Chapitre 4.2 : Elyséa tianby

Sous les pas du Conseiller, le sol tremblait ; c'était Polème qui arrivait par la droite, au croisement d'un chemin qui menait à l'est, avec un air de bête prête à entrer dans un état de furie sans précédent au simple contact visuel avec son frère. Il ne fallut que dix secondes pour qu'il rattrape, sans forcer, ce dernier.

— Tu es encore là ? Je suis impressionné. J'aurais pensé que tu fuirais à la première difficulté.

Clemael ne répondit point ; toute sa focalisation était dirigée sur sa démarche et sa respiration, son regard et son paraître, pour ne point évoquer à son sinistre adversaire une quelconque faiblesse.

— Le petit s'appelle Neri. Et il est à moi. Il ne partira pas d'ici, je te préviens.

— C'est ce qu'on verra.

Polème s'immobilisa ; Clemael eut le souffle coupé par sa propre répartie, qui venait de lui échapper. Un lugubre frisson glissait le long de son échine. Aussi ne s'arrêta-t-il pas ; autant profiter de cet effet de surprise jusque dans sa démarche, la tête haute, relevée, le poitrail gonflé, le regard droit, les pattes entonnant leur chant régulier.

— Intéressant, rit Polème. Tu n'es pas le genre de couard que je m'étais imaginé. Je suis content que le monde t'ait endurci. Sincèrement. Si tu penses pouvoir faire sortir le petiot d'ici, eh bien soit, tente ta chance. Nous réglerons ça plus tard.

Sur ces paroles, le grand frère accéléra la cadence, bousculant le Conseiller qui s'immobilisa tout entier plaqué contre la paroi tranchante. Et ainsi, il patientait. Il attendit longuement. Son souffle lui manquait, la tête lui tournait.

Qu'ai-je fait ? Je... je ne peux plus reculer maintenant. Et... sait-il pour Degesyr ?

Clemael secoua brièvement le museau ; il ignorait si son geste était une bonne ou une mauvaise action dans cette partie à laquelle il ne comprenait qu'assez peu.

Clemael y pensait constamment, mais le cœur alourdi par tant d'inquiétude, il se dirigeait tout droit vers ses camarades et ses responsabilités. Puis il s'arrêta net, car dans l'ombre d'une grande arcade taillée à même la roche, deux points bleus au contour précis bravaient l'obscurité. L'air s'allégea rudement. Une fraîcheur se répandit instantanément dans toute la Caverne du Crépuscule. De la buée jaillissait à présent des narines de Clemael. Ce dernier se plaqua si brutalement contre les parois du mur que la roche tremblait. Elle aussi ?... L'oracle... ?

Des ténèbres sortit une étrange femme à la peau très pâle. Sa chair était parcourue de runes étranges et pleines d'une lumière bleutée radieuse au même éclat que son regard – deux yeux d'un bleu tout autant éclatant, certes, mais sans pupilles – et Clemael ne put réprimer un léger grognement de surprise à la vue de cet être particulier et de ce visage qui lui apportait un malaise très apparent. Un petit bruit retint son attention, celle de gouttes explosant sur le sol à intervalles irrégulières. Or jamais la pluie n'avait traversé les roches puissantes de la Caverne du Crépuscule ! D'où ce bruit pouvait-il provenir ? En regardant tout autour de lui, il finit par comprendre : la chevelure sombre de l'oracle flottait dans les airs, humide comme si elle avait été la cible d'un déluge. Toutefois, le dragon ne put s'empêcher de trouver l'oracle intrigante et... majestueuse. Elyséa ...

Clemael se surprit à essayer de reculer davantage, cognant le mur, avant de s'incliner maladroitement : Elyséa fit quelques foulées vers lui. Il entendit le bruit de ses pas contre le sol, se mit à fixer sa robe, fendue au niveau des cuisses et dont les extrémités en forme de pics fumeux flottaient lentement. Puis ses yeux, après avoir scruté les runes, tombèrent sur les pieds nus et pâles qui avançaient avec délicatesse et élégance sur la pierre rugueuse et froide. L'oracle semblait ne pas souffrir de marcher sans chausse. Pourtant, peu d'humains...

— Bonjour, finit par dire Elyséa. Allez-vous bien ?

La créature, croyant devoir s'excuser, s'inclina poliment une seconde fois. Il se trouvait honteux d'avoir considéré la femme de haut en bas. Son museau toucha le sol. Il ne pensait pas à mal et la simple idée d'avoir pu offenser l'oracle bleu lui était insupportable.

— Soyez sans crainte, Clemael. Vous n'avez rien à vous faire pardonner. Je viens en amie et vous pouvez vous adresser à moi en tant que tel.

