Chapitre 6.2 : Les ténèbres de l'écaille
Le trio ferma les yeux. Ils humaient l'air si particulier de Karakoth, et écoutaient attentivement les flots s'écraser en contrebas contre le pilier, véritable base et fondement de l'île. Tout semblait si doux ; il était assez âpre de penser que ces instants seraient les derniers sur cette terre qui leur était si agréable.
— Rotvir, j'aimerais que tu ailles sur le continent en éclaireur. Va là où tu le crois nécessaire, et rapporte-nous tes observations régulièrement.
— Entendu.
— Pas d'imprudence, surtout, d'accord ? Bien. Ansgar, j'aimerais que tu rejoignes les Luminoirs d'Hivites. Je suis sûr que tu sauras te montrer... utile. Quant à moi, je dois retrouver la trace de Neri. Vous connaissez son importance, alors j'ose espérer avoir toutes mes chances de le repérer. Et je m'en vais aussi alimenter ce que je suis devenu. En attendant, Ansgar, est-ce que tu peux... ?
L'ancien prince se tourna sur le côté ; il avait la cuisse en sang, et son regard désignait un petit bocal de cendres, posé à même le sol.
— Tu es sûr ? Il ne faut pas toucher à cette satanée chose.
— Eh ! Je souffre un peu, et je n'ai pas envie d'étaler mon sang sur le continent, alors applique-moi ces satanées cendres, veux-tu ? répliqua Polème.
— C'est toi qui vois.
— Nous sommes d'accord.
Aussi précautionneusement que s'il s'occupait d'un dragonneau, Ansgar souffla légèrement sur les cendres, pour qu'elles rougeoient ; crépitant à nouveau, il les appliqua fermement sur la blessure ; Polème se mordilla la langue et ferma les yeux. La douleur était déjà passée, et toute trace avait disparu. Bien évidemment, les écailles ici n'avaient pas repoussé - mais avoir ces ressources chez soi tenait de l'extraordinaire. Jamais le second du banni n'avait-il osé lui demander la provenance ou le moyen d'obtention de pareil remède. Il lui semblait seulement qu'elle avait l'odeur de sang - et il ne pensait pas au sang de son ami. Quand on grandit, on sent ces choses-là.
« En vérité, mes amis, j'ai décidé de changer les règles du jeu. Je montrerai au monde ce qu'il a créé et je lui ferai passer l'envie de produire d'autres Polème, d'autres traîtres envers leur sang, contraint de sectionner la veine familiale pour irriguer des projets qu'aucune âme ne devrait avoir à élaborer pour atteindre la justesse des choses. J'exposerai ce qu'apporte une telle voie, et je ferai tomber les Grands. Le ciel sera sanglant, les défunts envahiront l'atmosphère, arrachant cris et douleurs aux vivants qui comprendront et regretteront. Ils supplieront que ce qui arrive ne soit que fable et billevesées, et ils seront incapables de faire face à cette nouvelle réalité, et ceux qui étaient nos ennemis disparaîtront ou se déchireront. Il est temps de changer le monde, mes amis, car c'est là tout notre art et notre destin. Nous nous insinuerons entre les pages de l'histoire, telles des ombres, et nos ténèbres s'étendront par-delà les âges. Nous sommes inéluctables. »
Dans la solitude d'un jour muet, les trois comparses résolurent de s'en aller. Tout fut conclu en quelques mots, les retrouvailles auraient lieu dans une semaine et à coup de nouvelles échangées, des stratagèmes seraient avisés.
Derrière s'éloignait Karakoth, qui faisait pâle figure, avec ses souvenirs reculés, à l'odeur de sève et de sang, de cendres et de flammes. Ce que laissait Polème, en vérité, était le cadavre d'un lui profondément éviscéré par les veinules noires zébrant son être, irradiant son avenir de cruelles pulsations dont longtemps encore on se remémorerait, et que l'on maudirait d'avoir existé et persévéré, et que l'on eût souhaité que s'il eût disposé de qualités, ce ne soit pas celles-ci. Rien n'arrêtait néanmoins cette créature, dont les battements d'ailes produisant moult tremblements dans les cœurs et le ciel. C'était avec cette même énergie que Polème finit par trouver, après quelques heures d'errances, l'antre du chaos naissant où s'était éteinte le vagissement pathétique d'une voix du bon vieux temps, d'un râle rauquement et rayonnant faisant vibrer ses écailles des feuilles agglutinées sous une voile d'hiver.
