rochers se soulevèrent les uns après les autres ! Un oiseau à l'incandescence la plus éclatante — et croyez-moi, il n'y a aucun mot pour décrire cette providence — me prit dans ses serres, m'éloigna de ce lieu cauchemardesque, avant de retourner lutter. Le mal est en proie à l'extinction, et je voulus trouver de l'aide ou des renforts, pour ne pas laisser ce céleste allié seul dans les ténèbres. Je... suis un capitaine... le capitaine Annas, et je ne suis pas même apte à ramener mes soldats...

— Capitaine Annas, vous les vengerez, et votre honneur sera sauf. Nous sommes trois. Allons régler cette histoire, et votre gloire chassera toute la honte qui se profile, voulez-vous ?

— Vous avez une parole plus nourrie que je ne l'aurais pensé. Vous avez le cœur bon, et qui que soit votre bienfaitrice, je prie pour la remercier.

— Elle n'a jamais agi pour les remerciements, mais votre prière sera entendue. Allons-y. »

Le capitaine se détendit. Ses épaules s'affaissèrent, délivrées d'une première tension. Subitement pris d'une rougeur étonnante, il nettoya sa lame, avant de la rengainer. Toutefois, le temps pressait et, avec ses alliés de circonstances, il se mit en chemin.

Le ciel grondait. Il ne restait rien de la douce herbe, si fine et si singulière, de Marcarde. À la place du paysage bucolique de leur enfance, les deux amis trouvèrent la terre, une terre toute retournée, et dont certains corps, parfois incomplets, s'abreuvaient de l'humus défraichi. L'eau se mêlait aux larmes et au sang, et les charognards n'avaient pas encore paru.

Autour des morts se dressait une butte de terre fendue en deux, et en son cœur, un râle rauque. Lorsque Melnan voulut s'approcher, des flammes surgirent, et coupèrent l'horizon et son audace.

« C'est lui !  »

La sinistre créature surgit, et à grands pas, bondit d'une corniche. Après avoir chu, il se cacha dans une étrange ouverture à même la roche.

Annas haletait, épuisé de sa course, si soudaine.

« Le monstre avait encore de l'énergie, mais il ne nous échappera jamais !

— Ne confondez pas l'intrépidité avec l'imprudence, capitaine ! objecta Amarest. Un ennemi acculé n'en demeure pas moins dangereux. Il faut avancer avec grande prudence. »

L'intérieur n'était point semblable à toutes les images que s'étaient forgées les trois hommes. De multiples veinures noires, qui germaient avec une intensité terrifiante, empuantissaient la caverne. De sonores pulsations battaient la pierre. Devant rampait la bête blessée, marquant le sol d'une épaisse ligne vermeille. Elle avançait vers un arbre sombre, caché dans les profondeurs, et dont les racines puissantes et vivantes mettaient les cœurs étrangers sous une intense pression ; c'étaient des condamnés secoués par la volonté d'échapper à leur geôle et leur bourreau.

Les murs, fissurés, portaient un plafond qu'Amarest devinait fragilisé aux multiples rainures percées de rayons timides.

Les compagnons se rapprochèrent de leur proie, dans une agonie dissonante ; le sang avait ruisselé le long de ses écailles ; deux pupilles baignées dans un ocre pur cédèrent à la frayeur apparente, lors de leur rencontre avec ses ennemis. Des bulles vermeilles gonflaient près de ses naseaux, au rythme aigu de l'air éjecté.

Le trio se rengorgea, la voix éraillée, le sang chauffant avec leur percée dans l'horizon secret.

— Je la pensais moins blessée, avoua Amarest.

— Et moi donc. Ma perception a sans doute été altérée par le combat difficile et les pertes.

— Assez parlé. Ne perdez pas de temps, et mettez un terme à l'agonie de cette pauvre créature.

Le capitaine s'arrêta net.

— Pardon ?

— Quoi ? Qu'y a-t-il ?

— Cette pauvre créature ? Elle a tué de nombreux humains. C'est un animal, une bête !

— Elle a aussi tué les miens ! Mes amis, et la femme dont je m'étais épris, alors vous allez baisser d'un ton ! Ce dragon, ainsi que le dirait ma maîtresse à penser, a le droit à une meilleure considération et à la dignité, alors, je vous saurais gré d'être bref !

— Qui êtes-vous pour me commander de la sorte ?

— Deux déserteurs en bonne forme qui respectent leur promesse de laisser votre lame accomplir son devoir. Et si vous avez encore quelque chose à ajouter...

— Je m'occuperai de votre cas personnellement ! acheva Melnan.

