Chapitre 6.1 - Les ténèbres de l'écaille
Les battements d'ailes s'éloignaient, et avec eux, tout le labeur et l'investissement que les années n'avaient réussi à satisfaire. Le petit avait peur, et c'était par la lecture de son regard que Polème l'avait deviné. Ce qu'il avait le plus redouté était sans doute davantage son reflet dans l'azur de ce regard horrifié à la vue de l'indicible mort, car les faits étaient là, mais il semblait qu'aucun mot ne pouvait décrire avec justesse le sentiment qui voilait l'atmosphère, ce cadavre, le silence, les tremblements, les brûlures parcourant toutes ses veines, son souffle rauque et irrégulier, cette image dont il avait rêvé, en bon ou mauvais, et qu'il n'arrivait guère à réaliser la véracité. Un cap était franchi. Mais jamais n'avait-il voulu aller jusque-là ? Ou peut-être l'avait-il désiré ? Mais jamais n'avait-il imaginé vivre cette querelle ainsi ; les événements auraient dû tourner autrement.
Les larmes de feu son frère continuaient de couler, en silence, ininterrompu, seuls vestiges d'une pensée, d'un cœur désormais éteint, et dont il regrettait amèrement la contemplation. La chaleur l'avait longtemps quitté ; un point de commun supplémentaire avec sa victime, dont les dernières paroles lui frappaient le ventre.
— Eh... Réveille-toi... ! Debout !
Animé par une violence dont il avait tenté de taire les hurlements, Polème retira ses griffes, ses crocs ; sa tête tournait. Contrairement à ses déclarations, ou à ce qu'il laissait entendre, jamais n'avait-il envisagé de faucher son propre sang...
— Mais qu'ai-je fait ? Comment... vais-je annoncer ça...?
Ses nerfs à vif criaient fureur, et le dragon se recroquevilla sur lui-même. Il comprenait alors la portée de son don, qu'il avait réprimé jusqu'alors. Et c'est à regret qu'il prit le chemin du grand air. Karakoth l'attendait, certes, mais c'était sans conviction qu'il y retournait, alourdi par un fardeau nouveau ; il croyait s'être débarrassé d'un obstacle. C'était comme si cent venaient l'assaillir désormais. Et soudain, il se revit mentalement dans cet œil juvénile déformé par l'épouvante ; il y avait vu l'imprévisible, l'impitoyable ; ses pensées en cascades lui dépeignaient dorénavant un faible, un stupide qui était sur une voie qu'il avait refusée à son père. Pourquoi serait-il plus légitime pour l'emprunter ? Il fallait rentrer. Mais pour dire quoi ? Neri était parti, oh, ils le retrouveraient, lui et son équipe, s'ils avaient le temps et l'opportunité de se lancer à cette fin. Mais lorsqu'il relevait la tête, une grande honte le prit par les entrailles ; les étoiles semblaient être autant d'émissaires de Degesyr, dont le jugement déjà acté le tuait de l'intérieur. Mais... peut-être était-ce cela la solution à ses problèmes ? Peut-être avait-il eu besoin de renaître à partir de ce sang fraîchement versé et consumé ? Les idées pointaient comme des lucioles, muettes, mais présentes. Et enfin, il comprit, il comprit la combustion de ces maudits ailés. Clemael... il devait suivre l'oracle ? Les choses se mettaient en place. Son corps fumait d'une aura de ténèbres qui s'enorgueillissait de cette planification à venir. Après tout, s'il avait oublié par le fratricide ses propres pions, il était temps de revenir à l'échiquier, et de jouer ses coups. Et pour l'instant, il rentrait.
Il était encore l'heure où régnait sans contestation possible la Lumineuse, d'un doux éclat blanc qui avait fait s'évaporer les réminiscences écarlates dans l'esprit du meurtrier. Hélas, la faible clarté était bien le seul élément apaisant qu'il accueillait Polème. Degesyr attendait, l'âme en proie à moult tourments ; il tournait en rond, dans tous les sens ; son museau ne se relevait pas, comme si la roche était plus réconfortante que le ciel. Et en entendant l'atterrissage, le plus jeune frère de la fratrie sursauta ; ses traits se déformèrent à la vue du sinistre dragon.
— Tu es de retour ! Alors ? As-tu eu ce que tu voulais ? Pourquoi tes écailles sont-elles noires ? Et toute cette fumée ? Explique-toi !
— Je n'ai aucun compte à te rendre, pleutre.
Il n'en fallut pas davantage pour que Degesyr sorte de son détachement traditionnel ; le voilà qui s'élança, et qui tentait de lacérer sa proie, sans une once de pitié ! Polème, ébaubi, ne dût son salut que par la surprise qu'il avait provoquée par l'odeur de sang qui empestait. Il choisit de bondir, pour un repli stratégique ; la pierre fondait sous l'acide obscurité de ses griffes.
— Tu nous dois des comptes.
— V-vous ?
Irénos sortit de la noirceur de la grotte depuis laquelle il avait épié ses fils. Une fois à l'air libre, le monarque, qui avait une épée démesurée dans sa patte droite, prit tout son temps pour se lever, et se tenir debout, sur ses jambes arrière ; il était énorme, imposant, terrifiant... ! Aucun tremblement n'eût pu être réprimé, et les viles veines en flammes avaient été matées par cette voix coupante comme une lame, et ce regard d'une autre époque si affûtée.
