Prologue 1.1

Le silence pouvait tuer. La noirceur que le ciel vomissait était de mauvais augure. Ce serait un pauvre jour pour le plus grand nombre, enorgueilli par un air âcre et pessimiste. Et lui continuait de se souvenir dans sa tête. Dans son esprit, l'intempérie était providentielle. Il aimait profondément la pluie dont chaque goutte lui rappelait les larmes de sa mère, à chaque fois qu'ils se voyaient. Après tant d'années, elle lui manquait toujours. Et certaines nuits, il la pleurait secrètement. Sa tristesse était pour sa génitrice, la première femme de sa vie, mais également pour les frères d'armes qu'il avait abandonnés, et sa bonne capitaine, qui l'avait secoué dans sa vie et dans ses conceptions de l'existence.

De son modeste bureau de fortune, aménagé à la hâte, Amarest observait l'extérieur avec un regard troublé. Trois quarts d'heure avaient passé depuis son retour, et son sang bouillait à l'idée de repartir, afin de ne pas végéter davantage dans son antre à moitié obscur. Ses yeux se portèrent sur la porte de sa modeste demeure, certain de la voir s'ouvrir d'un instant à l'autre. Et il attendit ainsi trois minutes, les doigts tapotant frénétiquement son mobilier. Il n'arrivait guère à s'occuper. Ses membres tremblaient encore. Les souvenirs rouges campaient dans son esprit. Au bout du compte, un colosse entra, comme il s'y attendait, avec son air d'enfant de chœur. Le grincement de la porte chassa le venimeux silence.

« Tu es en retard, Melnan.

— Amarest, tu sais bien pourquoi j'arrive en retard, s'indigna faussement le grand homme. »

Le jeune homme ne put réprimer un rire qui apaisa le visage de son compagnon. C'était un solide gaillard, les cheveux poivre et sel en batailles, qui avoisinait les deux mètres de hauteur, et dont le visage se plaisait à la facétie. Amarest l'aimait beaucoup pour cette raison, qu'il estimait être une qualité en des temps si troublés.

« Seller les chevaux ne devrait pas prendre autant de temps.

— Je le sais bien, mais Hirsute est nerveuse depuis qu'elle a accouché. Je ne comprends même pas pourquoi nous ne l'avons pas cédée au dernier relais.

— C'est une bonne jument. Elle ne s'échange pas, rétorqua fermement Amarest. Tout est prêt ? »

Melnan soupira. Il ouvrit la porte à son compagnon d'armes, qui sortit, avant de lui taper amicalement les omoplates. Leurs pas s'enfoncèrent dans la grise humidité peu chaleureuse.

La pluie les guettait. Marcarde était discrète. Le bourg désolé avait sombré dans un mutisme presque désespérant. Il était fini, le temps des murmures et des commérages, où l'air sentait bon l'épice et le parfum des bonnes gens les jours de fête, avant la période du tempérament nauséabond, le reste des jours de l'an.

Amarest avait la gorge obstruée et les yeux humides. Il se sentit obligé de s'arrêter devant le feu de camp qu'il avait personnellement aménagé la veille pour pouvoir dormir à la belle étoile ; une pomme bien rouge reposait encore non loin du foyer éteint. À côté, un petit coutelas au manche azur.

« Mince, je ne savais pas que...

— C'était son préféré. On devrait le prendre pour l'enterrer avec elle.

— Quand on rentrera, on s'en chargera », promit Amarest.

Yudith avait été happée par une progéniture du ciel, dont les crocs s'étaient avérés plus efficaces qu'une épée fraîchement forgée. Amarest regrettait subitement tout le temps passé loin des désormais défunts. Jamais plus il ne pourrait rattraper ces instants perdus. À quoi bon les rechercher, désormais ?

Plus loin, entre les lacis de terre, se trouvait un temple, désert, depuis lequel on pouvait encore entendre les prières fantomatiques, et feu les longues cohortes, les fins de semaine, avant la moisson.

« Paraît qu'y aura le baillarge qui bâille, cette année.

— C'est une certitude, et une promesse pour l'avenir. De quoi repeupler notre chez nous.

— Tout n'est donc pas si sombre ! Y a de l'espoir. Et tu sais quoi ? Faucher les champs, ça me plaît bien ! »

Ils n'eurent point marché dix minutes que leurs vêtements, trempés, leur collaient déjà à la peau. Les fragments d'armure dont ils disposaient encore s'étaient alourdis, se moquant d'un rire irrégulier des deux hommes.

Ils finirent par arriver à l'étable, qui était modeste et plus sinistre que jamais. Au-dessus des boxes, l'ancienne demeure au colombage précaire. Seuls les renâclements des juments qui voulaient dégager leurs naseaux brisaient le silence. Melnan haussa un sourcil ; adossée à une poutre en bois se tenait une étrange silhouette, aussi sombre que le moral des deux compères. Son regard tranchait par sa coupante clarté cruelle, surréelle et inquisitrice.

« Bonjour, Naka. Comment te portes-tu ?

— Comme si tu en avais quelque chose à faire, grogna la jeune femme.

— Ma question était sincère. Pourquoi es-tu là ?

— Vous devriez renoncer à votre audacieux dessein.

— Tu plaisantes, j'espère ! s'indigna Melnan. Après tout ce qui est arrivé ?

— Il n'est pas seulement question que de vous.

— C'est gentil d'être passé. Vraiment. Mais nous avons du travail. Si tu ne veux pas te joindre à nous, tu peux toujours t'installer ici.