Le soldat hocha la tête, et poussa un soupir délibérément sonore. Ses jambes reprirent leur office, il se rapprocha du dragon, sa voix répétant frénétiquement : « Bien, bien, bien ! », pour se donner de la contenance ou se rassurer. Il tâta du plat de la lame une ouverture, au niveau du cou ; il y avait bien une partie où les écailles, éclatées ou absentes, ne protégeaient plus la chair. Estimant avoir trouvé ce qu'il cherchait, Anas arma son bras, le tranchant menaçant désormais prêt à fendre. Il expira, puis inspira, se focalisant sur la blessure et la trajectoire de son bras. Ces maudits déserteurs le surveillaient d'un œil dur et sévère, non prompt à pardonner l'erreur.

Subitement, un tremblement le fit remuer sur ses pieds. Une seconde secousse acheva de le faire tomber. Le plafond de roche se brisa, puis disparut, pulvérisé.

— Qu'est-ce que...

— Non, non... Ce n'est pas vrai, non !

Au-dessus des têtes ébaubies se tenait un second dragon à l'écaille écarlate. Son regard de sang fixait les trois petites silhouettes immobiles sous son museau.

« La fête semble terminée, humains.

— Est-ce que... c'est toi qui parles, dragon ? demanda Melnan.

— C'est effectivement moi. Je ne suis guère étonné de ta surprise, petit homme.

— Je te pourfendrai, vile créature ! rugit Anas. Prends garde à ma lame, car elle aura ta tête ! »

Sur ces paroles, le soldat hurla à l'assaut, prenant la direction de l'extérieur pour monter chercher son honneur.

Un grand coup de patte rouge l'envoya se fracasser contre la paroi. Sonné, Anas secoua la tête. Ses côtes vibraient encore et son sang s'affolait.

« Pas si vite, menu soldat. J'ai vu ton Royaume, Chevalier. J'en reviens justement. Son secret le plus sombre et le plus profond est fascinant, j'en suis bien aise.

— Nous n'avons aucun secret !

— Allons, tout le monde a des secrets, même toi. Je peux ressentir ta peur. Il n'y a rien de vaillant à pourfendre mes semblables, et encore moins en si grand nombre. C'est une grande faute que d'avoir agi de la sorte. C'est mal !

La grande créature toisait la compagnie du regard. Amarest crut déceler dans les iris ardents de la malice, ou peut-être bien de la haine. Non, il ne se faisait aucune illusion. Le capitaine, avec les mêmes certitudes, leva son écu et arma son bras, prêt à se ruer sur l'ennemi qui campait dans un immobilisme angoissant sa position. Annas hésitait cependant à faire le premier pas, redoutant les flammes affamées et les griffes cruelles.

Il n'eut point à attendre, car dans la seconde, le dragon eut déployé ses ailes. Il fonça à vitesse si improbable qu'après un clignement d'œil, l'homme en armes était prisonnier entre des pattes énormes et robustes. S'il s'en libérait, l'altitude, désormais croissante, ferait son office. Ses bras, immobilisés, murmuraient quelques craquements lugubres.

Melnan serra les dents et sa masse d'arme contre lui. Il se rua hors de la grotte, les nerfs à vif, le visage rouge, hurlant comme un daemon sinistre.

« Relâche cet homme ! »

La sinistre créature oscilla exagérément la tête, et le corps chuta.

« Espèce de...

— Melnan, espèce de fou ! s'époumona Amarest. Reviens vite ! »

Le jeune homme tremblait ; son cœur battait, ses os hurlaient et son instinct l'immobilisait ! Tout son être s'affola : les flammes se déversèrent sur la plaine, hors de sa portée, et emporta les cris de son ami.

Le silence. L'obscurité. Les larmes. Ses paupières s'étaient closes. Ses mains et ses genoux baignaient dans la terre humide, et la bile manquait de lui remonter. L'odeur de brûlé...

« Relève-toi, petit homme... Tu ne dois ton sursis qu'à tes précédentes paroles.

— Tu le paieras... Un jour, tu trouveras face à toi quelqu'un de plus fort que toi..., promit Amarest, et je te le jure sur tout ce qu'il me reste que tu t'en mordras les doigts ! Je te hais...

— Très bien ! Souviens-toi de ce jour jusqu'à la fin, et n'oublie pas de conter les actions de Polème, qui abreuvera de son courroux le Majespôle ! »

Polème écarta lentement de sa patte le vaincu. Ses griffes palpèrent le sol. Amarest comprit d'où venaient les cendres qu'il rassemblait, lorsqu'il constata avec horreur leur effet curatif.

Le dragon à l'agonie regardait son pair, et soupira de soulagement. Ses blessures se refermèrent, sans qu'aucune cicatrice ne vienne marquer sa chair. Il se dressa sur ses quatre pattes. Sa gorge se teinta d'un orange incandescent lorsqu'il fut plaqué contre la paroi rocheuse.

« Non, nous rentrons. Mais avant cela... »

Polème planta ses crocs dans l'arbre lugubre. De la sève sombre coulait le long de sa mâchoire. Il avala goulûment cette substance. Une aura noire se dressait, faites de ténèbres à de l'encre semblable.

Polème riait.

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