— Alors, Polème ? Où est Clemael ? Tu peux me le dire ?
— Il est... il est... bredouilla Polème, penaud.
— Allez, parle ! s'enhardit Degesyr.
— Il est mort.
Le plus jeune frère de cette fratrie maudite s'écroula sur le flanc ; et dans un spectacle pathétique, il fondit en larmes. Ses côtes rebondissaient à chaque renâclement, et il était le seul à émettre autant de vacarmes ; ce fut ainsi que de nombreux sujets pointèrent le bout de leur museau, curieux de la scène. Le Roi n'en fit rien.
— C'est l'oracle ! Clemael, dans sa mission, il...
— Mensonge ! s'époumona Degesyr, qui plongea une nouvelle fois sur le coupable.
Les deux roulèrent sur le côté, mais cette fois-ci, Polème avait anticipé l'événement. Il lui était aisé d'éviter les ruades et les coups rudes d'un adversaire sous le joug du deuil et de la colère ; ses assauts étaient prévisibles, mais... il ne pouvait pas... pas en face de son père... quoique le choc qui lui martela le flanc droit fut si violent qu'il perdit brièvement le souffle, s'étendit de tout son long, et que son instinct répliqua d'une énergie ténébreuse : une sombre lame générée d'on ne sait où fusa en crissant vers l'ennemi, lui lacérant la partie gauche du visage ; s'il n'avait eu le réflexe de se jeter au sol, ça aurait été la tête qui serait tombée; les écailles chutèrent, mais l'œil était sauf.
Le silence revint. Avoir manqué de perdre la vie calma Degesyr, qui se retourna contre la paroi noire, et hurla tout son désespoir.
— Mais pourquoi ne puis-je y parvenir ? POURQUOI ?!
Son cri devait avoir résonné à trois kilomètres à la ronde. Le monarque, dont un sourcil s'était levé à l'issue de la confrontation, s'avança enfin, couvrant de son aile gauche son plus jeune fils. Puis, il fixa Polème.
— Ce n'est pas l'oracle. C'est toi. Je croyais mes ennemis loin, mais je me suis fourvoyé. J'en suis... terriblement déçu, non, c'est... c'est... impardonnable !
— Mais, c'était Clemael, il...
— Silence ! Aujourd'hui, tu as failli à ta mission. Tu t'es approprié un pouvoir qui ne devrait jamais exister.
— Mais avec lui, les dragons peuvent prospérer, et... Clemael n'avait jamais rien fait pour... !
— Assez ! Clemael restait mon fils ! Tu n'es pas père, tu ne peux savoir ce que cela fait de perdre un enfant... encore moins un deuxième.
— Père ?
— Tu n'es plus mon fils. Vous avez enfreint deux lois, celle de notre peuple, et celle de la vie : on ne tue pas un frère, jamais. La sanction pour le meurtre de Clemael, prince de Karakoth, est le bannissement à vie, et l'interdiction de revenir sur cette terre, quelles qu'en soient les circonstances. Cette condamnation prendra effet dans une heure, à l'issue de laquelle votre présence ici, sur notre île, commutera cette peine-ci en peine capitale. D'ici là, vous disposez du droit de prendre ce qui vous appartient, avant votre départ. Quiconque vous est loyal bénéficie du droit de se joindre à vous.
— Père, ne faites pas...
— Toute violence à l'encontre de l'un de mes sujets ou de moi-même, Roi des dragons, seigneur de Karakoth, pourfendeur suprême, chasseur de ténèbres lors de la Grande Croisade, entraînera la peine capitale. Aucun recours ni aucune contestation n'est permis, auquel cas la même peine saurait être appliquée. Ainsi ai-je parlé.
Il n'y avait plus rien, ni dans son cœur ni dans sa tête ; tous les regards coulant sur sa peau comme de l'acide sur son esprit le laissaient dans un vide terrible. Quelques grognements, et l'on pouvait deviner la stupéfaction, car était ancrée dans les croyances l'image d'un roi protecteur privilégiant le fils, plutôt que le sujet. Il n'en était rien, la loi s'appliquait à tous, et un grand respect, se cristallisant dans un silence morbide, germait, et c'était alors ce qu'il manquait, dans cette souffrance implacable, pour fédérer tous ces êtres qui ne rêvaient que d'une destruction purifiant le monde ; il serait bientôt temps de laver la terre par le sang, pour faire valoir leur domination qu'ils avaient considérée comme naturelle et indiscutable.
Polème finit par montrer les crocs, et revenir dans sa tanière. En passant la tête la première, il s'aperçut qu'il n'était pas seul. Ansgar se tenait droit ; c'était un dragon à l'écaille grise dont la loyauté envers l'ancien prince n'était plus à prouver. Rotvir, qui demeurait juste à côté, ayant quant à lui l'armure verdâtre, était las depuis belle lurette de la situation actuelle ; plus rien ne l'attachait à Karaktoh, comme en témoignait un soupir surjoué.
— Quand partons-nous ?
— Dans l'heure. Prenez tout ce que vous pouvez. La priorité reste les cendres.
— Compris ! s'exclamèrent en cœur les sbires.
— Est-ce que ça va aller ? demanda derechef Ansgar.
— Non, je ne sais pas. On verra. Vous, j'espère que ça ira. Nous avons du travail. Alors,travaillons.
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