— Tu peux rêver. Je ne fais pas confiance à des déserteurs. Avant de foncer tête baissée, sachez seulement que la Confrérie de la lame d'Or a été aperçue sur les lieux.

— Thanabor est rapide. Je pensais disposer de davantage de temps. Melnan, tu sais ce que cela veut signifier.

— On doit se bouger le derche, je sais. Bon, au plaisir, Naka.

— Toujours aussi grossier, soupira Naka. »

Amarest inclina légèrement la tête. Sa politesse ne lui fut pas retournée. Le pied à l'étrier, il lui fallut donc partir au trot, afin de ne point épuiser sa monture et de rester alerte.

Melnan avançait, le dos courbé sur Hirsute. La boue, encore humide, avait conservé les traces de leur retour précipité la veille. Le colosse pouvait presque ressentir la peur et le désespoir conservé dans ces traces éphémères.

« Je préfère que tu regardes droit devant toi. Il n'est pas bon de ressasser le passé.

— Je surveille les empreintes, pour vérifier que personne ne nous attend.

— Redresse-toi. Personne ne vient plus à Marcarde ou ses alentours. »

D'épaisses colonnes de fumée jaillissaient d'entre ses lèvres, lorsqu'il ne put réprimer un soupir, cent toises plus loin.

L'attitude ambiguë de la femme le faisait momentanément vaciller sur sa selle. Dans son obscur accoutrement aussi éméché que ses propres cheveux en bataille, le jeune homme la trouvait semblable à une corneille, dont il espérait un augure bien meilleur que son comparé à plumes.

« Alors, Melnan, ça va ? Tu n'es pas en colère ? Tu n'as pas envie de la frapper ?

— Eh... je fais gaffe. C'est une triple-chair, il ne faut pas rigoler avec ces gens-là.

— Je sais. L'autre jour, j'en ai vu un occire trois brigands qui voulaient dérober un marchand sous sa protection. C'était affreux, et malgré le massacre, son regard irréel n'a montré aucune once d'affect. »

Le souvenir de tout ce sang sur ces corps meurtris et ouverts de toutes parts révulsait Amarest. L'odeur de membre coupé se remémorait à lui avec une fatale précision. Il n'avait pas été tout à fait soldat, et sa première rencontre avec la mort lui avait retourné le cœur, à défaut d'avoir achevé sa détermination à prendre les armes et le service. C'était un temps où il n'avait qu'un ennemi, et un objectif aussi simple et idéaliste que de défendre les intérêts d'un seigneur. Les choses se firent actuellement si différentes et d'une complexité si éclatante qu'il lui venait parfois la nostalgie d'une jeunesse où il se trouvait heureux et sot. Il se demandait aussi comment il avait pu se retrouver mêlé à une triple-chair, au point d'avoir des échanges privilégiés en sa compagnie, sans maître ni serviteur asservissant son interlocutrice. Il ne voulait ni la repousser ni la mépriser, mais il se convainc qu'une telle tentative demeurerait infertile.

« Ils ont tous des yeux aussi dérangeants ?

— Je... je crois.

— Mince. Encore une femme qu'il vaut mieux avoir de notre côté, n'est-ce pas ?

— Oui. Hé hé... je pense à notre championne tous les jours, en ce moment. Je crois qu'elle nous rosserait comme il faut.

— Oui ! Elle avait une sacrée poigne, je sens encore mes os crier souffrance... »

Tous deux rirent de bon cœur, alors qu'ils passaient le pied à l'étrier. Le colosse, soudainement bercé par le claquement des sabots, se mit à penser au regard de son ancien mentor, coupant comme le tranchant d'une lame. Ses yeux étaient de ceux pour lesquels une décennie serait fort insuffisante pour s'y acclimater. Leur éclat tenait au mieux de l'inhabituel.

« Elle me manque. Elle aurait réglé la situation. Tout était si simple avec elle... elle était... elle était un peu comme...

— Un peu comme une deuxième maman ? suggéra Amarest.

— Oui ! Oui, c'est ça. Comme une deuxième maman. »


Le silence sépara de nouveau les deux compagnons. Les minutes coulèrent dans un profond mutisme. Plus les juments s'éloignaient du bourg, plus les pouls battaient frénétiquement. Il y avait dans l'air une odeur désagréable et pernicieuse. Amarest agitait légèrement les membres, comme pour se sortir de la boue, pris d'un petit frisson de dégoût. Il se sentit souillé, sans pouvoir se l'expliquer.

« Une magie sombre est à l'œuvre ici.

— Je vois... Derrière tes airs de lourdaud, tu as tout de même un esprit fin et sensible !

— Eh ! J'ai pris du muscle !

— C'est vrai, je le reconnais, mon ami. Enfin... je suppose que la Confrérie n'en a pas encore fini. Il y a peut-être encore de l'espoir. 

— Tu parles. C'est déjà un miracle de ne pas s'être retrouvé le derche parterre, tandis que nos juments fuient.

— Maintenant que tu le dis, il serait peut-être plus prudent de mettre pied à terre. »

Ce qui se montrait aux yeux des déserteurs était un paysage métamorphosé, loin de la familière plaine vaste et vague à l'odeur de lavande, et dont les criquets faisaient moult louanges. Il y avait en lieu et place de cette verte nostalgie une grande butte noirâtre échevelée de taillis noir et gris, dont il émanait une odeur de soufre acariâtre. Ce qui surprit plus encore Melnan était ce silence qui lui tirait l'échine et les larmes ; il n'eut cependant qu'assez peu de temps pour méditer sur son état.

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