Le grand dragon ne masqua pas sa surprise ; il n'avait point réalisé qu'il venait de s'immobiliser lorsque l'oracle le considéra, les yeux immobiles. Elle esquissa un drôle de geste, se penchant sur le côté droit d'une étrange manière afin de capter son regard baissé au sol.

— Je... C'est un plaisir immense, mademoiselle... !

— Le plaisir est partagé. Alors, que désirez-vous me conter ? demanda avec tendresse Elyséa.

— Que voulez-vous qu'un dragon qui n'a pas encore atteint la vieillesse vous raconte ? Je suis inquiet parce que je me sens démuni. Je reviens dans un lieu que je n'espérais plus revoir et l'issue de la guerre est incertaine. Je n'aime pas ça. Je ne sais ni quoi penser ni quoi faire.

— J'ai ressenti votre peur à l'instant même où vous avez croisé mon chemin.

— Ma peur, elle n'est pas pour moi. Mais vous le savez déjà, n'est-ce pas ? demanda la créature après une hésitation et une appréhension tout juste balayée par un hochement de tête de l'oracle.

Le dragon s'était arrêté dans un soupir. Il aurait voulu dire mille choses, lui demander de faire cesser la guerre, de sauver le petit, de crier sa tristesse et ses inquiétudes, mais il n'en fit rien. Son devoir l'appelait, alors il se contenta de marcher à nouveau. L'oracle le précédait. Son regard était droit, et sa chevelure à l'humidité éternelle brisait le silence absolu. Ses pieds paraissaient trouver leur chemin sans se blesser parmi la roche ; sa démarche demeurait d'une grâce particulière.

— Mon ami... votre esprit est troublé, n'est-ce pas ? Parlez-moi.

— Ne lisez-vous pas dans mon âme ? demanda Clemael, surpris.

— Je pourrais, mais il me semble qu'entendre votre voix est plus agréable. Il est une chose d'avoir un pouvoir. En faire usage en est une autre. Et je ne violenterai pas l'intimité de vos pensées. Parlez, je vous prie.

— Merci oracle. Vous connaissez déjà les raisons officielles de ma présence ici. Mais un objectif différent se présente à moi. Nous avons rencontré un dragonneau, à l'écaille rouge, mais nous sommes sûrs qu'il ne s'agit pas de sa couleur naturelle. Polème le garde jalousement dans son antre.

— Je vois. Continuez, je vous prie.

— Je me suis sans doute surestimé, et il se peut que dans un état d'égarement et de perte de repères, je l'aie provoqué. Il se méfiera de ce qui est à venir, et... je ne veux pas impliquer Degesyr dans cette méfiance. Lui a encore son appréciation.

— L'affaire va se régler d'une manière ou d'une autre. Je vous conseille de partir demain. Si cet enfant est si bien gardé par Polème votre frère, c'est qu'une particularité de son protégé doit l'intéresser.

— Mais... oracle, ne pourriez-vous pas le prendre avec vous ?

— Hélas non, il ne sera pas plus en sécurité avec moi qu'avec Polème, dont la violence n'est un secret pour personne. Et même si je le pouvais, certaines choses doivent être réalisées sans mon concours, puisque certains éléments doivent advenir d'eux-mêmes.

— Merci oracle, murmura le dragon, incertain et ne désirant plus converser de Neri. Aussi puis-je parler librement ?

— Allez-y.

— Le Roi n'aime point l'imprévu. Et je ne veux pas qu'il s'imagine que je suis...

— Responsable de ma venue ? poursuivit Elyséa. Non, j'en suis consciente. Le Roi ne doit point douter de votre légitimité, Clemael. Vous êtes un bon conseiller et votre monarque, une âme fatiguée. Il est difficile en ces temps incertains. Inutile de le contrarier davantage. Prenez de l'avance, j'arriverai plus tard.

— Où allez-vous ?

— Je l'ignore. Je vais juste assouvir ma curiosité.

Clemael quitta l'oracle au détour d'un couloir froid. Il sillonnait seul à présent les tunnels sombres et sinueux d'un pas leste. Il ne croisa personne et regrettait déjà de s'être enfoncé vers le Conseil. L'obscurité avait aspiré toute trace de vie, lorsque le chemin déboucha sur une salle circulaire pleine de monde. Des torches murales géantes éclairaient de mille feux des écailles de toutes les couleurs. La garde royale était présente, rangée d'une part et d'autres de l'étrange place en deux colonnes. Le museau relevé, le regard vers le sommet de la Caverne.

Une fois les lignes dépassées, et après cinquante mètres de distance, voilà les vénérables et le roi. Ils accueillirent, silencieux, le nouvel et dernier arrivant. Il espérait pouvoir se montrer surpris lorsqu'elle parviendrait à la réunion. Si elle avait daigné se présenter à lui, c'est qu'il n'y avait aucun risque à marcher en sa compagnie. Cela le rassurait quelque peu.

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