Dès qu'il eut posé une patte sur le sol, un soupir s'évada à l'instar d'un prisonnier loin de ses geôliers. La terre qui l'accueillait était loin de la vie, loin des activités humaines, comme une ruine d'un passé oublié, mais toujours aussi brûlant par la délicatesse de son impact sur les âmes. Polème quittait la clarté de l'extérieur pour se renfoncer dans une caverne sombre, profonde ; les ténèbres l'avalèrent goulûment, refermant leur étreinte sur son cœur oppressé, lui coupant à des fréquences irrégulières le souffle. Chaque minute qui s'écoulait grossissait les pulsations d'une entité émettant de singulières impulsions dans l'air, la terre et l'eau alentour, pullulant, à l'image d'une infection cependant contenue face à une étrange, invisible et indicible quarantaines aux carcans flous et érodés.
Sa première venue était un accident, ou une coïncidence. Il avait voulu rentrer, mais sur le chemin, happé par cette énergie obscure, il s'était laissé surprendre par un désir d'atterrir, charmé par... par ce qui se présentait finalement devant lui.
Un nouveau battement propagea une onde vers l'arrière... une patte, une main, une patte, des griffes, des doigts, des griffes... son être se métamorphosait successivement, comme si les règles du monde changeaient à l'approche de cette chose insolite que l'Histoire avait refoulée. Un nez, un museau, un nez, des cheveux, de nouveau des écailles, et... enfin, la visqueuse fleur clair-obscur aux murmures sucrés et gris.
Il l'entendait, il lui parlait après tout : « Je ne sais ce que tu m'as fait, mais... tu m'as changé. Oh non, non non ! Ne me fuis pas, je suis heureux, au contraire, car tu m'as ouvert les yeux. Tu m'as montré la voie, et je comprends la portée de mes choix, désormais. Je souffre, et par cette souffrance, je suis désormais à même d'embrasser ma mission nouvelle et sacrée. Je te dominerai, et tu serviras mes ambitions. Je te contrôlerai, et tu assouviras mes opposants. Je t'arborerai, et tu satisferas mes passions. Je te ravirai, et tu me rendras plus impressionnant. Tu es à moi, je suis à toi. Confie-moi tes secrets et tes pouvoirs, que je puisse découvrir la puissance à l'état pur. Il n'y a personne d'autre que moi, tu n'as pas le choix. Avec moi, tu t'imposeras, sans moi, tu périras. La décision à prendre est simple et sans appel. »
La fleur mugit et vibre au rythme d'un cœur proche.
« Oui, je poursuis un idéal compréhensible, mais c'est le chemin jusqu'à cet idéal qui crée la discorde ; elle est pourtant la voie la plus judicieuse. Nous demeurerons sans doute mal compris, mal interprétés, mais cela nous importe-t-il vraiment ? Je me suis débarrassé des carcans, j'ai cédé à tes pulsions, en versant le sang d'un frère honni et abscons, j'ai suivi tes recommandations, en me détournant du trône, et en abandonnant ce qui à mon âme était le plus cher. Sois à moi et je ne te décevrai pas ! »
L'homme tomba à quatre pattes, son apparence lui donna envie de cracher tous ses organes, et les échos de l'insidieuse transformation martelaient la roche, la pierre qui craquelaient, avant de s'effondrer. Les pulsations s'accordèrent, et les ongles redevinrent des griffes, qui cette fois tissaient de sombres fils ténébreux qui coupaient les obstacles devant lui ; à mesure que s'affaissaient les murs, le nouveau Polème avançait, avec difficultés, sur un équilibre qu'il peinait à comprendre, dans un corps légèrement plus grand, et à l'avenir noir comme du charbon. Les écailles changent de couleur, mais le regard tient désormais du brasier.
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Fin du chapitre 6. Une grande étape est passée pour moi. Dans les autres versions du roman, le départ de notre petite boule d'écailles arrivait au chapitre 2. De nombreux changements ont été effectués, même si vous ne les voyez pas. Chose que je ne fais pas souvent, j'aimerais vous demandez si vous appréciez déjà l'histoire, et si vous vous en sentez l'âme, de mettre ce qui vous semble fonctionner / ce que vous aimez, et/ou au contraire ce qui ne fonctionne pas, ce qui vous déplaît. Il est important pour moi de savoir pourquoi une histoire est suivie ou non. Sur ces parole, je vous souhaite un excellent voyage, et le plus important : prenez soin de vous !
L'ombre Solivelle
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